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Le Vieux de la montagne (Gautier)/XII

La bibliothèque libre.
Armand Collin et Cie (p. 207-220).

XII


— Hugues, mon frère, vous êtes tout songeur et triste, dit Homphroy du Toron à son ami, étendu à quelques pas de lui, sur l’herbe, au bord de la petite rivière qui fuyait si vite…

— Hélas ! je ne sais quelle angoisse me tourmente, répondit Hugues. Il me semble que ce château, vers lequel tendent toutes mes pensées, a l’air diabolique plus que de coutume. J’ai peur à l’idée qu’elle est là, sans défense, si belle, à la merci d’un homme… Mais, cher Homphroy, vous vous inquiétez de mes peines, en taisant les vôtres. Autant que moi vous êtes soucieux.

— Je souffre d’étrange façon, c’est vrai, dit Homphroy : c’est en moi comme un silence subit, après un grand tumulte. Ne me jugez pas fou, Hugues, mon ami : il me semble que je souffre de ne plus souffrir… Mon cœur est vide de sang, comme une plante dont la sève est desséchée. Sans doute, c’est une fleur, l’amour. Pour s’épanouir, elle aspire avidement au tiède printemps, et c’est la gelée qui est venue. La voici, à peine ouverte, flétrie et morte, cette fleur qui était le parfum et l’enchantement de ma vie, et je la pleure, en dépit des épines dont elle me déchirait.

— J’ai détourné sur moi, sans le vouloir, la faveur qui vous était due, et cela m’est un constant chagrin…

— Souvent Dieu vous envoie un mal pour votre bien, dit Homphroy avec vivacité. À cause de vous, la fleur s’est dénoncée vénéneuse. Vous m’avez sauvé du poison, et votre amitié, comme un baume, me guérira.

Ils échangèrent un triste et affectueux sourire et, pensifs, ne parlèrent plus, regardant le remous de l’eau, jusqu’à s’étourdir.

Le camp, si animé d’ordinaire, était silencieux, presque désert. Les tentes, claires au soleil, avec le triangle noir de leur entrée ouverte, moutonnaient comme des monticules de sable. Aucune brise n’agitait les étendards, qui retombaient le long des hampes, ainsi que des linges mouillés. Des sergents dormaient par terre, dans les morceaux d’ombre.

Le roi était allé en pèlerinage à Notre-Dame de Tortose, une magnifique cathédrale, la première édifiée en Terre sainte, en l’honneur de la mère du Christ. La montagne des Ansariés n’en était distante que de quelques lieues, et le sanctuaire était particulièrement vénéré, : à cause des grands miracles que Madame la Vierge y faisait.

Toute la cour accompagnait le roi, et tous les chevaliers avaient chevauché à sa suite, dans un grand recueillement, car Amaury réclamait les prières de chacun, afin que son pèlerinage fût bien accueilli de la miraculeuse Notre-Dame, qu’elle lui accordât ce qu’avec ferveur il lui demandait.

Excepté l’évêque Guillaume, nul ne savait quelle était cette demande ; tous, néanmoins, priaient très dévotement, Hugues et Homphroy avaient voulu rester pour veiller à la garde du camp.

Vers le milieu du jour l’attention d’Homphroy, dont le regard portait loin comme celui de l’aigle, fut attirée par un homme qui déboucha d’une gorge étroite et dont les allures furtives étaient inquiétantes. Il se dissimulait derrière les rochers, regardait tout alentour avant d’avancer, et souvent levait les yeux vers le château de Raschid ed-Din. Les mouvements du terrain le cachaient par moments ; puis il reparaissait plus proche. Il fut bientôt évident qu’il se dirigeait vers le camp des Francs.

Homphroy posa la main sur le bras de son compagnon :

— Voyez donc, dit-il, ce vieil homme qui vient ici, tout las et suant, comme s’il avait fait une longue route.

— C’est un infidèle, dit Hugues après avoir examiné l’étranger ; il porte le costume des derviches. Que peut-il chercher parmi nous ?

Les deux chevaliers s’étaient levés ; mais le nouveau venu, comme épuisé, s’affaissa sur un tertre, au pied d’un arbre.

— Son âge commande le respect, et il a grand air, malgré son vêtement modeste, dit Homphroy. Nous devons le saluer et lui offrir nos services, puisqu’il est dans notre camp.

Ils s’approchèrent.

— Salut ! hôte étranger, qui semblez arriver de loin, dit Hugues. La chaleur est forte, la route poudreuse : nous aurons plaisir à vous réconforter par des boissons fraîches et quelques aliments à votre goût.

— Le salut soit sur vous ! jeunes hommes, répondit le vieillard, en posant la main sur son cœur. Si vous voulez m’obliger, conduisez-moi sans retard, vers Amaury, le roi de Jérusalem.

— Le roi notre sire s’est éloigné du camp.

— Il n’est plus ici ?… s’écria le vieillard, dont tous les membres furent secoués d’un tremblement.

— Il y reviendra sur l’heure, continua Homphroy, ému de cette angoisse. Déjà je crois entendre le son des orgues portatives et la mélodie des cantiques. La_procession n’est pas loin, et le roi sera là, bientôt.

— En attendant, ne refuse pas le réconfort, dit Hugues, en aidant l’inconnu à se lever.

— J’en ai grand besoin, c’est vrai, répondit l’étranger ; l’esprit inquiet ne se soucie pas du corps, et, pourtant, le corps épuisé peut vaincre l’esprit.

— Venez ! nos tentes sont tout proches, dit le jeune connétable.

Déjà l’on entrevoyait, au loin, les pennons des chevaliers, qui chevauchaient, en une interminable file, par les vallons peu larges. Les chanteurs de psaumes et les ménestrels formant l’avant-garde, marchaient à pied ; plusieurs d’entre eux portaient dans leurs bras des orgues, formées d’un registre de pipeaux ; d’autres avaient des violes ou des psaltérions. Mais les musiciens avaient épuisé tout leur répertoire pieux, et, pour se délasser, maintenant, ils chantaient un poème tout récent, qui racontait, sans rien omettre, l’aventure d’Hugues de Césarée, armant chevalier le musulman Saladin. Ils avaient déjà égrené beaucoup de couplets, le long de la route, et en étaient au moment où Saladin vient de quitter le bain symbolique :


Après qu’il l’a du bain ôté,
En un bel lit il l’a couché.
— Hugues, dites-moi sans faillance
De ce lit la signifiance.
— Sire, fait-il ; ce signifie
Qu’on doit par la chevalerie
Conquérir lit en paradis
Que Dieu octroie à ses amis.

Après, deux éperons lui mit
En ses deux pieds et puis lui dit :
— Sire, tout aussi bien il faut,
Comme éperonnez vos chevaux,

Qu’à l’aide de ces éperons,
Qui dorés sont tout environ,
Vous gardiez bien votre courage
De Dieu servir en tout votre âge,
Car tous les chevaliers le font
Qui Dieu aiment de cœur profond.

Puis ils énuméraient les nombreux devoirs du nouvel initié :


Un chevalier, premièrement,
Ne doit être à faux jugement ;
Si le mal ne peut détourner,
Il doit sitôt s’en retourner…

Une autre chose aussi est belle :
Dame ne doit ni demoiselle,
En aucun pas mal conseiller,
Mais c’est la loi du chevalier
De les aider de son pouvoir
S’il veut louange et gloire avoir,
Car femmes doit-on honorer
Et pour leurs droits grands faits porter.


À une centaine de pas derrière les chanteurs, venait le roi, ayant auprès de lui le grand-chancelier.

Amaury, admirablement majestueux à cheval, se tenait droit, la tête haute, un poing sur la cuisse. Le soleil mettait un brasillement d’or dans la barbe fauve et sur les longues boucles, qui ruisselaient sous l’étoffe blanche, nouée par une cordelière au front royal ; la poitrine vaste et les épaules athlétiques tendaient la soie tout unie de la tunique, qui laissaient deviner le jeu des muscles et du souffle puissant. Auprès du maître ; Guillaume, coiffé de la mitre, tenait contre son épaule la crosse d’or, dont l’extrémité inférieure posait sur l’étrier.

Jugeant le souverain recueilli dans sa dévotion et peu disposé aux courtois bavardages, les dames restaient en arrière, s’égayant avec les hauts barons.

Le roi et l’évêque étaient engagés, en effet, dans une grave discussion, qui même semblait n’être nullement du goût de Guillaume, car il mordait ses lèvres, fronçait les sourcils, ne cachait pas son embarras et son humeur, tandis qu’un peu de malice riait dans les yeux d’Amaury.

— Les saints apôtres, les pères et même l’Ancien Testament, nous confirment cette vérité, disait l’évêque ; à quoi bon s’enquérir d’autres raisons ?

— Je ne fais pas doute de ces choses, reprenait le roi ; pour moi, je les crois très fermement. Mais, par exemple, quelle raison pourrai-je donner comme preuve de la future, résurrection et de l’autre vie après là mort à celui qui voudrait débattre contre moi cette doctrine en refusant de la croire ?

— Ah ! sire, j’ai le cœur navré et je suis profondément ému de voir un prince catholique avoir tant de scrupules et de doutes en sa conscience… Tenir de tels discours au retour d’un saint pèlerinage !… Mais, puisque vous le voulez, débattons, Ne confessez-vous pas que Dieu est juste ?

— Certes, je le confesse.

— Il appartient à celui qui est juste de rendre le bien pour le bien et le mal pour le mal.

— C’est vrai.

— Or cela ne se fait pas toujours en cette vie, car il y a, au siècle présent, plusieurs gens de bien qui n’endurent que malheur et adversité, quand les méchants, au contraire, jouissent d’une félicité constante.

— Cela est certain..

— C’est pourquoi, conclut Guillaume d’un air triomphant, il faut reconnaître que la résurrection de la chair est certaine et, qu’en l’autre vie, se fera la rémunération du bien et du mal méritée en ce monde, car il ne se peut pas que Dieu laisse le bon puni et le méchant récompensé.

— Ta réponse me plaît grandement ! s’écria le roi. C’est au point que, par ta parole, tu as ôté tout le doute qu’il y avait en mon cœur.

On était arrivé au camp. Amaury mit pied à terre, et, tout aussitôt, Hugues de Césarée s’avança vers lui, suivi du vieillard inconnu.

— Qu’y a-t-il, chevalier ? dit le roi. Vous semblez désirer audience.

— Sire, répondit Hugues, cet étranger venu de loin demande à vous entretenir sur l’heure et secrètement.

Amaury fit un pas vers le vieillard.

— Dieu te garde, mon hôte, dit-il. Que veux-tu de moi ?

L’inconnu, en voyant le roi, avait pâli et dardé sur lui un farouche regard. Il balbutia :

— Avec toi soit le salut, noble Franc.

— Tu parais douloureusement ému, dit Amaury, qui vit ce trouble. Parle, ne crains rien.

Mais l’autre baissa la tête et murmura comme pour lui-même :

— Le saint Qorân nous l’enseigne : le paradis est à ceux qui pardonnent.

— J’attends, dit le roi, les sourcils froncés.

Alors le vieillard se rapprocha, baissa la voix :

— Roi chrétien, te souviens-tu de la musulmane Zobeïde, fille du prince de Hama ?

Amaury, pâle à son tour, eut un cri de surprise, et vivement entraîna l’étranger sous sa tente, en faisant signe à Guillaume de les suivre.

— Zobeïde ! C’est bien le nom que tu as dit ? s’écria le roi haletant d’émotion, dès que le rideau fut retombé. Vois, Guillaume : Notre-Dame de Tortose nous favorise d’un miracle. Ce que nous la supplions de nous faire savoir, ce vieillard, sans doute, vient nous l’apprendre.

— Vous avez combattu pour le ciel : le ciel veut effacer vos fautes, dit l’évêque.

Le roi montra Guillaume à son hôte en lui disant :

— Il est mon confesseur et sait mes faiblesses. Parle : tu peux t’expliquer devant lui. Zobeïde, dis, que sais-tu d’elle ? Depuis que son père me l’arracha si cruellement, rien, plus rien ! Le mystère, le silence de la mort.

— C’était la mort, en effet, seule capable d’emporter avec elle le déshonneur.

— Ah ! ce père implacable, ce monstre, il l’a tuée ?

— C’était mon frère, il n’est plus, dit le vieillard avec dignité. Je suis prince de Hama.

— Pardon, prince… Zobeïde est morte ?

— Elle était condamnée au glaive ; mais, à force de prières, j’obtins un sursis, au nom de l’innocente créature qui allait naître, et, par bonheur, épuisée de honte et de chagrin, Zobeïde mourut quand son enfant vit le jour… Ainsi, elle échappa au bourreau. Son père, miné par le désespoir, succomba bientôt après.

— Voyez, roi, dit Guillaume, combien la légèreté de la jeunesse peut engendrer de malheurs en quelques instants de plaisirs coupables.

— Ah ! j’expie, Guillaume, j’expie ! dit Amaury en couvrant ses yeux de sa main.

— Daignerez-vous nous dire, prince, demanda l’évêque, ce que l’enfant est devenu ?

— Je l’ai élevé : une fille, la joie de ma vieillesse. On me l’a prise !

— On vous l’a prise ? Qui, qui donc ? décria le roi.

— Qui ?… le terrible Raschid ed-Din, le vautour de la montagne, qui nous tient tous les deux dans ses serres.

— Lui ! Pourquoi ?

— Je l’ai bravé ; il m’a vaincu jusqu’à m’avoir à sa discrétion et ne m’accorda la paix qu’en exigeant ma Gazileh comme otage. J’ai cru d’abord que ce n’était là qu’un caprice du vainqueur, pour me torturer mieux ; mais, en apprenant que le roi de Jérusalem l’avait gravement offensé, j’ai tout compris.

— Comment ? qu’as-tu compris ?

— Qu’il a pris cette jeune fille pour nous mieux tenir, toi et moi.

— Il saurait qu’elle est ma fille ?

— Sans aucun doute, il le sait. Que ne sait-il pas ?… C’est pourquoi, dès que la nouvelle de votre différend est arrivée jusqu’à moi, je suis parti, déguisé en derviche. Ai-je échappé aux espions du jaloux Raschid ? Je ne sais ; en tout cas, les poignards de ses Dévoués n’ont pas cherché mon cœur. Je suis venu à pied ; l’angoisse me donnait des forces, et me voici. Je te révèle l’existence de cette enfant, que je voulais taire à jamais, pour te supplier en même temps de ménager toutes les susceptibilités de l’ennemi, si tu veux réparer un peu de ta faute passée, en protégeant ta fille.

— Si je le veux ! dit Amaury, en serrant les mains du prince. Mais bannis toute crainte : Raschid sait que mes torts envers lui n’étaient qu’apparents et combien est sincère mon désir de lui donner satisfaction. Je suis son prisonnier volontaire, et, bien qu’il ne m’ait pas encore visité, il se montre envers moi plein de courtoisie. Il sait cependant que les Templiers maudits, que Dieu damne ! refusent la réparation demandée, et que l’affaire menace de traîner en longueur.

— Dieu soit loué ! s’il en est ainsi.

— Il nous protège, sois-en certain. Ta venue ici en est la preuve. Cette enfant que je désespérais de connaître jamais, elle est là à quelques pas. Bientôt, elle nous sera rendue. Reste près de nous, prince, reste jusqu’à ce jour heureux.

— Soit, je resterai, dit le prince de Hama : il me semble que plus près de Gazileh, je serai moins malheureux.

Le roi ordonna de dresser une lente pour l’hôte que Dieu lui envoyait et de préparer un festin. Et, lorsque le vieillard se fut retiré pour se reposer, Amaury courba le front devant l’évêque et lui dit :

— Quelle oblation dois-je au ciel pour la faveur qu’il m’accorde ?

— Si on la mesurait à la grandeur de la grâce, elle serait magnifique.

— Qu’elle le soit, Guillaume. Je le laisse libre de la fixer !