Le Vieux de la montagne (Gautier)/II

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Armand Collin et Cie (p. 31-60).

II


Avant la fin de cette nuit-là, Hugues de Césarée brusquement s’éveilla comme si quelqu’un l’eût appelé par son nom. Effaré, le cœur battant, il écouta le silence, regarda de tous ses yeux la demi-obscurité. Une lampe de mosquée à verres multicolores, qui pendait d’une poutre, était allumée, car depuis qu’il se croyait hanté du démon, le chevalier redoutait de dormir dans l’ombre ; mais la mèche agonisait, et, sous ses palpitations, des lueurs jaunes, rouges et vertes dansaient sur les dalles du sol et dans les caissons du plafond, où les chimères d’or semblaient s’animer. Elles avaient des ailes dentelées, de gros yeux saillants, de longues langues fourchues sortant de leurs gueules ouvertes, et elles s’allongeaient, se ramassaient, comme pour bondir hors de l’azur qui les tenait prisonnières. Mais, dans un dernier crépitement, la lampe s’éteignit, et, subitement aveuglé, Hugues sentit redoubler son angoisse.

Bientôt, sur le noir opaque, il vit apparaître, dans un flamboiement confus, la forme adorable que le diable prenait pour le tenter, l’image de cette femme inaccessible dont le souvenir le hantait si douloureusement. Il essaya de faire le signe de la croix ; mais son bras retomba inerte, tant la langueur qui coulait dans son sang brisait sa force, et il poursuivit avidement du regard la vision qu’il avait voulu chasser.

Comme elle est gracieusement étendue, cette femme, le coude dans un coussin, le front sur sa main ! Comme elle est belle, sérieuse et profondément pensive !… C’est cela surtout, cette gravité, ce regard paraissant voir si loin dans le mystère de l’inconnu, qui donne à cette tête quelque chose de vraiment divin ; c’est cela qui bouleverse le jeune chevalier, l’emplit d’une terreur sacrée, d’une piété tremblante, plus encore que la pâleur tout unie du visage, où la pourpre n’éclate qu’aux lèvres, la splendeur des yeux, sombres et brillants comme une nuit d’été, les fauves lueurs des cheveux, ni blonds ni noirs, mais d’une étrange couleur de cuivre rouge, plus que toute cette séduction souveraine qui le brûle de si torturants désirs. Et, à voir ce fantôme, l’émotion le fait haleter :

— Ah ! si le diable peut être ainsi, que je sois damné !

Mais, aussitôt, il se dresse, épouvanté du blasphème. Il n’a rien dit. Ses lèvres n’ont rien formulé : il n’est coupable qu’en pensée.

Tout s’est dissipé. L’ogive de la fenêtre se découpe, à présent, d’un gris de perle : c’est le jour.

Hugues retombe sur son lit ; la raison lui revient, un peu de calme. Il comprend qu’il n’y a rien de diabolique dans tout cela, qu’un exorcisme ne le délivrerait pas, mais qu’il est follement épris, sans rémission et sans espoir, d’un être inconnu et insaisissable, que la mort est son seul salut.

Ce jour-là surtout, la vie, il lui semble, est impossible à supporter : c’est comme un poids trop lourd qui pèse sur sa poitrine, gêne sa respiration.

Eh bien, oui, il mourra. Au prochain combat, il se fera tuer ; mais, auparavant, il tentera quelque chose : il fera un vœu.

Tout s’éclaire maintenant dans la chambre : le chevet doré du lit, les murs fleuris de peintures, les carreaux émaillés du sol, le tapis sarrasinois, sur lequel gît la belle couverture brodée. Le drap de fine soie est tombé, de l’autre côté. Hugues, dans sa fièvre, a tout bouleversé ; il est nu sur son lit, cherche en vain à se couvrir, ne trouve aucun vêtement. Du drap, qu’il ramasse, il s’enveloppe, comme un Romain dans sa toge, et court à la fenêtre qu’il ouvre.

La ville est silencieuse et déserte encore, toute sombre sous le ciel délicatement rose.

Les terrasses des maisons s’étagent, et l’on voit des Arabes qui dorment là, enveloppés dans des couvertures rayées. Quelques-uns s’étirent et bâillent, clignant des yeux, devant la lueur du ciel et se grattant la tête.

Une cloche commence à sonner matines au très prochain couvent de Sainte-Anne, et, de tous côtés, des sons plus graves lui répondent. À ces voix pieuses, le chevalier s’agenouille pour faire sa prière. Mais il la récite distraitement, des lèvres seulement, tandis qu’il pense que ce n’est pas l’heure encore où son écuyer a coutume de venir lui secouer l’oreiller pour l’éveiller. Impatient, il se relève, déverrouille les portes, fait un grand tapage. Bientôt des valets se précipitent, effarés, à peine vêtus, du regard interrogeant le maître.

— Qu’on appelle Urbain.

L’écuyer ne tarde pas à paraître, mal ajusté, les yeux troubles de sommeil. Urbain est un très jeune homme aux bonnes joues fraîches, à l’air à la fois naïf et malin.

— Mon seigneur serait-il malade ? demande-t-il.

— Non, j’ai hâte de sortir : habillez-moi.

— En armes ? interroge Urbain, s’imaginant qu’il s’agit de quelque querelle à vider.

— Une robe à la mode syrienne, très simple, et une kéfié blanche, répond Hugues.

Les valets ont apporté une vasque de faïence émaillée, ornée d’inscriptions et d’arabesques couleur de lait sur un fond vert turquoise, des aiguières d’eau fraîche, des savons d’Antioche, des essences rares. Mais le chevalier repousse les parfums.

— Je vais en pèlerinage, dit-il.

Sa toilette terminée, le voici dans les rues de Jérusalem, suivi de son écuyer, portant, à pleins bras, une provision de cierges.

L’hôtel où logeait le comte de Césarée, quand il résidait dans la ville sainte, était situé vers le centre de la cité, sur la colline d’Acra, à l’angle d’une place assez vaste. Le chevalier traversa cette place et, tout de suite, s’engagea dans d’étroites ruelles, enchevêtrées, dont les pentes raides et ravinées s’entrecoupaient d’escaliers, de pierre ou de terre battue, passaient sous des voûtes sombres, sous les saillies des maisons. Il descendit rapidement vers la basse ville, du côté de la porte de Josaphat et atteignit le grand réservoir qu’on appelait aux temps bibliques la Piscine Probatique. Il avait devant lui la façade très, simple de l’église Sainte-Anne, avec sa porte à ogives, dans le tympan de laquelle, encadrée d’oves et de billettes disposées en damier, apparaissait, sculptée en bas-relief, la mère de la Vierge Marie.

Hugues entra dans l’église, suivi d’Urbain, qui alluma un cierge à la lampe du parvis et le donna à son maître. Les trois nefs étaient désertes ; les pas y sonnaient longuement. Le jeune homme s’agenouilla un instant devant le maître-autel ; mais ce n’était pas là qu’il voulait formuler son vœu. Il revint sur ses pas, vers un escalier bordé d’une balustrade de pierre, qui, d’un des bas-côtés de l’église, s’enfonçait dans le sol, et il descendit les vingt-deux marches qui aboutissaient à un souterrain creusé dans le rocher.

Quatre lampes éclairaient ce lieu voûté, où persistait un parfum d’encens, mêlé à une odeur de moisissure. Il était de forme irrégulière, et le roc vif apparaissait par places, entre des peintures à fresques. Un autel en pierre grise s’adossait, au fond, à la paroi de la grotte, et, au-dessus, un groupe en bois, sculpté et peint de couleurs naturelles, représentait saint Joachim, sainte Anne et, entre eux, tout enfant, Marie, essayant ses premiers pas.

Hugues s’agenouilla au pied de l’autel et, à haute voix, improvisa sa prière :

— « Ô Marie ! glorieuse Vierge qui êtes née en ce lieu même où mon humble voix résonne, vous que le roi du ciel a bénie entre toutes les créatures, que l’ange Gabriel a visitée, qui avez donné le jour au sauveur du monde, à Bethléem, tandis qu’une étoile belle et claire luisait au ciel et que les pastoureaux sonnaient des chants de joie dans leurs cors, vous qui avez eu le cœur percé de sept glaives et, pour cela, êtes si compatissante à nos douleurs ; ô vous qui savez tout ! vous savez que la peine que je porte est trop lourde pour ma faiblesse, et, comme votre divin fils, quand sa croix trop pesante meurtrissait son épaule, obtint l’aide de Siméon, j’espère en votre secours pour être allégé de mon fardeau. Ô reine du ciel ! recevez mon vœu, faites-le bien accueillir de Celui qui peut tous les miracles, qui a ressuscité Lazare, changé l’eau en vin et multiplié les pains.

« Voici : Je demande cette grâce : Qu’une fois seulement mes yeux revoient celle qui les a rendus aveugles à toute beauté, qu’un instant je puisse la contempler encore, et que je meure aussitôt après. Je jure, ô sainte mère du Christ ! qu’au combat je ne ferai nul pas en arrière pour mon salut, que je tiendrai tête aux ennemis du Seigneur, fussent-ils cent contre moi seul, et que je me ferai tuer pour sa gloire. Prends en pitié ma faiblesse, ô très bienfaisante ! exauce-moi et pardonne à la folie de ma requête, qui ne mériterait pas même d’être écoutée. »

Il récita encore plusieurs Ave, planta le cierge qu’il tenait tout allumé dans un chandelier. Puis il sortit de l’église par une porte latérale.

Il suivit la rue de Sainte-Anne jusqu’à la rue de Josaphat et arriva devant le massif, taillé dans le roc, de la forteresse Antonia, où des vestiges d’antiques murailles étaient visibles encore parmi l’échelonnement des constructions de différents âges.

Plus bas se groupaient des bains arabes, des écoles et plusieurs luxueux hôtels appartenant aux barons et aux chevaliers. Un long passage, voûté en ogive, s’enfonçait sous la forteresse, Hugues s’y engagea et déboucha bientôt sur le parvis du Temple.

La cour du Temple s’étendait, belle et vaste, longue de deux portées d’arc et large d’une, toute pavée de dalles, soigneusement lavées, qui étaient pour la plupart le roc même du mont Moriah ; des arcades, formant cloître, s’appuyaient à la puissante muraille de l’enceinte sacrée, faisant le tour de la place, et vers le milieu du parvis, sur un terre-plein, soutenu par des murs très forts, s’élevait, léger, harmonieux et grandiose, le Temple du Seigneur.

L’ancienne mosquée d’Omar, construite sur l’emplacement du Temple de Salomon, devenue le Temple du Seigneur depuis que les chrétiens avaient conquis la ville, était une rotonde à huit pans coupés, revêtue de marbres et de mosaïques. La toiture, formée par une terrasse bordée d’arceaux à jours, entourait le tambour central, percé de hautes fenêtres, qui supportait la coupole. Celle-ci, allongée en forme d’œuf, était couverte de lames de plomb et surmontée de la grande croix d’or, qui remplaçait le croissant abattu.

Hugues traversa l’esplanade, que l’on nommait le Pavement, et, suivi d’Urbain, monta un des larges escaliers, terminés par de légers portiques, qui conduisaient à la plate-forme du Temple. Celle-ci était pavée de marbre blanc, et l’on voyait, à l’un de ses angles, l’abbaye des chanoines de Saint-Augustin, desservants du Temple.

Quatre portes, disposées en croix, donnaient accès dans le sanctuaire. Le chevalier y entra par celle qui regarde le nord, la Porte du Paradis, comme les infidèles la nommaient.

On ne pouvait pénétrer sans une émotion intense dans ce lieu vénérable où tant de souvenirs se réunissaient en un faisceau si glorieux. On était saisi de respect, dans ce demi-jour plein de mystère, au milieu de ces puissants parfums, dont les marbres et les porphyres semblaient imbibés, dans ce silence, sonore au moindre heurt et retentissant jusqu’au faîte de la coupole, comme si le ciel faisait écho.

Sur les murailles, de merveilleuses mosaïques représentaient des fleurs, des fruits, d’inextricables arabesques, où le regard se perdait. Des colonnes, de tous styles, faites des marbres les plus divers, formaient trois cercles, trois enceintes, que fermaient les ramages ajourés des grilles d’or, autour de l’autel, placé au centre de l’édifice, sous la vertigineuse coupole.

L’autel, construit par les croisés, s’appuyait à un roc nu qui surgissait du sol. C’était la Pierre sacrée et miraculeuse, célèbre depuis tant de siècles.

Sur cette roche, Abraham avait dressé le bûcher où il voulait sacrifier son fils ; David, plus tard, y éleva un autel, et, autour d’elle, Salomon édifia son Temple ; pendant quatre siècles, sur cette pierre, l’Arche d’alliance reposa. Au temps où Jésus enfant venait discuter avec les docteurs de la loi, un voile de pourpre environnait la roche sacrée, fermant ainsi la troisième enceinte, qui était le Saint des Saints.

Les offices n’étaient pas commencés encore quand le comte de Césarée s’agenouilla auprès de la roche sainte. Quelques frères servants, seulement, disposaient les ornements de l’autel. Le pèlerin redit son vœu, à haute voix, dans une si ardente prière, que les jeunes sous-diacres, interrompant leur besogne, écoutèrent avec une surprise craintive ; puis il baisa la Pierre auguste et se releva.

Il quitta le sanctuaire par la porte de l’Orient, qui donnait dans une chapelle dédiée à saint Jacques le Mineur. Elle était construite à la place même où l’apôtre martyr, précipité du sommet du Temple, tomba expirant. C’est là aussi que Jésus chassa les vendeurs, et sauva la femme adultère.

Après une courte oraison à saint Jacques, Hugues redescendit, de la haute plate-forme, au Pavement du grand parvis, il marcha vers le rempart de la ville, qui, du côté de l’orient, bordait la place. Il voulait saluer les Portes d’Or, dont les trois arches magnifiques s’élevaient à cet endroit. Les portes étaient murées, maintenant, et ne s’ouvraient que le jour de Pâques fleuries, pour laisser passer une procession.

Le chevalier mit un genou en terre, sur ce seuil illustre, et chercha à revoir, par l’esprit, la scène qui s’était passée là, près de douze siècles auparavant : le Sauveur, monté sur une ânesse, entrant à Jérusalem par les Portes d’Or, le peuple, accouru à sa rencontre, l’acclamant, jetant des branches vertes sous ses pas.

Quand il se remit en route, Hugues s’aperçut que son écuyer ne l’avait pas suivi. Il le chercha des yeux, avec surprise et impatience, et finit par le découvrir sur les dernières marches d’un des escaliers de l’esplanade, profondément endormi, au milieu d’un écroulement de cierges.

— Mécréant ! est-ce ainsi que tu fais ton service ? s’écria-t-il en l’éveillant d’un coup de pied.

Devant le visage irrité de son seigneur, Urbain retrouva subitement toute sa lucidité. Il se releva, les mains jointes, d’un air plein de contrition :

— Ah ! monseigneur, dit-il, dans l’intérêt de votre vœu, ne vous laissez pas entraîner à une juste colère : elle pourrait mécontenter Notre-Seigneur Jésus, le très miséricordieux.

Hugues haussa les épaules en souriant et s’éloigna, sans rien ajouter, tandis que l’écuyer ramassait les cierges et courait pour le rejoindre.

Le comte retournait sur ses pas, et il quitta l’enceinte du Temple par le passage voûté qu’il avait pris pour y entrer ; il voulait refaire, à partir de ce point, le chemin que le Sauveur, si péniblement, avait suivi pour aller à la mort. Il s’arrêta donc au milieu des constructions élevées sur l’emplacement de la forteresse Antonia, à l’endroit où avait été le prétoire de Pilate. Là, Jésus fut condamné, couronné d’épines et chargé de la croix ; de là, il commença la route douloureuse.

Le point où le Maître tomba pour la première fois sous le poids de la croix, est marqué par une antique colonne, cassée en deux et couchée contre une muraille, à l’issue de la rue Josaphat, là où elle se termine dans une rue transversale qui vient de la Porte des Pèlerins. Hugues, prosterné sur le sol, les bras grands ouverts, cria avec véhémence :

— Moi aussi, Seigneur, je porte une croix trop lourde pour ma faiblesse ! Puisque, je ne puis pas la rejeter, fais qu’elle soit, comme la tienne, l’instrument de mon supplice et me donne le repos de la mort !

Plus loin, il entra dans une rucllo, en souvenir de la rencontre de Jésus avec sa mère désolée. Puis il gagna la rue du Saint-Sépulcre, à l’entrée de laquelle Simon le Cyrénéen fut requis pour porter la croix du Christ.

Les rues étaient toujours étroites, inégales, coupées d’escaliers et de ravins. L’écuyer, qui, sous sa charge, buttait souvent, maugréait, et s’étonnait tout bas que le Seigneur, qui eût pu choisir pour y vivre le plus beau pays du monde, eût élu de préférence cette vilaine et sombre cité et il fredonnait la chanson, composée jadis, sur pareil sujet, par Robert le Frison.


Pourquoi s’hébergea-t-il en cette Sinaïe ? …
Ce devrait être ici bonne terre bénie ;
Encens y devrait croître, et l’or, et la rubie,
La myrrhe et le gingembre et la rose florie,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! mieux j’aime d’Arras la grand châlellenie !


À une centaine de pas plus avant dans la même voie, à l’endroit où une voûte enjambe la rue, un fragment de colonne, encastré dans le pavé, indique la place où s’élevait la maison de Véronique. C’est là que la pieuse femme vint essuyer le visage, tout couvert de sang et de poussière, du divin condamné et que s’accomplit le miracle de l’image du Sauveur empreinte sur le linge. Hugues ne s’arrêta là qu’un instant.

De puissantes vibrations de bronze roulaient, à présent, sur la ville : toutes les cloches sonnaient la messe matinale ; les habitants, éveillés, bruissaient, dans les échoppes qu’ils ouvraient, sortaient de tous les côtés à la fois, emplissaient la cité. Déjà on avait peine à circuler dans la rue grimpante et peu large ; des âniers, à grandes enjambées qui tendaient sur leurs mollets bruns leur chemise de toile bleue, se hâtaient vers les marchés, poussant devant eux leurs bêtes, ensevelies sous des bottes de légumes et d’herbes, si volumineuses qu’elles touchaient à la fois les deux murs de la rue. D’immenses paniers, pleins de volailles piaillantes et d’où sortaient, en s’agitant les longs cous des oies, accrochaient des mannes où luisaient de grands poissons, et d’inextricables bagarres, traversées de cris gutturaux, de coups de trique, d’imprécations et de menacés, barraient le passage pendant de longs moments. Au carrefour formé par la rue du Sépulcre et la rue Saint-Étienne, la cohue se compliquant encore d’un troupeau qui entrait dans la ville, Hugues, impatienté, renonça à l’itinéraire qu’il s’était tracé et, brusquement, tourna à gauche.

C’était un long détour, pour gagner le Saint-Sépulcre, dernière station de son pèlerinage ; mais on pouvait avancer plus vite dans la rue, relativement tranquille. Il traversa le change des Syriens, là où s’ouvrent aussi les échoppes des orfèvres, qui travaillent et battent le métal, accroupis au milieu des chaudes rutilences de leur étalage. Quelques pas plus loin, il jeta un regard aux alcôves de pierres, creusées au flanc des maisons, où l’on vendait les Palmes Idumées, ces preuves du saint pèlerinage si chères à tous ceux qui retournaient en Occident. Ces palmes étaient frettées, c’est-à-dire soigneusement entourées, pour se mieux conserver, de fils d’argent et de fils de soie.

Hugues passa, sans y entrer, devant l’abbaye des moines noirs de Sainte-Marie-Latine, puis devant celle des nonnes de Sainte-Marie-la-Grande ; ensuite il longea les murailles de l’Hôpital et, bientôt, s’engagea sous les voûtes ogivales de la rue Malcuisinat, qui, d’un côté, s’appuyait au domaine des Hospitaliers. Sous ce couvert, où les voix et les pas retentissaient, flottait une épaisse fumée et une âcre odeur de graisse et de friture. C’était là que l’on cuisait les viandes, pour les vendre à la foule des pèlerins. De tous côtés, les âtres s’allumaient, les charbons pétillaient, et les quartiers de chair embrochés grésillaient en laissant couler leur jus.

Déjà de nombreux pèlerins mangeaient, accroupis par terre, assis sur leurs talons, ou les genoux relevés leur servant de table. D’autres s’étaient livrés aux barbiers, établis aussi dans cette rue, qui leur savonnaient la tête vigoureusement, les délivraient, autant qu’il était possible, de la vermine.

Urbain, péniblement, se traînait derrière son maître, et son appétit matinal était vivement sollicité par ces chaudes odeurs de victuailles. Il ne put résister et, tirant tout à coup un denier de sa ceinture, il accota son paquet de cierges à l’échoppe d’un rôtisseur et acheta une brochette de mouton coupé en petits carrés. Il les dévora, tout en courant, se brûlant les doigts et se graissant la figure, tandis que, par-dessus les têtes, il regardait, loin devant lui, pour ne pas perdre de vue son seigneur. Il le rejoignit dans la rue Couverte, qui faisait suite à la rue Malcuisinat. Dans ces nouvelles galeries voûtées qui, par des travées, communiquaient avec le marché aux Herbes où se tenaient les marchands de fruits, de légumes et d’épices, les drapiers syriens avaient leurs boutiques, et l’on fabriquait les chandelles de cire.

Le chevalier déboucha enfin, à ciel ouvert, dans une rue transversale : la rue de David, et tournant à angle droit, il la suivit, en longeant une autre face de l’Hôpital. Loin devant ses yeux il voyait, au delà d’une grande place pleine de foule, où se tenait le marché au blé, la majestueuse masse du fort de David et les créneaux des remparts de la ville. Dans la baie cintrée de la porte ouverte, l’étrange silhouette des chameaux de charge, avec le feston de leur cou reployé, leur dos bossu et leur lèvre pendante, se profilait, sur la grande lumière fuyante de la campagne. Mais Hugues, bientôt, tourna à droite, dans la rue du Patriarche, où un, encombrement l’arrêta encore.

C’était un convoi de vivres qui entrait dans une cour de l’Hôpital. Sous l’arceau sculpté du portail, deux frères Hospitaliers, vêtus de noir avec la croix blanche à huit branches sur l’épaule gauche, maintenaient l’ordre, autant que possible, et comptaient les mules qui passaient le seuil. Le convoi était long, en proportion de ce qu’il y avait, dans ce domaine, de gens à nourrir. Le nombre des malades seuls, que l’on soignait dans les grandes salles de pierre, belles comme des cathédrales, atteignait, quelquefois, deux mille, si bien qu’il arrivait aussi que l’on emportait cinquante morts dans la même journée. Les pèlerins que l’on accueillait étaient innombrables, sans parler des chevaliers Hospitaliers eux-mêmes, de leurs écuyers et de leurs valets.

L’enceinte du Saint-Sépulcre n’était séparée des murailles de l’Hôpital que par une ruelle en contre-bas, où l’on descendait, de la rue du Patriarche, par une vingtaine de larges marches. Après avoir fait quelques pas dans la ruelle, on atteignait la maîtresse porte de l’enceinte, qui s’ouvrait sur le parvis.

La Basilique, le Calvaire, un grand nombre d’églises et de chapelles, le cloître et les logements des chanoines et des prêtres des différents rites, formaient une masse confuse de constructions disparates, dont le désordre était dominé par la puissante coupole qui recouvrait le Saint-Tombeau.

La façade de la Basilique apparaissait, dans un angle, au fond de la place pavée de marbre, massive et simple dans son ensemble, avec une double porte, presque en plein cintre, aux arcades formées de trois archivoltes, s’appuyant sur de minces colonnes et surmontée de deux grandes fenêtres. Au-dessous des tympans étaient des bas-reliefs, si merveilleusement sculptés que l’on n’avait encore rien vu de pareil, et que les personnages, à ce que chacun disait, semblaient vivants. Ces bas-reliefs représentaient des sujets pris au Nouveau Testament : la Cène, l’Entrée à Jérusalem, Lazare sortant du tombeau. La résurrection avait lieu devant un groupe de spectateurs, que l’odeur de la mort incommodait, sans doute, car tous se bouchaient le nez. À côté de l’église, en retour sur le parvis, montait le clocher neuf, carré, percé d’ogives, terminé par des créneaux et un dôme octogonal. Au moment où le comte de Césarée franchissait le portail de la cour, le bruit d’une violente altercation l’arrêta sur le seuil, dans un sursaut de surprise et de colère.

— Comment, murmura-t-il, quelqu’un ose élever la voix ici où notre divin Jésus cria vers son père, en expirant ?

— Monseigneur, dit Urbain, ce sont des pèlerins qui se disputent ; ils ont la figure cramoisie et se montrent le poing ; bien sûr, ils vont se battre.

Un vieux moine, en reconnaissant un des grands barons du royaume, accourut vers Hugues.

— Ah ! quel scandale ! s’écria-t-il : c’est un prêtre de Franconie qui le cause. Venez, seigneur : vous apaiserez peut-être ce mauvais chrétien.

Le rassemblement avait lieu à droite de la cour, dans l’angle formé par la Basilique et la chapelle de Saint-Jean-Baptiste. On voyait à cet endroit plusieurs tombeaux, et c’était devant l’un d’eux — un sarcophage de pierre — que le religieux allemand, et un pèlerin venu de France, prêts à se ruer l’un sur l’autre, se soufflaient au visage de furieuses paroles. On faisait cercle autour d’eux. Hugues s’approcha, cherchant à démêler le sens de la querelle.

— Qu’est-ce que tu en sais, vantard ? criait le pèlerin français. Tu n’étais pas de ce monde quand on a pris la ville et que celui-ci est mort !

— Ose donc dire qu’on n’a pas gratté l’inscription, qui était sur le tombeau, pour la recouvrir d’une autre et cacher ainsi la vérité sous le mensonge !

— C’est toi qui mens.

— Ce tombeau est celui de Wigger ; c’est là la vérité ; mais elle ne plaît à personne.

— Il ne nous gêne guère, pourtant, ton Wigger, dont la valeur n’est connue que de toi.

— Il vous gêne si bien que vous effacez son nom pour mieux vilipender les Allemands et exalter les Français. Ce nom était la preuve que ceux de notre nation marchaient les premiers au combat.

— Ah ! ah ! ils se sont donc envolés après la victoire, ces vaillants chevaliers, sans rien réclamer du butin ? Car pas un carré du sol n’est à eux dans Jérusalem.

— Parce qu’ils n’ont rien demandé, tant ils avaient hâte de regagner leur pays. Aussi l’on a tout distribué aux Français, aux Normands avides, aux Lorrains, aux Provençaux, aux Auvergnats, au Italiens, aux Espagnols et aux Bourguignons, ce qui n’empêche que ce sont les Allemands qui ont pris la ville, et votre Godefroy même, lui aussi, était de notre nation.

Un rire général accueillit cette déclaration, et le pèlerin français leva le bras vers une inscription, gravée dans la pierre, sur le mur de la chapelle. Elle était ainsi :

L’an cent et mille moins un.
Du Seigneur resplendissant né de la Vierge.
Le quinze juillet étant déjà touché par la lumière de Phœbus.
Les Français prennent Jérusalem par leur puissant courage.

— Ceux qui ont écrit cela étaient donc des menteurs et des voleurs ?…

Relevant sa cagoule de pèlerin, le Franconien d’un bond s’élança sur le sarcophage, et dégainant un poignard, il égratigna la pierre, et écrivit, au-dessous de l’inscription française :

Ce ne sont pas les Français, mais les Franconiens, plus puissants par le glaive, qui ont délivré Jérusalem la Sainte, longtemps captive de différents païens. Franconiens et non Français Wigger, Guntram et Gottfried le duc.

Le fait est ainsi, et sa véracité est parfaitement établie.

Des huées éclatèrent. Les pèlerins lancèrent leur gourde à la tête de l’Allemand ; quelques pierres volèrent ; mais le forcené, dont le front saignait, ne se taisait pas.

— Oui, c’est là la vérité, hurlait-il, c’est nous qui avons pris la ville, et cette terre de chrétienté, il y a longtemps que ses limites s’étendraient jusqu’au Nil, au sud, et au delà de Damas, au nord, s’il était resté autant d’Allemands ici que de vos espèces !…

Hugues, fendant la foule, s’avança.

— N’avez-vous pas honte, s’écria-t-il, vous chrétien et prêtre, de tenir une telle conduite dans un lieu aussi sacré que celui-ci ?… À quelques pas, les bourreaux du Sauveur se sont partagé ses vêtements, et voilà qu’un de ceux pour qui il est mort, vient disputer à ses frères la vanité d’une gloire terrestre ! C’est du triomphe qu’il faut se réjouir et non pas de l’éclat qui peut rejaillir sur l’un ou sur l’autre. Le noble duc Godefroy n’a-t-il pas refusé de porter la couronne, dans la ville où le divin Maître a été couronné d’épines ?

— C’est vrai : mieux vaut se taire, dit le prêtre en sautant à bas du sarcophage. Les paroles sont vaines et fugitives.

D’autres avaient pris sa place sur le tombeau et rayaient ce qu’il venait d’écrire.

—— Qu’importe ? s’écria-t-il en s’éloignant. Les monuments s’écroulent, les pierres s’émiettent ; le parchemin sera plus fidèle, et moi, Jean de Wurzbourg, j’écrirai la vérité, pour que l’avenir la sache.

Et il quitta le parvis, en secouant la tête d’un air de défi et de dédain.

Laissant les curieux accrus, se redire et commenter l’incident, le comte de Césarée se dirigea à droite de la cour et entra, pour y mettre un cierge, dans la chapelle de la Trinité, là où avaient lieu tous les mariages et tous les baptêmes de la ville. En en ressortant, il s’enfonça sous des galeries très sombres, formées par les voûtes et les piliers trapus, soutenant la plate-forme artificielle qui prolongeait le sommet du Calvaire en lui donnant une forme régulière, et il gravit l’escalier conduisant dans l’intérieur du sanctuaire, construit sur le lieu très sacré où le Sauveur a rendu l’âme.

Prosterné devant la place même où la croix fut érigée, le chevalier, en pleurant, redit encore une fois son vœu.

Un cercle d’argent entourait le creux dans lequel s’enfonça le bois du supplice ; les fidèles, maintenant, y jetaient leurs offrandes. De chaque côté, la place des deux larrons était marquée dans le sol par un disque de marbre noir.

Le pèlerin se releva, et, pour gagner le chœur de la Basilique, il passa auprès de la fissure miraculeuse qui se forma dans le rocher, au moment où le Seigneur rendit l’esprit, et par laquelle son sang coula, s’infiltra jusqu’à une grotte, sous la montagne, où Noé avait déposé le crâne d’Adam.

Lorsque Hugues plia le genou à cette place vénérable, un rayon de soleil, traversant le vitrail, répandit comme un ruisseau de sang sur le sol et jusqu’à la fissure, où il sembla s’enfoncer. Le jeune homme, frémissant d’émotion, joignit les mains et les tendit vers le ciel, car cela lui parut un signe certain que son vœu serait exaucé.

Dans le clocher neuf, la grosse cloche sonnait la messe, et sa voix sombre dominait le clair carillon des chapelles.

Hugues descendit un escalier tout proche qui donnait accès dans l’église, et il y entra à la gauche du maître-autel. La Basilique, vaste, haute, illustrée de fresques et rutilante de mosaïques, était déjà pleine de fidèles. Les chanoines, rangés à leurs places, entonnaient un chant ; le Patriarche montait à l’autel, et la messe commençait.

À l’autre extrémité de l’église, dans les chapelles ouvertes sur la rotonde qui entoure le Saint-Sépulcre et appartenant aux Grecs, aux Jacobites, aux Syriens, on officiait simultanément, selon les différents rites ; dans quelques-unes, aux sons des trompettes, ou au claquement des symandres de bois ; cela produisait un grand tumulte, mais on y était accoutumé.

Le chevalier écouta la messe avec recueillement, les regards fixés sur un tableau, en mosaïque à fond d’or, qui représentait le Christ brisant les portes de l’enfer pour arracher aux flammes Adam, le premier homme. La messe dite, il traversa l’église, fit une génuflexion au milieu, du chœur, devant le point que l’on dit être le Centre, l’Ombilic du monde, puis il baisa la Pierre de l’Onction, sur laquelle on lava avec des parfums le corps du Sauveur, avant de l’ensevelir, et, enfin, gagna la grande rotonde qui entoure le Saint-Tombeau, dernière station de son pèlerinage.

Cette rotonde était bordée de piliers massifs, soutenant deux étages de galeries, ornées d’arcades ogivales, et au-dessus s’arrondissait le dôme, percé en haut d’une ouverture par laquelle on voyait le ciel. Directement au-dessous était l’édicule, surmonté d’un clocheton à jour, qui recouvrait la grotte sépulcrale.

Hugues se courba pour passer sous la porte cintrée, il pénétra dans une première salle voûtée où était la pierre sur laquelle l’ange s’est assis, et, de là, par une ouverture basse et étroite, il entra dans le lieu auguste entre tous.

Quarante lampes d’or, suspendues par des chaînes, y brûlaient nuit et jour, tellement que le plafond en était tout noirci. Les murs brillaient, revêtus de belles mosaïques, dégradées cependant à différentes places par les larcins pieux des pèlerins. À droite, dans un angle, recouvert de plaques de marbre, le sarcophage, taillé dans le roc, qui a, pendant trois jours, enfermé le corps de l’Homme-Dieu, miroitait sous les lampes.

Le chevalier alluma à l’entour tous les cierges que portait Urbain, puis baisa le rocher, à travers les ouvertures rondes ménagées à cet effet dans le marbre.

Il s’abîma enfin, dans une longue, ardente et douloureuse prière, le front appuyé sur le rebord glacé du tombeau, qui communiqua à son sang quelque chose du calme et du froid de la mort.