Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre XXXVII

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Michel Lévy frères (p. 112-115).
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XXXVII

COMMENT D’ARTAGNAN RÉGLA LE PASSIF DE LA SOCIÉTÉ AVANT D’ÉTABILR SON ACTIF.


— Décidément, se dit d’Artagnan, je suis en veine. Cette étoile qui luit une fois dans la vie de tout homme, qui a luit pour Job et pour Irus, le plus malheureux des Juifs et le plus pauvre des Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai pas de folie, je profiterai ; c’est assez tard pour que je sois raisonnable.

Il soupa ce soir-là de fort bonne humeur avec son amis Athos, ne lui parla pas de la donation attendue, mais ne put s’empêcher, tout en mangeant, de questionner son ami sur les provenances, les semailles, les plantations. Athos répondit complaisamment, comme il faisait toujours. Son idée était que d’Artagnan voulait devenir propriétaire : seulement, il se prit plus d’une fois à regretter l’humeur si vive, les saillies si divertissantes du gai compagnon d’autrefois. D’Artagnan, en effet, profitait du reste de graisse figée sur l’assiette pour y tracer des chiffres et faire des additions d’une rotondité surprenante.

L’ordre ou plutôt la licence d’embarquement arriva chez eux le soir. Tandis qu’on remettait le papier au comte, un autre messager tendait à d’Artagnan une petite liasse de parchemins revêtus de tous les sceaux dont se pare la propriété foncière en Angleterre. Athos le surprit à feuilleter ces différents actes, qui établissaient la transmission de propriété. Le prudent Monck, d’autres eussent dit le généreux Monck, avait commué la donation en une vente, et reconnaissait avoir reçu la somme de quinze mille livres pour prix de la cession.

Déjà le messager s’était éclipsé. D’Artagnan lisait toujours, Athos le regardait en souriant. D’Artagnan, surprenant un de ces sourires par-dessus son épaule, renferma toute la liasse dans son étui.

— Pardon, dit Athos.

— Oh ! vous n’êtes pas indiscret, mon cher, répliqua le lieutenant : je voudrais…

— Non, ne me dites rien, je vous prie : des ordres sont choses si sacrées, qu’à son frère, à son père, le chargé de ces ordres ne doit pas avouer un mot. Ainsi, moi qui vous parle et qui vous aime plus tendrement que frère, père et tout au monde…

— Hors votre Raoul ?

— J’aimerai plus encore Raoul lorsqu’il sera un homme et que je l’aurai vu se dessiner dans toutes les phases de son caractère et de ses actes… comme je vous ai vu, vous, mon ami.

— Vous disiez donc que vous aviez un ordre aussi, et que vous ne me le communiqueriez pas ?

— Oui, cher d’Artagnan.

Le Gascon soupira.

— Il fut un temps, dit-il, où cet ordre, vous l’eussiez mis là, tout ouvert sur la table, en disant : « D’Artagnan, lisez-nous ce grimoire, à Porthos, à Aramis et à moi. »

— C’est vrai… Oh ! c’était la jeunesse, la confiance, la généreuse saison où le sang commande lorsqu’il est échauffé par la passion !

— Eh bien ! Athos, voulez-vous que je vous dise ?

— Dites, ami.

— Cet adorable temps, cette généreuse saison, cette domination du sang échauffé, toutes choses fort belles sans doute, je ne les regrette pas du tout. C’est absolument comme le temps des études… J’ai toujours rencontré quelque part un sot pour me vanter ce temps des pensums, des férules, des croûtes de pain sec… C’est singulier, je n’ai jamais aimé cela, moi ; et si actif, si sobre que je fusse (vous savez si je l’étais, Athos), si simple que je parusse dans mes habits, je n’ai pas moins préféré les broderies de Porthos à ma petite casaque poreuse, qui laissait passer la bise en hiver, le soleil en été. Voyez-vous, mon ami, je me défierai toujours de celui qui prétendra préférer le mal au bien. Or, du temps passé, tout fut mal pour moi, du temps où chaque mois voyait un trou de plus à ma peau et à ma casaque, un écu d’or de moins dans ma pauvre bourse ; de cet exécrable temps de bascules et de balançoires, je ne regrette absolument rien, rien, rien, que notre amitié ; car chez moi il y a un cœur ; et, c’est miracle, ce cœur n’a pas été desséché par le vent de la misère qui passait aux trous de mon manteau, ou traversé par les épées de toute fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre chair.


— Ç'est vrai, Monseigneur, mais aujourd'hui, les soldats ont des généraux. — Page 124.

— Ne regrettez pas notre amitié, dit Athos ; elle ne mourra qu’avec nous. L’amitié se compose surtout de souvenirs et d’habitudes, et si vous avez fait tout à l’heure une petite satire de la mienne parce que j’hésite à vous révéler ma mission en France…

— Moi ?… Ô ciel ! si vous saviez, cher et bon ami, comme désormais toutes les missions du monde vont me devenir indifférentes !

Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche.

Athos se leva de table et appela l’hôte pour payer la dépense.

— Depuis que je suis votre ami, dit d’Artagnan, je n’ai jamais payé un écot. Porthos souvent, Aramis quelquefois, et vous, presque toujours, vous tirâtes votre bourse au dessert. Maintenant, je suis riche, et je vais essayer si cela est héroïque de payer.

— Faites, dit Athos en remettant sa bourse dans sa poche.

Les deux amis se dirigèrent ensuite vers le port, non sans que d’Artagnan eût regardé en arrière pour surveiller le transport de ses chers écus. La nuit venait d’étendre son voile épais sur l’eau jaune de la Tamise ; on entendait ces bruits de tonnes et de poulies, précurseurs de l’appareillage, qui tant de fois avaient fait battre le cœur des mousquetaires, alors que le danger de la mer était le moindre de ceux qu’ils allaient affronter. Cette fois, ils devaient s’embarquer sur un grand vaisseau qui les attendait à Gravesend, et Charles II, toujours délicat dans les petites choses, avait envoyé un de ses yachts avec douze hommes de sa garde écossaise, pour faire honneur à l’ambassadeur qu’il députait en France. À minuit le yacht avait déposé ses passagers à bord du vaisseau, et à huit heures du matin le vaisseau débarquait l’ambassadeur et son ami devant la jetée de Boulogne.

Tandis que le comte avec Grimaud s’occupait des chevaux pour aller droit à Paris, d’Artagnan courait à l’hôtellerie où, selon ses ordres, sa petite armée devait l’attendre. Ces messieurs déjeunaient d’huîtres, de poisson et d’eau-de-vie aromatisée, lorsque parut d’Artagnan. Ils étaient bien gais, mais aucun n’avait encore franchi les limites de la raison. Un hourra de joie accueillit le général.

— Me voici, dit d’Artagnan ; la campagne est terminée. Je viens apporter à chacun le supplément de solde qui était promis.

Les yeux brillèrent.

— Je gage qu’il n’y a déjà plus cent livres dans l’escarcelle du plus riche de vous ?

— C’est vrai ! s’écria-t-on en chœur.

— Messieurs, dit alors d’Artagnan, voici la dernière consigne. Le traité de commerce a été conclu, grâce à ce coup de main qui nous a rendus maîtres du plus habile financier de l’Angleterre ; car à présent, je dois vous l’avouer, l’homme qu’il s’agissait d’enlever, c’était le trésorier du général Monck.

Ce mot de trésorier produisit un certain effet dans son armée. D’Artagnan remarqua que les yeux du seul Menneville ne témoignaient pas d’une foi parfaite.

— Ce trésorier, continua d’Artagnan, je l’ai emmené sur un terrain neutre, la Hollande ; je lui ai fait signer le traité, je l’ai reconduit moi-même à Newcastle, et, comme il devait être satisfait de nos procédés à son égard, comme le coffre de sapin avait été porté toujours sans secousses et rembourré moelleusement, j’ai demandé pour vous une gratification. La voici.

Il jeta un sac assez respectable sur la nappe. Tous étendirent involontairement la main.

— Un moment, mes agneaux, dit d’Artagnan ; s’il y a les bénéfices, il y a aussi les charges.

— Oh ! oh ! murmura l’assemblée.

— Nous allons nous trouver, mes amis, dans une position qui ne serait pas tenable pour des gens sans cervelle ; je parle net : nous sommes entre la potence et la Bastille.

— Oh ! oh ! dit le chœur.

— C’est aisé à comprendre. Il a fallu expliquer au général Monck la disparition de son trésorier ; j’ai attendu pour cela le moment fort inespéré de la restauration du roi Charles II, qui est de mes amis…

L’armée échangea un regard de satisfaction contre le regard assez orgueilleux de d’Artagnan.

— Le roi restauré, j’ai rendu à M. Monck son homme d’affaires, un peu déplumé, c’est vrai, mais enfin je le lui ai rendu. Or, le général Monck, en me pardonnant, car il m’a pardonné, n’a pu s’empêcher de me dire ces mots que j’engage chacun de vous à se graver profondément là, entre les yeux, sous la voûte du crâne : « Monsieur, la plaisanterie est bonne, mais je n’aime pas naturellement les plaisanteries ; si jamais un mot de ce que vous avez fait (vous comprenez, monsieur Menneville) s’échappait de vos lèvres ou des lèvres de vos compagnons, j’ai dans mon gouvernement d’Écosse et d’Irlande sept cent quarante et une potences en bois de chêne, chevillées de fer et graissées à neuf toutes les semaines. Je ferais présent d’une de ces potences à chacun de vous, et, remarquez-le bien, cher monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il (remarquez le aussi, cher monsieur Menneville), il m’en resterait encore sept cent trente pour mes menus plaisirs. De plus… »

— Ah ! ah ! firent les auxiliaires, il y a du plus ?

— Une misère de plus : « Monsieur d’Artagnan, j’expédie au roi de France le traité en question, avec prière de faire fourrer à la Bastille provisoirement, puis de m’envoyer là-bas tous ceux qui ont pris part à l’expédition ; et c’est une prière à laquelle le roi se rendra certainement. »

Un cri d’effroi partit de tous les coins de la table.

— Là ! là ! dit d’Artagnan ; ce brave M. Monck a oublié une chose, c’est qu’il ne sait le nom d’aucun d’entre vous ; moi seul je vous connais, et ce n’est pas moi, vous le croyez bien, qui vous trahirai. Pour quoi faire ? Quant à vous, je ne suppose pas que vous soyez jamais assez niais pour vous dénoncer vous-mêmes, car alors le roi, pour s’épargner des frais de nourriture et de logement, vous expédierait en Écosse, où sont les sept cent quarante et une potences. Voilà, messieurs. Et maintenant je n’ai plus un mot à ajouter à ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire. Je suis sûr que l’on m’a compris parfaitement, n’est-ce pas, monsieur de Menneville ?

— Parfaitement, répliqua celui-ci.

— Maintenant, les écus ! dit d’Artagnan. Fermez les portes.

Il dit et ouvrit un sac sur la table d’où tombèrent plusieurs beaux écus d’or. Chacun fit un mouvement vers le plancher.

— Tout beau ! s’écria d’Artagnan ; que personne ne se baisse et je retrouverai mon compte.

Il le retrouva en effet, donna cinquante de ces beaux écus à chacun, et reçut autant de bénédictions qu’il avait donné de pièces.

— Maintenant, dit-il, s’il vous était possible de vous ranger un peu, si vous deveniez de bons et honnêtes bourgeois…

— C’est bien difficile dit un des assistants.

— Mais pourquoi cela capitaine ? dit un autre.

— C’est parce que je vous aurais retrouvés, et, qui sait ? rafraîchis de temps en temps par quelque aubaine…

Il fit signe à Menneville, qui écoutait tout cela d’un air composé.

— Menneville, dit-il, venez avec moi. Adieu mes braves ; je ne vous recommande pas d’être discrets.

Menneville le suivit, tandis que les salutations des auxiliaires se mêlaient au doux bruit de l’or tintant dans leurs poches.

— Menneville, dit d’Artagnan une fois dans la rue, vous n’êtes pas dupe, prenez garde de le devenir ; vous ne me faites pas l’effet d’avoir peur des potences de Monck ni de la Bastille de Sa Majesté le roi Louis XIV, mais vous me ferez bien la grâce d’avoir peur de moi. Eh bien ! écoutez : Au moindre mot qui vous échapperait, je vous tuerais comme un poulet. J’ai déjà dans ma poche l’absolution de notre saint-père le pape.

— Je vous assure que je ne sais absolument rien, mon cher monsieur d’Artagnan, et que toutes vos paroles sont pour moi articles de foi.

— J’étais bien sûr que vous étiez un garçon d’esprit, dit le mousquetaire ; il y a vingt-cinq ans que je vous ai jugé. Ces cinquante écus d’or que je vous donne en plus vous prouveront le cas que je fais de vous. Prenez.

— Merci, monsieur d’Artagnan, dit Menneville.

— Avec cela vous pouvez réellement devenir honnête homme, répliqua d’Artagnan du ton le plus sérieux. Il serait honteux qu’un esprit comme le vôtre et un nom que vous n’osez plus porter se trouvassent effacés à jamais sous la rouille d’une mauvaise vie. Devenez galant homme, Menneville, et vivez un an avec ces cent écus d’or, c’est un beau denier : deux fois la solde d’un haut officier. Dans un an, venez me voir, et, mordioux ! je ferai de vous quelque chose.

Menneville jura, comme avaient fait ses camarades, qu’il serait muet comme la tombe. Et cependant, il faut bien que quelqu’un ait parlé, et comme à coup sûr ce n’est pas nos neuf compagnons, comme certainement ce n’est pas Menneville, il faut bien que ce soit d’Artagnan, qui, en sa qualité de Gascon, avait la langue bien près des lèvres. Car enfin, si ce n’est pas lui, qui serait-ce ? Et comment s’expliquerait le secret du coffre de sapin percé de trous parvenu à notre connaissance, et d’une façon si complète, que nous en avons, comme on a pu le voir, raconté l’histoire dans ses détails les plus intimes ? détails qui, au reste, éclairent d’un jour aussi nouveau qu’inattendu toute cette portion de l’histoire d’Angleterre, laissée jusqu’aujourd’hui dans l’ombre par les historiens nos confrères.