Le Vieux de la montagne (Gautier)/XIII

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Armand Collin et Cie (p. 221-229).

XIII


À cette heure-là même, Hugues de Césarée, levant les yeux, pour la centième fois en ce jour, vers le château du Vieux de la Montagne, aperçut, à un des créneaux, quelque chose de blanc qui palpitait. Avec un cri, il s’élança jusqu’au bord du fossé vertigineux, la main sur les sourcils, regardant de tout son pouvoir. Mais c’était si confus, ce qu’il voyait, si léger, si perdu dans la lumière du ciel !

Le comte de Tripoli et Homphroy étaient accourus auprès de Hugues, en entendant son exclamation.

— Qu’est-ce donc, chevalier ? dit Raymond. Vous êtes tout ému…

— Et si pâle, ami, qu’avez-vous ?

— Dites, dites, s’écria Hugues en saisissant la main de son frère d’armes, vous, dont la vue dévore les distances : là-haut, à cette tour, est-ce une colombe qui bat des ailes, le lambeau d’un nuage déchiré ?…

Homphroy regarda un instant.

— C’est un tissu léger qui flotte au vent, dit-il.

— C’est bien cela : le signal ! Ma bien-aimée m’appelle à son secours.

Raymond de Tripoli écarquillait les yeux.

— Perdez-vous l’esprit, seigneur ?

— Je n’ai pas le loisir de vous expliquer, dit Hugues… Sachez seulement qu’il me faut pénétrer dans ce château, ou bien mourir.

— Que voulez-vous faire ? s’écria Homphroy. Vous savez bien que toute une armée ne forcerait pas ces murailles.

— Le courage de l’homme s’arrête devant l’impossible, dit le comte de Tripoli.

— Si Eschive était, là, prisonnière, et vous appelait à son aide, songeriez-vous à l’impossible ? dit Hugues, qui mesurait de l’œil le précipice.

Raymond, d’abord interdit, réfléchissait.

— Il y a de l’eau dans ce gouffre, dit-il. On pourrait peut-être y descendre et le traverser à la nage. Mais comment escalader ensuite ce massif, qui est comme une muraille ?

— Mieux vaudrait une poutre, s’il en était d’assez longue, abaissée avec précaution et qui atteindrait cette embrasure, dit Homphroy.

— L’honneur m’interdit un pareil moyen, ainsi que tous ceux qui pourraient faire penser que nous rompons la trêve, répondit Hugues. La folie de l’entreprise doit affecter seulement le fou… Priez pour moi, mes amis.

— Que ferez-vous donc ?

Il leur montra de la main un rocher qui faisait saillie et formait une plate-forme à peu près unie en avant d’une poterne basse.

— Voyez, dit-il : là seulement on pourrait s’élancer… Ah ! depuis longtemps j’y songe !

Et il appela un écuyer, lui ordonna d’apporter ses armes et de lui amener son cheval, Iblis, un arabe noir, n’ayant pas son pareil.

— Quoi ? Que voulez-vous faire d’un cheval ? s’écria Raymond. Vous ne songez pas, j’espère, à lui faire sauter cela d’un bond ?

Homphroy, pâle d’épouvante, murmura :

— Non, non, il n’a pas une telle idée !

Hugues, les bras croisés, comme figé dans sa résolution, répondit avec calme :

— Iblis est un animal incomparable. Saladin m’en a fait don, pour me remercier, quand je l’ai armé chevalier. Ce cheval descend, m’a-t-il dit, de la monture de Mahomet : cette jument à tête de femme qui avait dix paires d’ailes, à ce qu’il paraît. Iblis en garde quelques plumes à ses sabots… Voyez, ajouta-t-il en visitant la bride du cheval, qu’on venait d’amener, n’est-ce pas une bête admirable ?… Tous ses muscles frissonnent d’impatience ; il semble ne pas pouvoir tenir à la terre.

— Seigneur, le suicide est un crime qui perdrait votre âme, dit le comte de Tripoli.

— Qui meurt pour sa dame assure son salut !

Il passa sa chemise de mailles, ceignit son épée et se coiffa d’un léger casque.

Homphroy se tordait les bras.

— Hugues ! Hugues ! cria-t-il, que je regrette de ne plus vous haïr, puisqu’il me faut endurer une telle angoisse à cause de vous !

— Dieu protège mon amour : j’en ai eu des preuves, vous le savez. J’ai bon espoir.

Attirés par cette scène, des chevaliers et des soldats s’étaient approchés ; de plus en plus nombreux, ils s’attroupaient, discutaient, tout émerveillés.

— Qu’il n’aille pas faire un pareil saut, pour se rompre le cou, disait-on ; le château est enchanté ; pour y entrer, il faut être comme mort, et emporté par le magicien.

Homphroy se jeta à genoux.

— Je vous en supplie, renoncez à cette folie !

Mais Hugues le releva, l’embrassa tendrement, puis se mit en selle. Alors Raymond saisit la bride et cria :

— Par la force il faut s’opposer à un accès de délire. Barrez-lui la route !

—Ne m’arrêtez pas, comte de Tripoli, dit Hugues, dont le visage s’empourpra ; restons amis, je vous en conjure.

Puis, dardant son regard clair sur tous, il toucha la poignée de son épée :

— Le premier qui bouge a vécu !

Un sergent s’avança cependant.

— Non pas celui, j’imagine, qui, plein d’enthousiasme, réclame l’honneur de verser à un héros le coup de l’étrier, dit-il, en tendant au chevalier un gobelet plein de vin.,

— Je n’ai pas le cœur à boire.

— Ce vin a été récolté à Bethléem, sur l’emplacement même de la crèche. C’est un philtre divin qui doit centupler les forces. Le refuser serait impie.

— Donne donc, dit Hugues, qui vida le gobelet. Adieu, mes amis, ajouta-t-il. Je ne vous demande plus qu’une grâce. Retenez tout mouvement, toute clameur, qui pourraient effrayer mon cheval et diminuer son élan. Mon salut est dans la force de ses jarrets.

Il baissa la visière de son casque et tourna le dos au château pour prendre du champ. Puis il fit volte-face, s’affermit sur ses étriers et, après avoir fait un signe de croix, il éperonna la bête frémissante.

L’angoisse tenait la foule immobile, oppressée, muette. Homphroy, pâle d’épouvante, s’aveuglait de ses mains.

Le cavalier passa, presque invisible, froissant l’air comme un grand vent, s’élança au-dessus du gouffre.

Aussitôt, un grand fracas de branches et de mélal, un cri d’horreur, jaillissant de toutes les poitrines. Homphroy était tombé à genoux, se cachant davantage les yeux sous ses mains.

— C’est fini ! murmurait-il.

Tous étaient penchés maintenant sur l’abîme, que de légers feuillages et des fleurs couvraient çà et là. Parmi les cris confus et le brouhaha, des mots se détachaient :

— Quelle pitié ! — Jésus, fais grâce à son âme ! — Brisé sur les rochers ! — Son sang a jailli !

Puis, tout à coup, la clameur redoublant et une seule voix criant :

— Victoire !… Il vit !… C’est un prodige ! Le cheval seul rebondît de roche en roche ! le chevalier s’est retenu à des branches ! Il vit ! le voilà !…

Homphroy se releva d’un bond, découvrant son visage trempé de larmes.

— Que disent-ils ?

— Oui ! oui, c’est vrai, dit le comte de Tripoli. Au moment où le cheval s’abîmait, Hugues, d’un élan désespéré, s’est jeté dans un buisson et s’y est retenu, Dieu sait comment. Le voici qui remonte du gouffre ; mais il semble à bout de forces.

— Ah ! Madame la Vierge ! s’écria Homphroy, les mains jointes, je construirai une chapelle en votre honneur pour vous remercier d’avoir sauvé mon frère d’armes.

— Que fera-t-il, maintenant ? dit Raymond. Il ne peut ni escalader les murailles, ni forcer les portes. Sa situation est digne de pitié.

— Nous veillerons sur lui pour l’aider, s’il est possible, dit le connétable… Mais voyez donc ! Qu’a-t-il ?… Est-ce qu’il est blessé ? On dirait qu’il perd connaissance.

Hugues avait réussi à se hisser jusqu’à la saillie de rocher qui précédait la poterne. Mais là, comme épuisé, il chancelait, passait la main sur ses yeux, semblait vouloir échapper à un engourdissement. Puis il tomba sur un genou, s’étendit et ne bougea plus.

— Hélas ! est-il mort ? dit Homphroy.

— Non, non, je comprends, s’écria Raymond : il s’endort ! Cet homme qui l’a fait boire là, tout à l’heure : un sectaire déguisé !… Où est-il ? Disparu… Je l’aurais juré ! Tenez, voyez.

Silencieusement, la poterne s’ouvrit ; des Frères de la Pureté parurent.

— Hugues ! Hugues ! prenez garde ! cria Homphroy, éveillez-vous !

Deux des Assassins se courbèrent vers le chevalier, le prirent par les épaules et par les pieds, comme un mort, et l’emportèrent dans le château.

Lentement, la porte se referma.