Le Vieillard des tombeaux/23

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 225-230).




CHAPITRE XXIII.

changement de fortune.


Obtenu sans peine… Maintenant à cheval joyeusement.
Shakspeare, Henri IV, première partie.


Henri s’éveilla à la pointe du jour, et trouva le fidèle Cuddie debout à côté de lui, et tenant un porte-manteau.

« J’ai mis les affaires de Votre Honneur en ordre en attendant votre réveil, dit Cuddie, comme c’était mon devoir, puisque vous avez été assez bon pour me prendre à votre service. — Vous prendre à mon service, Cuddie ! il faut que vous l’ayez rêvé. — Non, non, monsieur ; quand j’étais à cheval, les mains liées, je vous ai dit que si vous deveniez libre, je serais votre domestique, et vous n’avez pas dit non. Si ce n’est pas là accepter, je ne sais pas ce que c’est. Vous ne m’avez pas donné d’arrhes, mais vous m’en aviez donné assez auparavant à Milnwood. — Eh bien, Cuddie, si vous persistez à vous associer à ma mauvaise fortune… — Mauvaise ! je vous garantis que notre fortune est en bon chemin, pourvu que ma vieille mère n’y mette point d’obstacle. Le commencement de cette campagne me prouve que la guerre est un métier facile à apprendre. — Vous avez maraudé ? autrement d’où vous viendrait ce porte-manteau ? — Je ne sais si cela s’appelle marauder ou autrement ; mais ces choses tombent dans les mains du soldat tout naturellement, et c’est un commerce très-profitable. Pendant que nous étions encore attachés, je vis nos gens dépouiller les dragons morts, et les mettre nus comme l’enfant qui vient de naître. Mais quand nos whigs furent occupés à écouter de toutes leurs oreilles les beaux discours de Kettledrummle et de l’autre ministre, je partis au plus vite afin de faire vos affaires et les miennes. Je remontai le ruisseau un peu vers, la droite, et là je vis de nombreuses traces de pieds de chevaux ; pas trop rassuré, j’atteignis un endroit où quelque combat avait sans doute été livré, car de pauvres garçons étaient étendus sur la terre, portant encore les mêmes habits dont ils s’étaient revêtus le matin ; personne n’en avait encore approché… Et qui trouvai-je au milieu ? notre ancienne connaissance, le sergent Bothwell. — Quoi ! cet homme est mort ! — Bien mort. Son œil était ouvert, son front baissé, et ses dents serrées les unes contre les autres, comme celles d’un piège dont le ressort s’est lâché… Je tremblais, rien que de le regarder ; et cependant je pensais à avoir ma revanche avec lui : j’ai donc vidé ses poches, comme il a fait lui-même à plus d’un honnête homme ; et voici votre argent, ou celui de votre oncle, ce qui revient au même, qu’il a reçu à Milnwood, dans cette malheureuse soirée où tous deux nous devînmes soldats. — Il nous est permis d’user de cet argent puisque nous savons d’où il vient ; mais je dois partager avec vous, Cuddie. — Ne vous pressez pas, ne vous pressez pas. Cette bague qui était attachée sur sa poitrine avec un ruban noir, c’était sans doute un gage d’amour. Pauvre garçon !… Il n’y a cœur si dur qui ne s’attendrisse pour une jeune fille… Voici encore un livre avec des papiers. J’ai trouvé aussi deux ou trois objets que je conserverai pour mon usage. — Sur ma foi, vous avez été fort heureux pour un premier début. — N’est-ce pas ? (Ici Cuddie affecta un air de triomphe.) Je vous avais bien dit que je n’étais pas tout à fait bête quand il s’agissait de prendre quelque chose. J’ai de plus trouvé deux bons chevaux. Un malheureux tisserand, qui a abandonné son métier et sa maison pour venir sur les montagnes, avait pris deux chevaux de dragons et ne savait comment les conduire : je lui en ai offert un noble d’or, et je les aurais eus pour moitié de ce prix, mais l’endroit n’est pas commode pour changer les pièces d’or. Vous trouverez cet argent de moins dans la bourse de Bothwell. — Vous avez fait une bonne et utile acquisition. Mais quel est ce porte-manteau ? — Le porte-manteau ? il était hier à lord Evandale, et aujourd’hui il est à vous. Je l’ai trouvé derrière le buisson de genêt là-bas. Chaque chien aura son jour, vous savez ce que dit la vieille chanson :

Allez à votre tour, ma mère, a dit Tam de la Linn.

Et, à propos, j’ai bien envie d’aller voir ce que devient ma mère, la pauvre vieille femme ! si Votre Honneur n’a pas d’ordres à me donner. — Mais, Cuddie, je ne puis réellement prendre tout cela sans vous récompenser. — Prenez toujours, monsieur ; vous songerez une autre fois à me récompenser. J’ai pris pour moi quelques objets qui me convenaient mieux. Que ferais-je des brillants habits de lord Evandale ? ceux du sergent Bothwell me suffiront. »

Ne pouvant vaincre le désintéressement obstiné de son serviteur et lui faire rien accepter de ces dépouilles, Morton résolut de profiter de la première occasion pour rendre à lord Evandale, s’il vivait encore, ce qui lui appartenait : et, en attendant, il n’hésita pas à user de ce que Cuddie avait pris, seulement pour changer de linge et se servir de quelques objets utiles et de peu de valeur que renfermait le porte-manteau.

Il regarda ensuite les papiers qui se trouvaient dans le portefeuille de Bothwell. Ils étaient de plusieurs espèces. Il y avait le contrôle de ses soldats, avec les noms de ceux qui étaient en congé ; des mémoires de tavernes, une liste de suspects à poursuivre et à mettre à l’amende, avec la copie d’un mandat du conseil privé pour arrêter certaines personnes de distinction qui y étaient désignées. Morton trouva aussi une ou deux commissions que Bothwell avait reçues à différentes époques, et des certificats de ses services en pays étrangers, où l’on faisait le plus grand éloge de son courage et de ses talents militaires. Mais la pièce la plus remarquable était un tableau fort détaillé de sa généalogie, avec renvois à des documents qui en justifiaient l’authenticité ; il était accompagné d’une liste des vastes domaines confisqués sur les comtes de Bothwell, avec les noms des courtisans et seigneurs auxquels le roi Jacques VI les avait donnés et dont les descendants en étaient encore possesseurs ; au-dessous de cette liste était écrite en lettres rouges, de la main de Bothwell : Haud immemor, F. S. C. B., initiales qui signifiaient, sans doute, François Stuart, comte de Bothwell. Avec les documents qui peignaient si bien le caractère et les sentiments du propriétaire, il y en avait d’autres qui le montraient sous un tout autre jour que ne l’ont vu jusqu’ici nos lecteurs.

Dans un secret du portefeuille, que Morton ne découvrit pas sans difficulté, étaient une ou deux lettres d’une belle écriture de femme. Elles avaient bien vingt ans de date, ne portaient point d’adresse, et n’étaient signées que par des initiales. Sans avoir le temps de les lire en entier, Morton reconnut qu’elles contenaient l’expression, à la fois élégante et tendre d’un amour de femme qui cherchait à calmer la jalousie d’un amant dont le caractère impétueux, soupçonneux et violent, excitait de douces plaintes. L’encre de ces lettres était effacée par le temps, et, malgré le grand soin qu’on avait pris pour les conserver, elles étaient devenues illisibles dans deux ou trois endroits.

« N’importe ! (ces mots étaient écrits sur l’enveloppe de celle qui avait le plus souffert) je les sais par cœur. »

À ces lettres était jointe une boucle de cheveux enveloppée dans une copie de vers, inspirés évidemment par un sentiment qui racheta aux yeux de Morton le peu d’élégance de la poésie et les concetti qui y abondaient, conformément au goût de l’époque.

Après avoir lu ces vers, Morton ne put s’empêcher de réfléchir, avec un sentiment de compassion, sur la destinée de cet être singulier et malheureux qui, voué à la misère et presque au mépris, semblait avoir eu l’esprit continuellement fixé sur le haut rang que sa naissance l’appelait à tenir, et qui, plongé dans la plus grossière licence, portait ses regards avec un remords bien amer, sur cette période de sa jeunesse où il nourrissait une passion vertueuse.

Hélas ! que sommes-nous, dit Morton, si nos meilleurs et nos plus louables sentiments peuvent ainsi s’avilir et se dépraver si un honorable orgueil se change en un mépris dédaigneux de l’opinion, et si les sollicitudes d’une douce affection habitent un cœur que la licence, la vengeance et la rapine ont choisi pour leur séjour ? Mais il en est de même partout : les principes généreux d’un homme dégénèrent en froideur et en insensibilité ; un autre, son zèle religieux le jette dans un fanatisme extravagant et féroce. Nos résolutions, nos passions, sont comme les vagues de la mer, et sans le secours de celui qui forma le cœur humain, nous ne pouvons dire aux flots qui l’agitent : Vous viendrez jusqu’ici, et vous n’irez pas plus loin. »

En moralisant ainsi, il leva les yeux, et vit Burley devant lui.

« Déjà debout ! lui dit ce dernier ; cela est bien, et prouve votre zèle à marcher dans la voie… Mais, quels sont ces papiers ? »

Morton lui raconta brièvement l’heureuse expédition de Cuddie, et lui remit le portefeuille de Bothwell, avec ce qu’il contenait. Le chef caméronien examina avec attention les papiers relatifs aux opérations militaires ou aux affaires publiques ; mais dès qu’il vit les vers, il les jeta loin de lui avec mépris.

« Lorsque, par la bénédiction du ciel, dit-il, je passai mon épée au travers du corps de cet instrument de cruauté et de persécution, j’étais loin de penser qu’un homme si impétueux et si terrible se fût abaissé jusqu’à un art aussi frivole que profane. Mais je vois que Satan donne les qualités les plus diverses à ceux qu’il aime et qu’il choisit pour ses instruments, et que la même main qui peut manier une massue ou une arme meurtrière contre les élus dans la vallée de destruction, peut aussi pincer du luth ou de la guitare, pour charmer les oreilles des filles du péché dans leurs danses et leurs œuvres de vanité et de prostitution. — Ainsi vos idées de devoir, dit Morton, excluent l’amour des beaux-arts, qu’on croit généralement propres à purifier et élever l’âme ? — À mes yeux, jeune homme, répondit Burley, et aux yeux de tous ceux qui pensent comme moi, les plaisirs de ce monde, sous quelque nom qu’on les déguise, ne sont que vanité, comme sa grandeur et son pouvoir ne sont que des pièges. Nous n’avons qu’un but sur la terre, c’est d’élever le temple du Seigneur. — Mon père disait souvent, reprit Morton, que beaucoup de gens qui s’emparaient du pouvoir au nom du ciel l’exerçaient avec autant de rigueur et étaient aussi peu disposés à y renoncer que s’ils n’avaient été mus que par des motifs d’ambition mondaine. Mais laissons cela pour le moment… Êtes-vous parvenu à faire nommer un conseil ? — Oui, répondit Burley ; le nombre des membres est fixé à six ; vous en êtes un, et je viens vous chercher pour prendre part à la délibération. »

Morton le suivit jusqu’à une prairie isolée où leurs collègues les attendaient. Chacun des deux principaux partis qui divisaient l’armée avait eu soin d’envoyer dans cette assemblée trois membres pour le représenter. Du côté des caméroniens, étaient Burley, Macbriar et Kettledrummle ; et les modérés avaient choisi Poundtext, Henri Morton et un petit propriétaire appelé le laird de Langeale. Ainsi les deux partis avaient un nombre égal de représentants dans le conseil ; mais on pouvait prévoir que ceux qui professaient les opinions les plus violentes exerceraient, comme il arrive en pareil cas, le plus d’influence. Après avoir mûrement réfléchi sur leurs moyens, leur situation et l’accroissement probable de leurs forces, ils résolurent de garder leur position ce jour-là, afin de laisser reposer leurs soldats et de donner aux renforts le temps d’arriver ; le lendemain, au point du jour, ils marcheraient sur Tillietudlem, et sommeraient de se rendre cette forteresse de l’iniquité, comme ils l’appelaient. Si la place ne se rendait pas, on tenterait un assaut, et si l’assaut était sans résultat, on devait laisser une partie des troupes pour faire le blocus du château et le réduire par la famine, tandis que le principal corps d’armée marcherait sur Glasgow pour en chasser Claverhouse et lord Ross. Telles furent les résolutions du conseil ; et Morton allait débuter dans sa nouvelle carrière par l’attaque d’un château appartenant à la grand’mère de celle qu’il aimait, et défendu par le major Bellenden, à qui il devait tant de reconnaissance ! Il sentait tout l’embarras de sa position ; mais il se consola en songeant que l’autorité qu’il venait d’acquérir dans l’armée le mettrait à même d’assurer aux habitants de Tillietudlem une protection qui, autrement, leur eût manqué ; il espérait même amener, par sa médiation entre eux et les presbytériens, quelque accommodement qui leur garantirait tous les avantages de la neutralité pendant le cours de la guerre.