Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre XXVI

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 79-83).
◄  XXV
XXVII  ►


XXVI

LE CŒUR ET L’ESPRIT.

— Milord, dit le comte de La Fère, vous êtes un noble Anglais, vous êtes un homme loyal, vous parlez à un noble Français, à un homme de cœur. Cet or, contenu dans les deux barils que voici, je vous ai dit qu’il était à moi, j’ai eu tort ; c’est le premier mensonge que j’aie fait de ma vie, mensonge momentané, il est vrai : cet or, c’est le bien du roi Charles II, exilé de sa patrie, chassé de son palais, orphelin à la fois de son père et de son trône, et privé de tout, même du triste bonheur de baiser à genoux la pierre sur laquelle la main de ses meurtriers a écrit cette simple épitaphe qui criera éternellement vengeance contre eux :

« Ci-gît le roi Charles Ier. »

Monck pâlit légèrement, et un imperceptible frisson rida sa peau et hérissa sa moustache grise.

— Moi, continua Athos, moi, le comte de La Fère, le seul, le dernier fidèle qui reste au pauvre prince abandonné, je lui ai offert de venir trouver l’homme duquel dépend aujourd’hui le sort de la royauté en Angleterre, et je suis venu, et je me suis placé sous le regard de cet homme, et je me suis mis nu et désarmé dans ses mains en lui disant :

— Milord, ici est la dernière ressource d’un prince que Dieu fit votre maître, que sa naissance fit votre roi ; de vous, de vous seul dépendent sa vie et son avenir. Voulez-vous employer cet argent à consoler l’Angleterre des maux qu’elle a dû souffrir pendant l’anarchie, c’est-à-dire voulez-vous aider, ou sinon aider, du moins laisser faire le roi Charles II ? Vous êtes le maître, vous êtes le roi, maître et roi tout-puissant, car le hasard défait parfois l’œuvre du temps et de Dieu. Je suis avec vous seul, milord ; si le succès vous effraye étant partagé, si ma complicité vous pèse, vous êtes armé, milord, et voici une tombe toute creusée ; si, au contraire, l’enthousiasme de votre cause vous enivre, si vous êtes ce que vous paraissez être, si votre main, dans ce qu’elle entreprend, obéit à votre esprit, et votre esprit à votre cœur, voici le moyen de perdre à jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart : tuez encore l’homme que vous avez devant les yeux, car cet homme ne retournera pas vers celui qui l’a envoyé sans lui rapporter le dépôt que lui confia Charles Ier, son père, et gardez l’or qui pourrait servir à entretenir la guerre civile. Hélas ! milord, c’est la condition fatale de ce malheureux prince. Il faut qu’il corrompe ou qu’il tue ; car tout lui résiste, tout le repousse, tout lui est hostile, et cependant il est marqué du sceau divin, et il faut, pour ne pas mentir à son sang, qu’il remonte sur le trône ou qu’il meure sur le sol sacré de la patrie.

« Milord, vous m’avez entendu. À tout autre qu’à l’homme illustre qui m’écoute, j’eusse dit : Milord, vous êtes pauvre ; milord, le roi vous offre ce million comme arrhes d’un immense marché ; prenez-le et servez Charles II comme j’ai servi Charles Ier, et je suis sûr que Dieu, qui nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans votre cœur fermé à tous les regards humains ; je suis sûr que Dieu vous donnera une heureuse vie éternelle après une heureuse mort. Mais au général Monck, à l’homme illustre dont je crois avoir mesuré la hauteur, je dis :

« Milord, il y a pour vous dans l’histoire des peuples et des rois une place brillante, une gloire immortelle, impérissable, si seul, sans autre intérêt que le bien de votre pays et l’intérêt de la justice, vous devenez le soutien de votre roi. Beaucoup d’autres ont été des conquérants et des usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous serez contenté d’être le plus vertueux, le plus probe et le plus intègre des hommes ; vous aurez tenu une couronne dans votre main, et, au lieu de l’ajuster à votre front, vous l’aurez déposée sur la tête de celui pour lequel elle avait été faite. Oh ! milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la postérité le plus envié des noms qu’aucune créature humaine puisse s’enorgueillir de porter. »

Athos s’arrêta. Pendant tout le temps que le noble gentilhomme avait parlé, Monck n’avait pas donné un signe d’approbation ni d’improbation ; à peine même si, durant cette véhémente allocution, ses yeux s’étaient animés de ce feu qui indique l’intelligence. Le comte de La Fère le regarda tristement et, voyant ce visage morne, sentit le découragement pénétrer jusqu’à son cœur. Enfin Monck parut s’animer et rompant le silence :

— Monsieur, dit-il d’une voix douce et grave, je vais, pour vous répondre, me servir de vos propres paroles. À tout autre qu’à vous, je répondrais par l’expulsion, la prison ou pis encore. Car enfin, vous me tentez et vous me violentez à la fois. Mais vous êtes un de ces hommes, Monsieur, à qui l’on ne peut refuser l’attention et les égards qu’ils méritent : vous êtes un brave gentilhomme, Monsieur, je le dis et je m’y connais. Tout à l’heure, vous m’avez parlé d’un dépôt que le feu roi transmit pour son fils : n’êtes-vous donc pas un de ces Français qui, je l’ai ouï dire, ont voulu enlever Charles à White-Hall ?

— Oui, milord, c’est moi qui me trouvais sous l’échafaud pendant l’exécution ; moi qui, n’ayant pu le racheter, reçus sur mon front le sang du roi martyr ; je reçus en même temps la dernière parole de Charles Ier, c’est à moi qu’il a dit : Remember ! et en me disant : Souviens-toi ! il faisait allusion à cet argent qui est à vos pieds, milord.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, Monsieur, dit Monck, mais je suis heureux de vous avoir apprécié tout d’abord par ma propre inspiration et non par mes souvenirs. Je vous donnerai donc des explications que je n’ai données à personne, et vous apprécierez quelle distinction je fais entre vous et les personnes qui m’ont été envoyées jusqu’ici.

Athos s’inclina, s’apprêtant à absorber avidement les paroles qui tombaient une à une de la bouche de Monck, ces paroles rares et précieuses comme la rosée dans le désert.

— Vous me parliez, dit Monck, du roi Charles II ; mais je vous prie, Monsieur, dites-moi, que m’importe à moi, ce fantôme de roi ? J’ai vieilli dans la guerre et dans la politique, qui sont aujourd’hui liées si étroitement ensemble, que tout homme d’épée doit combattre en vertu de son droit ou de son ambition, avec un intérêt personnel, et non aveuglément derrière un officier, comme dans les guerres ordinaires. Moi, je ne désire rien peut-être mais je crains beaucoup. Dans la guerre aujourd’hui réside la liberté de l’Angleterre, et peut-être de chaque Anglais. Pourquoi voulez-vous que, libre dans la position que je me suis faite, j’aille tendre la main aux fers d’un étranger ? Charles n’est que cela pour moi. Il a livré ici des combats qu’il a perdus, c’est donc un mauvais capitaine ; il n’a réussi dans aucune négociation, c’est donc un mauvais diplomate ; il a colporté sa misère dans toutes les cours de l’Europe, c’est donc un cœur faible et pusillanime. Rien de noble, rien de grand, rien de fort n’est sorti encore de ce génie qui aspire à gouverner un des plus grands royaumes de la terre. Donc, je ne connais ce Charles que sous de mauvais aspects, et vous voudriez que moi, homme de bon sens, j’allasse me faire gratuitement l’esclave d’une créature qui m’est inférieure en capacité militaire, en politique et en dignité ? Non, Monsieur ; quand quelque grande et noble action m’aura appris à apprécier Charles, je reconnaîtrai peut-être ses droits à un trône dont nous avons renversé le père, parce qu’il manquait des vertus qui jusqu’ici manquent au fils ; mais jusqu’ici, en fait de droits, je ne reconnais que les miens : la révolution m’a fait général, mon épée me fera protecteur si je veux. Que Charles se montre, qu’il se présente, qu’il subisse le concours ouvert au génie, et surtout qu’il se souvienne qu’il est d’une race à laquelle on demandera plus qu’à toute autre. Ainsi, Monsieur, n’en parlons plus, je ne refuse ni n’accepte : je me réserve, j’attends.

Athos savait Monck trop bien informé de tout ce qui avait rapport à Charles II pour pousser plus loin la discussion. Ce n’était ni l’heure ni le lieu.

— Milord, dit-il, je n’ai donc plus qu’à vous remercier.

— Et de quoi, Monsieur ? de ce que vous m’avez bien jugé et de ce que j’ai agi d’après votre jugement ? Oh ! vraiment, est-ce la peine ? Cet or que vous allez porter au roi Charles va me servir d’épreuve pour lui : en voyant ce qu’il en saura faire, je prendrai sans doute une opinion que je n’ai pas.

— Cependant Votre Honneur ne craint-elle pas de se compromettre en laissant partir une somme destinée à servir les armes de son ennemi ?

— Mon ennemi, dites-vous ? Eh ! Monsieur, je n’ai pas d’ennemis, moi. Je suis au service du parlement, qui m’ordonne de combattre le général Lambert et le roi Charles, ses ennemis à lui et non les miens ; je combats donc. Si le parlement, au contraire m’ordonnait, de faire pavoiser le port de Londres, de faire assembler les soldats sur le rivage, de recevoir le roi Charles II…

— Vous obéiriez, s’écria Athos avec joie.

— Pardonnez-moi, dit Monck en souriant, j’allais, moi, une tête grise… en vérité, où avais-je l’esprit ? j’allais, moi, dire une folie de jeune homme.

— Alors vous n’obéiriez pas ? dit Athos.

— Je ne dis pas cela non plus, Monsieur. Avant tout, le salut de ma patrie. Dieu, qui a bien voulu me donner la force, a voulu sans doute que j’eusse cette force pour le bien de tous, et il m’a donné en même temps le discernement. Si le parlement m’ordonnait une chose pareille, je réfléchirais.

Athos s’assombrit.

— Allons, dit-il, je le vois, décidément Votre Honneur n’est point disposée à favoriser le roi Charles II.

— Vous me questionnez toujours, monsieur le comte ; à mon tour, s’il vous plaît.

— Faites, Monsieur, et puisse Dieu vous inspirer l’idée de me répondre aussi franchement que je vous répondrai !

— Quand vous aurez rapporté ce million à votre prince, quel conseil lui donnerez-vous ?


Monck.

Athos fixa sur Monck un regard fier et résolu.

— Milord, dit-il, avec ce million que d’autres emploieraient à négocier peut-être, je veux conseiller au roi de lever deux régiments, d’entrer par l’Écosse que vous venez de pacifier, de donner au peuple des franchises que la révolution lui avait promises et n’a pas tout à fait tenues. Je lui conseillerai de commander en personne cette petite armée, qui se grossirait, croyez-le bien, de se faire tuer le drapeau à la main et l’épée au fourreau, en disant : « Anglais ! voilà le troisième roi de ma race que vous tuez : prenez garde à la justice de Dieu ! »

Monck baissa la tête et rêva un instant.

— S’il réussissait, dit-il, ce qui est invraisemblable, mais non pas impossible, car tout est possible en ce monde, que lui conseilleriez-vous ?

— De penser que par la volonté de Dieu il a perdu sa couronne, mais que par la bonne volonté des hommes il l’a recouvrée.

Un sourire ironique passa sur les lèvres de Monck.

— Malheureusement, Monsieur, dit—il, les rois ne savent pas suivre un bon conseil.

— Ah ! milord, Charles II n’est pas un roi, répliqua Athos en souriant à son tour, mais avec une tout autre expression que n’avait fait Monck.

— Voyons, abrégeons, monsieur le comte… C’est votre désir, n’est-il pas vrai ?

Athos s’inclina.

— Je vais donner l’ordre qu’on transporte où il vous plaira ces deux barils. Où demeurez-vous, Monsieur ?

— Dans un petit bourg, à l’embouchure de la rivière, Votre Honneur.

— Oh ! je connais ce bourg, il se compose de cinq ou six maisons, n’est-ce pas ?

— C’est cela. Eh bien, j’habite la première ; deux faiseurs de filets l’occupent avec moi ; c’est leur barque qui m’a mis à terre.

— Mais votre bâtiment à vous, Monsieur ?

— Mon bâtiment est à l’ancre à un quart de mille en mer et m’attend.

— Vous ne comptez cependant point partir tout de suite ?

— Milord, j’essaierai encore une fois de convaincre Votre Honneur.

— Vous n’y parviendrez pas, répliqua Monck ; mais il importe que vous quittiez Newcastle sans y laisser de votre passage le moindre soupçon qui puisse nuire à vous ou à moi. Demain, mes officiers pensent que Lambert m’attaquera. Moi, je garantis, au contraire, qu’il ne bougera point ; c’est à mes yeux impossible. Lambert conduit une armée sans principes homogènes, et il n’y a pas d’armée possible avec de pareils éléments. Moi, j’ai instruit mes soldats à subordonner mon autorité à une autorité supérieure, ce qui fait qu’après moi, autour de moi, au-dessus de moi, ils tentent encore quelque chose. Il en résulte que, moi mort, ce qui peut arriver, mon armée ne se démoralisera pas tout de suite ; il en résulte que, s’il me plaisait de m’absenter, par exemple, comme cela me plaît quelquefois, il n’y aurait pas dans mon camp l’ombre d’une inquiétude ou d’un désordre. Je suis l’aimant, la force sympathique et naturelle des Anglais. Tous ces fers éparpillés qu’on enverra contre moi, je les attirerai à moi. Lambert commande en ce moment dix-huit mille déserteurs ; mais je n’ai point parlé de cela à mes officiers, vous le sentez bien. Rien n’est plus utile à une armée que le sentiment d’une bataille prochaine : tout le monde demeure éveillé, tout le monde se garde. Je vous dis cela à vous pour que vous viviez en toute sécurité. Ne vous hâtez donc pas de repasser la mer : d’ici à huit jours, il y aura quelque chose de nouveau, soit la bataille, soit l’accommodement. Alors, comme vous m’avez jugé honnête homme et confié votre secret, et que j’ai à vous remercier de cette confiance, j’irai vous faire visite ou vous manderai. Ne partez donc pas avant mon avis, je vous en réitère l’invitation.

— Je vous le promets, général, s’écria Athos, transporté d’une joie si grande que, malgré toute sa circonspection, il ne put s’empêcher de laisser jaillir une étincelle de ses yeux.

Monck surprit cette flamme et l’éteignit aussitôt par un de ces muets sourires qui rompaient toujours chez ses interlocuteurs le chemin qu’ils croyaient avoir fait dans son esprit.

— Ainsi, milord, dit Athos, c’est huit jours que vous me fixez pour délai ?

— Huit jours, oui, Monsieur.

— Et pendant ces huit jours, que ferai-je ?

— S’il y a bataille, tenez-vous loin, je vous prie. Je sais les Français curieux de ces sortes de divertissements ; vous voudriez voir comment nous nous battons, et vous pourriez recueillir quelque balle égarée ; nos Écossais tirent fort mal, et je ne veux pas qu’un digne gentilhomme tel que vous regagne, blessé, la terre de France. Je ne veux pas enfin être obligé de renvoyer moi-même à votre prince son million laissé par vous ; car alors on dirait, et cela avec quelque raison, que je paie le prétendant pour qu’il guerroie contre le parlement. Allez donc, Monsieur, et qu’il soit fait entre nous comme il est convenu.

— Ah ! milord, dit Athos, quelle joie ce serait pour moi d’avoir pénétré le premier dans le noble cœur qui bat sous ce manteau.

— Vous croyez donc décidément que j’ai des secrets, dit Monck sans changer l’expression demi-enjouée de son visage. Eh ! Monsieur, quel secret voulez-vous donc qu’il y ait dans la tête creuse d’un soldat ? Mais il se fait tard, et voici notre falot qui s’éteint, rappelons notre homme. Holà ! cria Monck en français ; et s’approchant de l’escalier : Holà, pêcheur !

Le pêcheur, engourdi par la fraîcheur de la nuit, répondit d’une voix enrouée en demandant quelle chose on lui voulait.

— Va jusqu’au poste, dit Monck, et ordonne au sergent, de la part du général Monck, de venir sur-le-champ.

C’était une commission facile à remplir, car le sergent, intrigué de la présence du général en cette abbaye déserte, s’était approché peu à peu, et n’était qu’à quelques pas du pêcheur.

L’ordre du général parvint donc directement jusqu’à lui, et il accourut.

— Prends un cheval et deux hommes, dit Monck.

— Un cheval et deux hommes ? répéta le sergent.

— Oui, reprit Monck. As-tu un moyen de te procurer un cheval avec un bât ou des paniers ?

— Sans doute, à cent pas d’ici, au camp des Écossais.

— Bien.

— Que ferai-je du cheval, général ?

— Regarde.

Le sergent descendit les trois ou quatre marches qui le séparaient de Monck et apparut sous la voûte.

— Tu vois, lui dit Monck, où est ce gentilhomme ?

— Oui, mon général.

— Tu vois ces deux barils ?

— Parfaitement.

— Ce sont deux barils contenant, l’un de la poudre, l’autre des balles ; je voudrais faire transporter ces barils dans le petit bourg qui est au bord de la rivière, et que je compte faire occuper demain par deux cents mousquets. Tu comprends que la commission est secrète, car c’est un mouvement qui peut décider du gain de la bataille.

— Oh ! mon général, murmura le sergent.

— Bien ! Fais donc attacher ces deux barils sur le cheval, et qu’on les escorte, deux hommes et toi, jusqu’à la maison de ce gentilhomme, qui est mon ami ; mais tu comprends, que nul ne le sache.

— Je passerais par le marais si je connaissais un chemin, dit le sergent.

— J’en connais un, moi, dit Athos ; il n’est pas large, mais il est solide, ayant été fait sur pilotis, et avec de la précaution nous arriverons.

— Faites ce que ce cavalier vous ordonnera, dit Monck.

— Oh ! oh ! les barils sont lourds, dit le sergent, qui essaya d’en soulever un.

— Ils pèsent quatre cents livres chacun, s’ils contiennent ce qu’ils doivent contenir, n’est-ce pas, Monsieur ?

— À peu près, dit Athos.

Le sergent alla chercher le cheval et les hommes. Monck, resté seul avec Athos, affecta de ne plus lui parler que de choses indifférentes, tout en examinant distraitement le caveau. Puis, entendant le pas du cheval :

— Je vous laisse avec vos hommes, Monsieur, dit-il, et retourne au camp. Vous êtes en sûreté.

— Je vous reverrai donc, milord ? demanda Athos.

— C’est chose dite, Monsieur, et avec grand plaisir.

Monck tendit la main à Athos.

— Ah ! milord, si vous vouliez ! murmura Athos.

— Chut ! Monsieur, dit Monck, il est convenu que nous ne parlerons plus de cela.

Et, saluant Athos, il remonta, croisant au milieu de l’escalier ses hommes qui descendaient. Il n’avait pas fait vingt pas hors de l’abbaye, qu’un petit coup de sifflet lointain et prolongé se fit entendre. Monck dressa l’oreille ; mais ne voyant plus rien, il continua sa route. Alors, il se souvint du pêcheur et le chercha des yeux, mais le pêcheur avait disparu. S’il eût cependant regardé avec plus d’attention qu’il ne le fît, il eût vu cet homme courbé en deux, se glissant comme un serpent le long des pierres et se perdant au milieu de la brume, rasant la surface du marais ; il eût vu également, essayant de percer cette brume, un spectacle qui eût attiré son attention : c’était la mâture de la barque du pêcheur qui avait changé de place, et qui se trouvait alors au plus près du bord de la rivière.

Mais Monck ne vit rien, et pensant n’avoir rien à craindre, il s’engagea sur la chaussée déserte qui conduisait à son camp. Ce fut alors que cette disparition du pêcheur lui parut étrange, et qu’un soupçon réel commença d’assiéger son esprit. Il venait de mettre aux ordres d’Athos le seul poste qui pût le protéger. Il avait un mille de chaussée à traverser pour regagner son camp.

Le brouillard montait avec une telle intensité, qu’à peine pouvait-on distinguer les objets à une distance de dix pas.

Monck crut alors entendre comme le bruit d’un aviron qui battait sourdement le marais à sa droite.

— Qui va là ? cria-t-il.

Mais personne ne répondit. Alors il arma son pistolet, mit l’épée à la main, et pressa le pas sans cependant vouloir appeler personne. Cet appel, dont l’urgence n’était pas absolue, lui paraissait indigne de lui.