Le Vieillard des tombeaux/1
CHAPITRE PREMIER.
Préliminaires.
La plupart de mes lecteurs, dit le manuscrit de M. Pattieson, doivent avoir observé avec délices la joyeuse explosion qui se fait à la sortie d’une école de village, dans une belle soirée d’été. Le caractère léger de l’enfance, si difficilement contenu pendant les heures ennuyeuses de l’étude, éclate alors, pour ainsi dire, en cris, chansons et espiègleries, à mesure que ces petits démons se rassemblent par groupes sur le terrain consacré à leurs amusements, et arrangent leurs parties de plaisir pour la soirée. Mais il est un individu qui jouit aussi de l’intervalle de relâche que procure le renvoi de l’école, et dont les sensations ne sont pas aussi évidentes à l’œil du spectateur, ni aussi propres à exciter la sympathie : je veux parler du magister lui-même, qui, la tête étourdie par le bourdonnement des enfants, et la poitrine suffoquée par l’air renfermé de l’école, a passé tout le jour, seul contre une armée, à réprimer la pétulance, à exciter l’insouciance, à tâcher d’éclairer la stupidité et de vaincre l’obstination, et dont l’intelligence même, quelque forte qu’elle puisse être, a été confondue en entendant la même leçon fastidieuse répétée cent fois, sans autre variation que celle des diverses bévues des écoliers. Les fleurs même du génie classique, qui font le plus grand charme de son imagination dans les moments de solitude, ont perdu tout leur éclat et leur parfum en se mêlant aux pleurs, aux fautes et aux punitions ; en sorte que les églogues de Virgile et les odes d’Horace se trouvent inséparablement liées avec la figure boudeuse et le ton monotone d’un écolier bredouilleur. Si à ces peines de l’esprit on ajoute celles d’un corps faible et délicat, et une âme qui aspire à une distinction plus élevée que celle d’être le tyran de l’enfance, on pourra se faire quelque idée du soulagement qu’une promenade solitaire, faite dans une belle et fraîche soirée d’été, procure à une tête qui a souffert et à des nerfs ébranlés pendant tant d’heures de la journée dans la pénible tâche de l’enseignement public.
Les moments passés dans ces courtes excursions du soir ont été pour moi les plus heureux d’une vie malheureuse ; et si quelque lecteur bienveillant trouve par la suite du plaisir à parcourir ces pages, fruit de mes veilles, je veux bien qu’il sache que le plan en a été habituellement tracé dans ces heureux instants où libre de tous soucis, retiré loin du fracas et jouissant du paysage tranquille qui s’offrait à mes regards, je me sentais disposé au travail de la composition.
Le lieu de ma retraite, dans ces moments fortunés[1], est le bord d’un petit ruisseau qui, s’échappant à travers un vallon solitaire paré d’une fougère ondoyante, passe devant le village où se trouve l’école du Gandercleugh. Dans le premier quart de mille, je suis quelquefois distrait de mes rêveries, pour répondre aux salutations embarrassées de ceux de mes élèves qui, s’écartant de leurs camarades, viennent pêcher la truite et le fretin dans le petit ruisseau, ou chercher sur ses bords des joncs et des fleurs champêtres ; mais, après le coucher du soleil, les jeunes pêcheurs n’oseraient pousser leurs excursions au-delà de l’espace que je viens de mentionner. En voici la raison : vers l’extrémité de cette étroite vallée et dans un lieu retiré, qui semble fuir le côté du rivage escarpé et couvert de bruyère, se trouve un cimetière abandonné. À l’heure du crépuscule les petits poltrons craignent d’approcher de cet endroit, qui a pour moi un charme vraiment inexprimable. Long-temps il a été le but favori de mes promenades ; et si mon excellent patron n’oublie point sa promesse, ce sera dans ce cimetière, et bientôt sans doute, que je reposerai pour toujours, après le pèlerinage que j’ai fait ici-bas[2].
Ce lieu présente vraiment toute la solennité qui convient au séjour de la mort, sans cependant faire naître des sentiments trop pénibles. Il est abandonné depuis quelques années : les tertres qui s’élèvent en petit nombre au-dessus du sol sont recouverts d’un tapis de gazon. On y remarque sept ou huit monuments, à demi enfoncés dans la terre, et couverts de mousse. Aucune tombe nouvellement élevée n’y vient troubler la douce mélancolie de nos réflexions en nous rappelant de récentes calamités ; on n’y remarque point ces herbes épaisses et touffues, qui causent dans l’âme un si pénible sentiment, puisqu’elles nous forcent à penser qu’elles ne doivent leur triste fécondité qu’à la corruption et à la pourriture des cadavres humains qui fermentent sous la tombe. La marguerite qui brille sur le gazon, la campanule qui le tapisse, reçoivent de la rosée du ciel la substance qui les vivifie, et leur vue n’excite point en nous des souvenirs fâcheux et repoussants. Sans doute la mort a passé par ces lieux, elle y a laissé des traces, mais ces traces se sont adoucies, par l’éloignement qui nous sépare du temps où elles furent imprimées. Si le souvenir de ceux qui dorment dans cet asile vient s’offrir à nous, c’est pour penser qu’ils furent naguère ce que nous sommes aujourd’hui, et que si leurs restes mortels sont en ce moment réunis à la terre, notre mère commune, les nôtres subiront un jour la même métamorphose.
Cependant, quoique depuis quatre générations la mousse recouvre les plus modernes de ces humbles tombeaux, la mémoire de quelques-uns de ceux dont ils renferment les dépouilles a toujours été et est encore vénérée. Sur le plus vaste de ces tombeaux et, pour un antiquaire, le plus intéressant du groupe, on remarque un vaillant chevalier revêtu de sa cotte de mailles, le boucher sur la poitrine ; les armoiries sont effacées par le temps, et quelques lettres déchiffrées à grand’peine signifient, selon le bon plaisir de messieurs les antiquaires, Dn. Johan… de Hamel… ou Johan… de Lamel… Quant à l’autre tombe, richement sculptée et ornée d’une croix, d’une mitre et d’un bâton pastoral, la tradition peut assurer seulement qu’elle renferme les dépouilles d’un évêque sans nom. Mais sur les deux pierres placées non loin de là, on peut lire encore, en prose grossière et en vers plus grossiers encore, l’histoire de ceux qui y reposent. Ils appartiennent, suivant l’épitaphe, à la classe des presbytériens, victimes de la haine et de la persécution sous les règnes de Charles II et de son successeur[3]. En revenant de la bataille de Pentland-Hills, un parti d’insurgés fut attaqué dans ce vallon par un petit détachement des troupes du roi ; trois ou quatre furent tués dans cette escarmouche, ou fusillés après avoir été faits prisonniers, comme des rebelles pris les armes à la main. Les paysans continuèrent à attacher aux tombes de ces martyrs du presbytérianisme, un honneur qu’ils ne rendent pas aux plus pompeux mausolées ; et, quand ils les montrent à leurs enfants en leur racontant le sort de ces infortunés, ils finissent toujours par les exhorter à être prêts, en cas de besoin, à imiter l’exemple de leurs braves ancêtres, et à combattre jusqu’à la mort pour la cause de la liberté civile et religieuse.
Quoique je sois loin de vénérer les dogmes particuliers soutenus par ceux qui se déclarent partisans de ces hommes dont l’intolérance et l’étroite bigoterie égalent au moins leur zèle fanatique, cependant je ne veux point troubler les cendres de ces infortunés, dont quelques-uns alliaient au caractère indépendant d’un Hampden l’ardeur infatigable d’un Hooper ou d’un Latimer[4]. D’un autre côté, il serait injuste d’oublier que plusieurs de ceux qui avaient été les plus actifs à étouffer ce qu’ils appelaient l’esprit séditieux et rebelle de ces malheureux sectaires, déployèrent eux-mêmes, lorsqu’ils eurent à souffrir pour leurs opinions politiques et religieuses, autant d’audace, autant de zèle, empreints chez eux de loyauté chevaleresque comme chez les autres d’enthousiasme républicain. On a souvent remarqué, à l’égard du caractère des Écossais, que l’opiniâtreté, qui en est la base, se montre avec plus d’avantage lorsqu’ils sont en butte à l’adversité ; de même que le sycomore de leurs collines que les efforts du vent peuvent briser mais non plier, leur résistance à l’oppression dure autant que leur vie. Je prie le lecteur de considérer que je parle de mes compatriotes tels que je les ai observés ; j’ai su que dans les pays étrangers ils sont plus dociles. Mais il est temps de mettre un terme à cette digression.
Je parcourais, par une belle soirée d’été, les lieux que je viens de décrire, et je m’approchais de ce séjour de la mort, depuis long-temps abandonné, lorsque j’entendis, non sans quelque surprise, des sons différents de ceux qui chaque jour troublaient si agréablement cette solitude, l’aimable murmure du petit ruisseau et le souffle des zéphyrs se jouant dans les rameaux de trois frênes gigantesques qui servaient à désigner le cimetière ; je distinguai le son aigu d’un marteau. Je craignis alors que les deux propriétaires dont les domaines étaient divisés par mon ruisseau favori, ne missent à exécution le projet qu’ils avaient conçu d’établir une espèce de digue, dont la difformité rectiligne se trouverait ainsi substituée aux détours gracieux du charmant ruisseau servant de limites naturelles aux domaines qu’arrosait son cours[5].
En approchant je fus agréablement détrompé. Un vieillard était assis sur le monument élevé à la mémoire des presbytériens massacrés ; il était profondément occupé à retracer avec son ciseau les lettres de l’inscription, qui, annonçant en style biblique les bénédictions futures promises à ceux qui avaient péri, portent contre les meurtriers un anathème correspondant à l’horreur du crime. Un bonnet bleu, d’une grandeur plus qu’ordinaire, couvrait les cheveux gris de ce pieux vieillard ; son habillement était composé d’un vieil habit de drap grossier, appelé hoddingrey, vêtement habituel des vieux paysans ; sa veste et sa culotte étaient de la même étoffe, et le tout paraissait avoir fait un long service. De gros souliers ferrés, garnis d’énormes clous, et des guêtres faites avec un drap noir épais, complétaient son accoutrement. Non loin de lui paissait, au milieu des tombeaux, un cheval, le compagnon de ses voyages ; la blancheur extrême de l’animal, ses os saillants, ses yeux enfoncés, attestaient sa vieillesse. Il était harnaché de la manière la plus simple, avec un licol ou corde de crin, et un sunk ou coussin de paille, au lieu de bride et de selle ; une poche en toile pendait au cou de l’animal, sans doute pour renfermer les outils du maître, ainsi que tout ce qu’il pouvait porter avec lui. Quoique je n’eusse jamais vu ce vieillard auparavant, néanmoins, réfléchissant à la singularité de ses occupations et à son étrange costume, je n’eus pas de peine à reconnaître en lui ce pieux voyageur dont j’avais souvent entendu parler, et qui était connu dans diverses parties de l’Écosse sous le nom de Old mortality ou Vieillard de la mort.
Où était né cet homme ? quel était son véritable nom ? c’est ce qu’il ne m’a jamais été possible de découvrir ; je n’ai même pu connaître que très-vaguement les motifs qui lui avaient fait abandonner le lieu de sa naissance et adopter cette vie errante. D’après l’opinion la plus générale, il était natif du comté de Dumfries ou de celui de Galloway, et il descendait en ligne directe de quelques-uns de ces champions du Covenant[6] dont les hauts faits et les infortunes étaient le sujet favori de ses conversations. On dit qu’il avait autrefois possédé une ferme peu étendue dans les marais ; mais que, soit par suite de pertes pécuniaires, soit par l’effet de malheurs domestiques, il l’avait abandonnée et avait même renoncé à toute espèce de travail lucratif. Enfin, pour faire usage ici du langage de l’Écriture, il délaissa sa maison, son pays, sa famille, et erra ainsi à l’aventure jusqu’au jour de sa mort, c’est-à-dire pendant l’espace de près de trente années.
Durant ce long pèlerinage, notre pieux enthousiaste avait réglé ses voyages de manière à pouvoir visiter chaque année les tombeaux des infortunés ou presbytériens covenantaires qui avaient péri dans les combats ou par les mains du bourreau, sous le règne des deux derniers Stuarts. Dans la partie occidentale des districts d’Ayr, de Galloway et de Dumfries, ces tombeaux sont très-nombreux ; mais on en trouve aussi dans les autres parties de l’Écosse, où les fugitifs avaient ou succombé les armes à la main, ou subi le dernier supplice. Ces tombes sont souvent éloignées de toute habitation humaine, placées dans des marais, dans des lieux sauvages, où ces malheureux avaient cherché une retraite. Mais quelque inaccessible que fût l’endroit qui les recelait, elles étaient visitées par le Vieillard, lorsqu’elles se trouvaient sur le chemin qu’il parcourait tous les ans. Dans les retraites les plus solitaires des montagnes, le chasseur fut plus d’une fois surpris de le trouver occupé à arracher la mousse qui couvrait les pierres grisâtres des tombeaux, à retracer avec son ciseau les inscriptions à demi effacées, enfin à réparer les emblèmes de la mort dont ces monuments simples sont ordinairement ornés. Des motifs dérivés d’une piété sincère, quoique bizarre, portaient ce Vieillard à consacrer ainsi tant d’années de son existence à ce tribut qu’il payait à la mémoire des guerriers morts pour la défense de l’Église. Il croyait remplir un devoir sacré en faisant revivre aux yeux de la postérité les emblèmes déchus du zèle et des souffrances de ses ancêtres, et en conservant, pour ainsi dire, cette lumière, ce feu sacré qui, plus tard, devait servir comme de signal à d’autres générations pour défendre leur religion au prix même de leur sang.
On savait que dans tous ses voyages, le vieux pèlerin ne demandait ni n’acceptait jamais de secours d’argent. Il est vrai que ses besoins étaient bornés ; car, de quelque côté qu’il dirigeât ses pas, il était accueilli dans la maison de quelque caméronien de sa secte, ou dans celle de toute autre personne pieuse. Il reconnaissait toujours l’honorable hospitalité qui lui était accordée, en réparant les tombeaux qui pouvaient appartenir à la famille ou aux ancêtres de son hôte. Comme il remplissait ordinairement cette tâche pieuse dans l’enceinte de quelque cimetière de campagne, ou sur la tombe solitaire cachée au milieu des bruyères, troublant du bruit de son marteau le merle et le pluvier, son vieux coursier paissant à ses côtés, l’habitude qu’il avait de vivre ainsi au milieu des morts l’avait fait désigner sous le nom populaire de Vieillard des Tombeaux.
Le caractère d’un tel homme devait être inaccessible à une gaieté même innocente : cependant, au milieu des personnes de sa secte, il était, dit-on, d’une humeur enjouée. Il traitait ordinairement de race de vipères les descendants des persécuteurs, ou ceux qu’il supposait coupables de partager les mêmes dogmes, ainsi que les personnes irréligieuses aux railleries desquelles il était quelquefois exposé. Il était grave et sentencieux dans ses entretiens, et même quelquefois sévère ; il ne s’abandonna jamais, dit-on, à de violents accès de colère, si ce n’est dans une seule occasion où un enfant espiègle abattit, d’un coup de pierre, le nez d’un chérubin que le Vieillard était occupé à retoucher. « Je ne fais que rarement usage de la verge, malgré la maxime du roi Salomon, dont les écoliers n’ont pas sujet de bénir la mémoire ; mais, en cette occasion, je jugeai à propos de prouver que je ne haïssais pas l’enfant, et je le corrigeai. » Mais je reviens aux circonstances qui accompagnèrent ma première entrevue avec cet intéressant enthousiaste.
En abordant le Vieillard je ne manquai pas de rendre hommage à son âge et à ses principes ; je le priai respectueusement de m’excuser si j’interrompais ses travaux. Il cessa alors de frapper de son ciseau, ôta ses lunettes et les essuya ; puis les replaçant, il répondit à ma courtoisie d’une manière prévenante. Encouragé par son affabilité, j’osai lui adresser quelques questions sur les infortunés aux tombeaux desquels il travaillait alors. Parler des exploits des presbytériens était le bonheur de sa vie, réparer leurs monuments en était toute l’occupation. Dans la conversation il était prodigue des circonstances les plus minutieuses qu’il avait recueillies sur leurs personnes, leurs guerres et leurs pèlerinages. On aurait presque supposé qu’il avait été leur contemporain, et qu’il avait laissé à tout ce qu’il racontait, tant il avait identifié ses sentiments et ses opinions avec les leurs, et tant ses récits contenaient de ces circonstances spéciales qui ne peuvent être rapportées avec vérité que par un témoin oculaire !
« Oui, dit-il d’un ton inspiré, c’est nous qui sommes les seuls vrais whigs[7]. Des hommes charnels se sont emparés de ce nom illustre, en suivant celui dont le royaume est de ce monde. Lequel d’entre eux consentirait à s’asseoir pendant six heures sur le penchant d’une montagne humide pour y entendre un pieux sermon ? Je pense qu’une heure suffirait pour les fatiguer. Ils ressemblent à peu près à ceux qui osent porter l’odieux nom de tory, de ces torys altérés de sang. Voyez-les dans leur égoïsme courir après les richesses, le pouvoir, les honneurs, et oublier tout ce qu’ont fait ces hommes illustres qui combattirent sur la brèche dans les jours du malheur. Doit-on s’étonner s’ils redoutent aujourd’hui l’accomplissement de ce qu’avait prédit le digne M. Peden, ce précieux serviteur de Dieu, dont les paroles exercèrent une telle influence ; s’ils craignent de voir les Français[8] se rassembler dans les vallons d’Ayr et les landes de Galloway, avec autant de rapidité que le firent les montagnards en 1677 ? Et aujourd’hui ils saisissent l’arc et l’épée, quand ils devraient pleurer leurs crimes et la violation du Covenant. »
Je parvins à apaiser le Vieillard en évitant de contrarier ses opinions particulières ; et désireux de converser plus longuement avec un homme d’un si singulier caractère, je lui persuadai d’accepter cette hospitalité que M. Cleishbotham aime toujours à accorder à ceux qui en ont besoin. En nous rendant à la maison du maître d’école, nous nous arrêtâmes à l’auberge de Wallace, où j’étais alors presque certain de trouver le soir mon patron. Après un échange de civilités, le Vieillard consentit, non sans quelque peine, à accepter un verre de liqueur, à condition toutefois qu’il lui serait permis de porter une santé, en la faisant précéder d’une prière d’environ cinq minutes ; et alors, la tête découverte et les yeux levés vers le ciel, il but à la mémoire de ces héros de l’Église qui les premiers avaient arboré sa bannière sur les montagnes. N’ayant pu parvenir à lui faire accepter un second verre, mon patron l’accompagna chez lui et le plaça dans la chambre du prophète, comme il se plaît à nommer la pièce qui contient un lit de réserve, et qui souvent sert de lieu de repos au pauvre voyageur[9].
Le jour suivant je pris congé du Vieillard. Il semblait touché de l’attention peu ordinaire que j’avais mise à cultiver sa connaissance et à écouter sa conversation. Après avoir monté, quoique difficilement, sur son vieux compagnon, il me prit la main et me dit : « Que la bénédiction de notre Maître soit avec vous, jeune homme ! mes heures sont comme les épis de la dernière moisson, et vos jours sont encore dans le printemps ; cependant vous pouvez être moissonné et porté avant moi dans le grenier de la mort, car sa faulx abat les épis verts aussi bien que les épis mûrs, et je remarque sur vos joues une couleur qui, comme le bouton de la rose, sert souvent à cacher le ver de la corruption ; ainsi hâtez-vous de travailler comme le serviteur qui attend l’arrivée de son maître. Et si je devais revenir dans le village après la fin de votre pèlerinage ici-bas, ces mains décharnées et flétries élèveraient une pierre à votre mémoire, et j’y graverais votre nom afin qu’il ne pérît pas tout entier sur cette terre. »
Je remerciai le Vieillard des bienveillantes intentions qu’il me témoignait ; et un soupir involontaire m’échappa, moins de regret que de résignation, en pensant que bientôt je pourrais avoir besoin de ses bons offices. Mais quoique, selon toute probabilité humaine, il ne se trompât point en supposant que le cours de mes jeunes ans pût être abrégé, il avait trop présumé de la durée de son pèlerinage ici-bas. Depuis quelques années on ne voit plus le Vieillard parcourant les campagnes ; la mousse, le lichen, couvrent déjà une partie de ces pierres qu’il avait passé sa vie à réparer. Vers le commencement de ce siècle la mort vint mettre fin à ses pieux travaux ; on le trouva sur le grand chemin près de Lokerby, dans le comté de Dumfries, épuisé de fatigue et rendant le dernier soupir. Son vieux cheval, le compagnon de tous ses voyages, se tenait aux côtés de son maître mourant. On trouva sur lui une somme d’argent suffisante pour subvenir aux frais d’une sépulture simple et décente : circonstance qui prouve évidemment que sa mort ne fut hâtée ni par la violence ni par le besoin. Le peuple a encore pour sa mémoire une profonde vénération ; quelques-uns pensent que les pierres qu’il répara n’auront plus à l’avenir besoin des secours du ciseau. Ils assurent même que, depuis la mort du Vieillard, on voit sur les tombeaux où sont rappelés les supplices des martyrs de la foi, leurs noms tracés en caractères indélébiles, tandis que ceux de leurs persécuteurs ont été entièrement effacés. Il est inutile de dire ici que toutes ces assertions sont le résultat d’une imagination passionnée, et que, depuis la mort du pieux pèlerin, les tombes qui furent l’objet de ses soins, subissent chaque jour, comme tous les monuments terrestres, les irréparables outrages du temps.
Mes lecteurs concevront sans peine qu’en formant un seul ouvrage de quelques-unes des anecdotes que je tiens du Vieillard lui-même, j’ai été loin d’adopter son style, ses opinions, ses récits même, lorsqu’ils me paraissaient dénaturés par l’esprit de parti. Je me suis efforcé de les corriger ou de les vérifier d’après des traditions puisées dans les sources les plus authentiques, et qu’ont bien voulu me procurer les personnes de l’un et de l’autre parti.
Pour ce qui concernait les presbytériens j’ai consulté les habitants de ces fermes des marais situées dans les districts de l’ouest, et qui, grâce à la bonté de leurs seigneurs ou à toute autre circonstance, furent assez heureux pour pouvoir conserver, en dépit des changements répétés que subirent généralement les domaines, les pâturages sur lesquels leurs ancêtres conduisaient leurs troupeaux. Je dois avouer que depuis peu j’ai trouvé cette source de renseignements bien limitée. En conséquence, pour suppléer aux détails qu’elle n’a pu me fournir, j’ai cru devoir appeler à mon aide ces humbles voyageurs que la scrupuleuse civilité de nos ancêtres désignait sous le nom de marchands ambulants, mais que depuis, nous conformant en ceci comme en matières plus importantes, aux sentiments et aux opinions de nos riches voisins, nous avons appris à qualifier de la dénomination de colporteurs ou porte-balles. J’ai eu recours aussi aux tisserands de campagne qui voyagent dans l’espoir de se défaire de la toile qu’ils ont fabriquée l’hiver ; je me suis adressé plus particulièrement aux tailleurs, qui, d’après la nature sédentaire de leur profession, et la nécessité où ils sont de l’exercer en résidant temporairement dans les familles qui les emploient, peuvent être considérés comme possédant un registre complet de traditions rurales. Je suis redevable à ces deux classes d’hommes de quelques éclaircissements sur les récits du Vieillard, éclaircissements qui sont tout à fait conformes au goût et à l’esprit de l’original.
J’ai éprouvé plus de difficultés à me procurer des matériaux qui corrigeassent le ton de partialité qui perce à travers cette richesse d’informations traditionnelles, afin de présenter une peinture vraie des mœurs de cette malheureuse époque, et de rendre en même temps aux deux partis la justice qui leur est due. Néanmoins j’ai pu modifier les récits du Vieillard et de ses amis les caméroniens, d’après les renseignements de quelques descendants de ces familles anciennes et honorables qui, déchues de leur splendeur dans cette humble vallée de la vie, jettent encore un regard de regret et d’orgueil vers ces époques reculées où leurs ancêtres combattirent et moururent pour la cause de la famille exilée des Stuarts. Je puis même de ce côté m’appuyer d’autorités respectables ; car plus d’un évêque non conformiste, dont l’influence et les revenus étaient aussi modiques que le plus grand blasphémateur de l’épiscopat pourrait le désirer, a daigné, tout en prenant part à l’humble repas de l’auberge de Wallace, me fournir des notions propres à modifier ce que j’avais puisé dans d’autres sources. J’ai rencontré aussi çà et là un seigneur ou deux qui, tout en haussant l’épaule, avouaient, sans grande honte, que leurs ancêtres avaient servi dans les rangs des escadrons cruels d’Earshall et de Claverhouse. Enfin, j’ai recueilli de précieux renseignements de la part des garde-chasses de ces seigneurs, dont l’emploi est plus propre que tout autre à devenir héréditaire dans les familles.
Après tout, en décrivant aujourd’hui l’effet que des principes opposés produisirent sur les bons et les méchants dans les deux partis, je ne puis craindre d’être accusé d’injustice ou d’insulte envers l’un ou l’autre. Si le souvenir d’injures passées, si la déloyauté, le mépris et la haine de leurs adversaires produisirent dans l’un des partis la tyrannie et ses rigueurs, d’un autre côté on ne niera pas que, si le zèle de la maison de Dieu ne dévora pas les covenantaires, il dévora au moins, pour imiter une belle expression de Dryden, une grande partie de leur loyauté, de leur raison et de leurs sentiments élevés. Consolons-nous en pensant que les âmes des champions courageux et sincères de l’un et de l’autre parti envisagent depuis long-temps avec surprise et pitié les motifs mal connus qui causèrent leur haine et leur hostilité mutuelles pendant leur séjour dans cette vallée de ténèbres, de sang et de larmes. Paix à leur mémoire ! Pensons d’eux ce que l’héroïne de notre seule tragédie écossaise[10] supplie son époux de penser d’un père qui n’est plus :
« Oh ! ne maudissez point la cendre de nos pères !
Une implacable haine a causé leurs forfaits.
Ils les ont expiés en des peines amères
Qui leur ont mérité le sommeil et la paix. »
- ↑ Le texte dit hours of golden leisure, heures de loisir doré ; ce qui rappelle l’aurea mediocritas d’Horace. a. m.
- ↑ Mon respectable ami n’est plus ; je me suis acquitté de la promesse que j’avais faite à cet homme si digne de mes regrets. Une pierre tumulaire de belle apparence a été élevée à mes frais sur les lieux mêmes dont il parle ici ; on y a relaté le nom et la profession de Peter Pattieson, la date de sa naissance et de sa mort ; on y voit aussi un témoignage de son mérite, témoignage attesté par moi-même, qui fus son supérieur et son patron. j. c.
- ↑ Jacques, sixième roi d’Écosse de ce nom, et second suivant la numération des rois d’Angleterre. j. c.
- ↑ On se rappelle que Hampden fut un des premiers citoyens anglais qui résistèrent ouvertement au despotisme de Charles Ier. Hooper et Latimer sont deux réformateurs célèbres, qui périrent victimes de leur zèle religieux sous le règne de Marie. a. m.
- ↑ Il est utile, je pense, d’apprendre au lecteur que cette borne ou limite entre les domaines de lord Gandercleugh et ceux de lord Gusedub devait être un agger, ou plutôt un murus d’un granit non cimenté, appelé par le vulgaire digue de pierres sèches, et surmonté ou terminé par un talus en gazon. Mais Leurs Seigneuries se brouillèrent pour un demi-arpent de terre marécageuse, situé près de l’endroit appelé le Bedral’s Beild ; et la contestation, ayant été long-temps pendante devant les juges du lieu où sont situés les domaines, elle fut ensuite portée à l’assemblée des nobles, à Londres même, où elle est en ce moment ; comme on dit, adhuc in pendente. j. c.
- ↑ Nom par lequel on désignait la ligue ou assemblée des presbytériens. a. m.
- ↑ Nom que l’on donne au parti libéral en Angleterre, par opposition aux torys, mot qui désigne le parti aristocratique. a. m.
- ↑ Il paraît, disent les éditeurs de la nouvelle édition d’Édimbourg, que cet entretien avait lieu à l’époque où l’on redoutait une invasion de la part de la France. — Peden est un prédicateur qui se rendit célèbre parmi les caméroniens, ses coreligionnaires. a. m.
- ↑ Et au riche aussi, aurait-il pu ajouter ; car, grâce à Dieu, les grands de la terre ont aussi reposé dans ma pauvre demeure. Lorsque j’avais pour servante Dorothée, une grosse réjouie à la mine et aux manières avenantes, Son Honneur le laird de Smackava, en allant à la métropole et en revenant, préférait toujours la chambre du prophète aux appartements les plus élégants de l’hôtel de Wallace, et sacrifiait une chopine, comme il le disait gaiement, pour obtenir son droit d’entrée dans la maison ; mais c’était plutôt afin de jouir de ma compagnie pendant la soirée. j. c.
- ↑ Celle de Douglas, par Home. a. m.