Le Vieux de la montagne (Gautier)/III

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Armand Collin et Cie (p. 61-71).

III


Hugues revint chez lui assez las, sous un soleil déjà brûlant ; mais il se sentait apaisé, moins rebelle à la vie, comme certain d’être exaucé.

Son hôtel, ainsi que la plupart de ceux habités par les nobles chevaliers, à Jérusalem, était construit à l’orientale. Il avait deux étages à cause de l’espace restreint, et portait sur différents niveaux de terrain. Le rez-de-chaussée était occupé par les cuisines, les écuries, les logements des serviteurs ; un escalier extérieur conduisait à une cour centrale sur laquelle s’ouvraient les salles principales de l’habitation. Cette cour, pavée en pierres de diverses couleurs, avait à son centre un bassin d’où s’élançait un jet d’eau, qui, en retombant, éclaboussait quelques rosiers en fleurs.

Le comte de Césarée alla s’étendre, dans une des salles, ouvrant sur la cour par un portique, sur un large divan recouvert d’un tapis de Bagdad. Mais à peine y était-il, soupirant d’aise au bien-être de son corps, que l’écuyer Urbain reparut, annonçant qu’un esclave, avec un message secret, attendait depuis longtemps.

— Eh bien, qu’il vienne ici, dit Hugues en bâillant.

Le messager entra. C’était un eunuque abyssin, à la peau de bronze, vêtu de pourpre. Il déposa près du divan un riche coffret, puis se retira sans une parole.

Mais le comte avait eu le temps de reconnaître un esclave au service de la princesse Sybille ; et il s’était relevé vivement.

Maintenant, il tenait le coffret entre ses mains, le regardant fixement, presque avec effroi. C’était une jolie boîte en marqueterie, ayant la forme d’un reliquaire, avec deux poignées dorées, à l’une desquelles était attachée une petite clef. Le jeune homme la détacha ; mais il ne se hâtait guère d’ouvrir. Il réfléchissait très profondément, inquiet, perplexe. Enfin, il fit tourner la clef dans la serrure, souleva le couvercle et tira du coffret une étoffe ployée, qu’il déroula. C’était une manche de femme, très longue, en drap de soie couleur d’azur, ramagée de filets d’or.

— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il. Depuis longtemps, son regard me poursuit, et sa parole me caresse ; je feins d’être aveugle et sourd ; mais elle ne se lasse pas, et voici qu’elle m’envoie un gage d’amour : ses couleurs, dans le désir que je les porte, que je me déclare son chevalier. Et comment puis-je l’être, moi, captif d’une passion coupable ?…

Il froissait machinalement l’étoffe entre ses doigts, restait pensif, le front baissé, comme vaincu par l’inextricable danger de cette simple aventure.

Tout à coup, il eut la sensation que quelqu’un, qu’il n’avait pas entendu venir, était auprès de lui ; il releva la tête vivement.

— Vous ! connétable ! s’écria-t-il. Comment ne vous a-t-on pas annoncé ?…

— C’est moi qui n’ai pas voulu l’être, dit Homphroy du Toron.

Et, comme Hugues cherchait à dissimuler la manche couleur d’azur, il ajouta :

— Ne cachez pas ce gage : c’est à cause de lui que je suis venu.

— Voici un aveu bien étrange, s’écria Hugues, qui se leva, les sourcils froncés.

Mais, devant la tendre jeunesse de ce rival, qui rougissait en même temps de timidité et de colère, il se calma, se remit sur le divan et fit asseoir Homphroy à côté de lui.

— Expliquez-vous, messire, dit-il : je vous entendrai avec patience.

Homphroy, les yeux baissés, mordait ses lèvres, ne sachant par où commencer. Enfin, il dit d’une voix sourde, sans regarder Hugues ;

— Vous savez, comme tous le savent, que je suis, par héritage, maître d’un des plus grands fiefs du royaume, dont les revenus sont considérables et m’apportent une richesse extrême. C’est pour cela, plutôt qu’à cause de mes mérites qui sont très faibles, que je suis pourvu d’une des plus hautes charges de la cour et que le roi notre sire me traite avec grande faveur. Je le dis avec certitude, il verrait sans déplaisir une alliance de sa royale lignée, avec ma maison, et il m’aurait déjà octroyé son consentement si j’avais eu l’agrément de la princesse. Mais c’est cela que je ne peux obtenir, malgré tous mes efforts… Et voilà qu’elle vous choisit pour son chevalier ! qu’elle vous envoie un gage de sa foi !… Non ! non ! vous n’accrocherez pas cette manche à votre épaule : je ne le veux pas, je vous défends de la porter.

— Bien que vous ayez quitté vos enfances depuis très peu de temps, dit Hugues, sans élever la voix, vous êtes aussi vaillant et robuste qu’aucun homme fait. Je ne refuserai donc pas de combattre avec vous en prétextant votre jeunesse, car je sais ce que valent vos coups. Et cependant c’est avec grande douleur que je tirerai l’épée contre un chrétien, contre un compagnon d’armes. Votre vie m’est plus chère, je vous le jure, que ce précieux gage, que je n’attendais pas et que je n’ai nullement mérité.

— Ah ! Je n’ai que cette espérance : peut-être n’aimez-vous pas celle qui vous aime… Si vous l’aimez… alors il faudrait tremper de sang l’azur de cette étoffe, car, moi vivant, nul ne portera les couleurs de Sybille.

La voix du jeune homme s’entrecoupait ; ses paroles sortaient avec peine de sa gorge serrée. Tout à coup, un rauque sanglot la déchira, et, dans un élan spontané, il jeta ses bras autour du cou de son rival, en criant, à travers ses pleurs :

— Hugues ! Hugues ! Je vous en conjure, ayez compassion de moi.

Hugues, le cœur tout remué, retint l’adolescent sur sa poitrine, baisant ses boucles brunes, s’efforçant de l’apaiser.

— Écoutez, Homphroy, dit-il. Voir pleurer, un preux tel que vous, cela me cause trop grande peine, et je vais vous dire un secret qui devait n’être qu’entre Dieu et moi. Mais il faut me jurer, très solennellement, que vos lèvres toujours resteront scellées sur lui.

Homphroy se releva vivement, essuya ses longs cils noyés.

— Vous le voyez, messire, pour les larmes je ne suis qu’un enfant ; mais, pour l’honneur, vous l’avez dit, je suis un homme. Je jure, sur mon salut, que jamais je ne révélerai ce que vous voudrez bien me confier.

Hugues le fit se rasseoir auprès de lui.

— Ne craignez rien de moi, dit-il. Depuis trois années déjà, mon cœur est hanté par un rêve coupable dont rien ne peut me délivrer. J’aime avec folie et douleur, sans espoir, sans désir de guérison, une femme aperçue par fraude, une femme dont je ne sais même pas le nom et qui confesse Mahomet.

— Oh ! Seigneur Christ ! une infidèle !

— Dieu m’accordera de mourir bientôt, dit le comte en courbant la tête.

Mais Homphroy lui saisit la main.

— Mourir ! Pourquoi mourir ? Plutôt faut-il la retrouver, cette païenne, vous faire aimer d’elle, l’enlever peut-être. Je vous y aiderai.

— C’est l’impossible, cela, Homphroy : la revoir et vivre, ce serait la perte de mon âme. Que Dieu exauce ma prière, et que je meure.

Le jeune connétable se rapprocha d’Hugues et lui dit presque à voix basse :

— Ce n’est pas, après tout, un tel crime d’aimer un être qui n’a pas reçu, en naissant, la même foi que nous-même, et vous n’êtes pas le premier. Nous avons conquis ce pays ; mais il a, lui, conquis un peu de notre âme. Déjà nos pères étaient séduits par le luxe, par la science des Musulmans ; attirés par leurs coutumes, ils les avaient presque toutes adoptées, et nous, qui tous deux sommes nés dans ce pays et parlons le langage des infidèles aussi facilement qu’eux-mêmes, nous leur ressemblons plus encore. En lisant les relations des combats passés, nous avons dû souvent reconnaître que nos aïeux s’étaient montrés, dans la victoire, comme des loups altérés de sang, tandis que les ennemis étaient pitoyables et cléments.

Hugues songeait, en écoutant parler ainsi le jeune homme, au mystère qui planait sur sa naissance, et il le regardait, admirant la pâleur fauve de son visage, ses yeux noirs et lumineux, qui le faisaient plus semblable à un Syrien qu’à un Franc. Et, justement, Homphroy rappelait cet émir de Nour-ed-Din, frère d’armes de son grand-père.

— Nul ne fut plus fidèle et plus dévoué que lui, disait-il ; il avertit plusieurs fois son frère d’armes et le sauva de grands dangers. Mon père vantait souvent ses mérites, sa science, la douceur de ses mœurs, qui contrastaient si fort avec le dérèglement et la brutalité des nôtres.

— Il est vrai que, parmi nous, la corruption est grande, dit Hugues ; mais les pécheurs qui se repentent peuvent espérer la rédemption, tandis que, malgré leurs vertus, les infidèles seront damnés.

— Ah ! je ne puis le croire ! s’écria Homphroy. Dieu serait donc injuste ? Qui peut savoir, d’ailleurs, où est le faux et où est le vrai ?

— C’est offenser le Christ que d’avoir de telles pensées, s’écria Hugues, elles mettent notre salut en danger, et mieux vaut les chasser de notre esprit. Mais nous sommes loin d’être hors de peine, à propos de ce gage, que je ne puis refuser de porter sous peine d’offenser mortellement la princesse. Nos cœurs sont d’accord ; comment accorder nos actes à nos désirs ?

Homphroy attira à lui la manche soyeuse et la caressa du bout des doigts.

— Fiez-vous à moi, Hugues, dit-il, et tout s’arrangera.

— Je le veux, et bien volontiers, mais j’ai de très vives craintes.

— Écoutez. Quand, tout à l’heure, je suivais ce messager, j’étais résolu à lui prendre de force le coffret qu’il vous portait. J’ai redouté, au moment d’agir, un scandale en pleine cité. Mais, ce que je n’ai pas eu par la force, je peux l’obtenir par la séduction. Laissez-moi ce gage, si précieux pour moi : je le porterai ouvertement et je me charge du messager. Il avouera sous le fouet, à sa maîtresse, que je lui ai ravi le message avant qu’il ait pu arriver jusqu’à vous, et comme je soutiendrai son dire, on ne saurait le mettre en doute.

— Je me livre à vous, connétable, dit Hugues, si vous me répondez que mon honneur ne recevra nulle atteinte en ceci.

— Je serai le champion de votre honneur, s’écria Homphroy, qui, les yeux tout brillants de joie, replia l’étoffe et la remit dans le coffret.

Mais il s’émut soudain au son criard d’une trompe qui se fit entendre toute proche.

— Le temps a-t-il passé si vite ? dit-il. Serait-ce déjà l’heure du dîner ? N’ai-je pas entendu corner l’eau ?

— Rassurez-vous, dit Hugues en riant ; on corne l’eau, en effet, mais c’est pour m’avertir que mon bain est trempé et que je dois me rendre à la piscine si je veux ne pas manquer la réception royale.

— J’ai eu les tempes mouillées de sueur à l’idée d’avoir ainsi failli au devoir.

— Venez au bain avec moi, pour vous remettre, dit le comte. Certes, en cet hôtel étroit, mes étuvcs n’approchent pas de celles qu’un célèbre artiste syrien a décorées pour moi dans mon palais de Césarée ; elles sont cependant assez luxueuses et agréables.

— J’accepterais volontiers, car rien n’est plus plaisant que de se baigner en compagnie ; mais la messe du roi va bientôt sonner, et il faut que je retrouve l’esclave abyssin avant de me rendre au château, en grand apparat, pour y conduire l’ambassadeur.

— Adieu donc, chevalier ! Soyez merveilleusement prudent et circonspect en cette très difficile affaire.

— Ne craignez rien, dit Homphroy : je serais mortellement navré de tout ce qui pourrait vous nuire, car, autant je vous jalousais tout à l’heure, autant je vous aime à présent.

Les deux jeunes hommes se regardèrent en souriant, et, avant de se séparer, ils s’étreignirent et se baisèrent sur la bouche fraternellement.