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Le Vieux de la montagne (Gautier)/VIII

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Armand Collin et Cie (p. 147-160).

VIII


Comme un aigle dans son aire, qui de haut contemple le monde, Raschid ed-Din, au sommet du donjon, couché sur un lit de repos, rêveusement, laissait tomber ses regards sur le merveilleux chaos de pics, d’abîmes, de forêts et de vallées dont le tableau, noyé de soleil et de brumes d’or, se déployait au-dessous de lui.

Cette altitude de laquelle il planait était comme un symbole de sa vie. Il s’était élevé, en effet, sur les ailes de sa volonté, au-dessus des hommes, au-dessus des faiblesses mortelles, au-dessus des lois et des dogmes. Sans être roi, il était plus que les rois ; sans armée, il repoussait les armées ; il n’avait pas de sujets, mais des disciples, fanatisés jusqu’au délire. Pour eux il était le vrai Dieu, et ils mouraient pour lui en le bénissant. Les mystères de la nature, il avait su les pénétrer. « Il disposait du clair de lune », était maître de la foudre, composait le philtre magique qui entr’ouvrait le paradis.

Le Prince des Assassins, le Scheikh-el-Djebel, que les Francs appelaient le « Vieux de la Montagne », avait trente ans à peine et était souverainement beau.

Il fallait l’être d’ailleurs : la moindre imperfection physique, la moindre infirmité, l’eût fait déchoir de son rôle divin.

Des prunelles d’aigle, sous de longues paupières, qui ne cillaient presque jamais, une pâleur ambrée, entre les boucles noires des cheveux et la barbe fine et touffue, une bouche dédaigneuse, d’un rouge ardent, dont le sourire, bien rarement, découvrait les dents, petites et charmantes, une expression habituelle de fierté sereine, d’inflexible volonté, une majesté presque surhumaine, qui mettait, entre lui et ceux qui l’approchaient, des espaces et des abîmes.

Pour vêtement, il portait une ample simarre blanche, serrée à la taille par une ceinture pourpre.

Le coude sur un coussin, les doigts dans les cheveux, il semblait statue par son immobilité ; mais la contraction de ses grands sourcils, l’éclat fixe de son regard et le léger frémissement de ses lèvres, dénonçaient, sous cette inaction, l’activité d’ardentes pensées.

Se revoyait-il, tout jeune encore, tourmenté d’ambition et riche seulement de son génie, quittant secrètement la Chaldée, où il était né, pour se rendre à pied, en pèlerin avide d’initiation, à l’illustre et redoutable château d’Alamout, en Perse, où résidait le Grand Maître des Ismaïliens ? Se souvenait-il de cette matinée, qui était l’aube de sa fortune, où le Grand Maître, devinant dans l’enfant inconnu une créature d’élection, l’avait accueilli si paternellement, déclarant qu’il le ferait élever avec ses fils et initier à tous les mystères de la secte ?

Le temps venu, on avait tenu la promesse.

Il avait appris, alors, que bien au-dessus du dieu révélé par le Qorân au vulgaire, inaccessible à la conception humaine, le vrai Dieu est. Il a créé l’univers, non pas immédiatement, mais par le ministère d’un être sublime, né de sa volonté : la Raison Universelle. À son tour, la Raison manifesta, hors d’elle-même, l’âme Universelle qui créa aussitôt la Matière Primordiale, le Temps, l’Espace. Ces cinq principes sont les causes de l’univers.

L’homme est une émanation des cinq principes et il tend passionnément à remonter à sa source. Son but est l’assimilation, l’union parfaite avec la Raison Universelle. Mais par sa seule force, il est incapable de réaliser cette union ; c’est pourquoi, afin de le guider vers la lumière, la Raison et l’Âme universelles viennent s’incarner parmi les hommes, dans le corps des prophètes et des imans.

Depuis l’origine du monde, six périodes religieuses, toujours en progrès l’une sur l’autre, se sont succédé, chacune marquée par l’incarnation d’un prophète : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet.

Mais, à côté de Mahomet, qui révélait aux hommes la lettre de la religion, il y avait Aly, son gendre, plus mystérieux et plus sublime, qui en dévoilait le sens réel, à quelques esprits d’élite seulement. Et, après sa mort, Aly transmit son essence divine à ses descendants.

Sept fois, son âme s’incarna dans les aînés de sa race, qui, après lui furent imans jusqu’à Ismaïl, le fondateur de la secte Ismaïlienne.

Avec lui prit fin la sixième période du monde. La septième et dernière commençait, la plus parfaite. Et ce fut alors non plus l’Âme et la Raison Universelles qui s’incarnèrent dans un homme, mais Dieu lui-même.

Sa première manifestation fut le khâlife Hakem, qui régnait au Caire, et, après lui, son successeur, le khâlîfe Mostansér, fut dieu.

À cette époque, un homme obscur, un paysan, nommé Hassan ben Sabbah, ami du grand poète Omar Kheiyâm, se fit initier à la religion ismaïlienne. Voulant voir alors le chef auguste de la secte, il se rendit au Caire et fut bien reçu à la cour. Mais, après un an de séjour, devenu suspect d’ambition, il fut persécuté et exilé du pays. Il retourna en Perse, résolu à préparer sa vengeance. Il se mit à prêcher avec ardeur la doctrine ismaïlienne, répandit partout des missionnaires et parvint à fanatiser un grand nombre de nouveaux adeptes. Il se fit alors livrer le château fort d’Alamout, situé dans les montagnes, sur les rivages de la mer Caspienne, et, sans se révolter contre le pontife du Caire, se donnant seulement pour son mandataire, il établit sa puissance sur toute la contrée.

La voyant solidement établie, il songea à châtier ceux qui avaient voulu lui nuire et il institua le corps des Fidawis (les fidèles). C’étaient de jeunes hommes, dévoués jusqu’à la mort, la désirant même avec ardeur, car elle était, pour eux, la porte d’un paradis de volupté, dont leur maître, déjà sur cette terre, leur avait par sa magie fait goûter les délices. Ils obéissaient aveuglément ; armés du poignard empoisonné, implacables, invincibles à force de témérité, ils frappaient les victimes désignées, sans colère comme sans pitié.

Après Hassan ben Sabbah, trois Grands Maîtres se succédèrent à Alamout, toujours soumis aux pontifes du Caire, jusqu’au jour où un des Grands Maîtres, Hassan ben Mohammed, sentit en lui la présence divine et se déclara l’iman, le khâlîfe de Dieu sur la terre.

Cet Hassan ben Mohammed était le compagnon d’étude de Raschid ed-Din, et, dès qu’il fut au pouvoir, il investit son jeune ami de la dignité de Grand Maître des Ismaïliens de Syrie, où, depuis longtemps, le grand maître de Perse avait un mandataire.

Raschid entra alors en Syrie, secrètement, et vint s’établir dans les monts de l’Anti-Liban, aux environs du château, où résidait le vieux chef des Ismaïliens de la contrée.

Durant sept années, le nouveau venu laissa tout ignorer de lui. Il vivait d’aumônes, comme le plus pauvre des derviches, ne se montrait que vêtu de grossiers habits de poil, et cependant il inspirait le respect, l’admiration, plus encore : la reconnaissance ; car le médecin d’Irâk, comme on l’appelait, guérissait tous les maux, même ceux de l’âme. Aussi, bien avant qu’il eût révélé sa dignité, on le tenait pour un être surnaturel, ayant des relations avec le monde invisible.

Un jour il entra dans la chambre du Grand Maître et lui annonça sa fin prochaine ; puis il déploya devant lui le diplôme d’investiture qui le nommait son successeur. Le vieux chef s’éteignit en effet, et Raschid fut Grand Maître après lui. Mais Hassan ben Mohammed était mort aussi, à Alamout, et il léguait au compagnon de son enfance le plus magnifique des héritages : la Divinité.

Et, en effet, pour plus de soixante mille croyants, Raschid ed-Din était une incarnation de la Véritable Existence, de l’Essence des Essences, et son âme ne contenait aucune parcelle de néant.

Cependant, tandis qu’il rêvait, immobile, au-dessus des paisibles abîmes, son âme si divine, comme un ciel où naît l’orage, s’emplissait d’ombres tumultueuses. Une tempête, peut-être, la ravageait, sans que le corps, impassible, voulût rien en laisser paraître ; mais, ainsi que des reflets d’éclair, des redoublements de pâleur blêmissaient la face, trahissant la tourmente antérieure.

À quelques pas du prophète, un vieillard, noir de visage, à barbe blanche, le chambellan Dabboûs, se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, et regardait son seigneur avec une anxiété croissante.

Enfin il éloigna, d’un geste, les esclaves qui rythmaient le silence en faisant sourdement vibrer les cordes des rébabs, et il se rapprocha du maître.

— Toi, l’inaccessible, dit-il, le prophète inspiré, le khâlîfe de Dieu, qu’as-tu-donc ? Quelle lourde tristesse pèse sur ton cœur et t’absorbe tout entier ?

Raschid eut un sursaut et répondit évasivement :

— Quoi ?… Je n’ai rien.

— Ô seigneur ! dit Dabboûs, à quoi bon retarder ta réponse ? Ne suis-je pas ta conscience ? Souviens-toi de tes propres ordres. Suis-moi, m’as-tu dit, suis-moi dans mon ascension glorieuse, pour me préserver de l’orgueil et du vertige de la puissance ; signale-moi mes fautes, mes faiblesses ; surveille mon âme, afin qu’aucune des misères humaines ne puisse l’atteindre ; sois vigilant et rigide, et que rien, pas même ma colère, ne te détourne de ta mission. J’ai juré de t’obéir. Raschid ed-Din, je suis ta volonté même, incarnée et vivante. Écoute donc ta propre voix, qui te crie par ma bouche : « Prends garde ! Prends garde ! ton âme chancelle. »

Avec un mouvement d’impatience, le prince dit d’un ton ironique :

— Ton zèle t’égare, ou bien ta vigilance est en défaut, puisque tu ne l’as pas vu naître, ce mal, que tu signales aujourd’hui, sans pouvoir dire quel il est.

— L’incapacité du médecin n’est pas en cause. Ah ! prophète, cette réponse est indigne de toi !

— Que veux-tu ?… dit Raschid avec plus de douceur. J’ai vraiment honte de l’avouer quelle piqûre infime me fait souffrir… D’ailleurs, c’est passé ; ce n’était rien.

— Ce n’était rien ! Et, pour la première fois, une défaillance de ton esprit est cause qu’une légère tache a éclaboussé ta gloire.

Le prince eut un froncement de sourcils qui eut fait frémir tout autre que Dabboûs. Celui-ci reprit d’une voix plus haute :

— Oui, seigneur, c’est par ta faute que les Fidèles, envoyés par toi au secours d’un de tes alliés, ont été surpris. Les oiseaux rapides t’apportaient la nouvelle de l’embuscade ; mais tu t’es rendu trop tard, au sommet de la montagne, pour recevoir leur message, et les fidèles sont tombés dans le piège.

— Le mal est réparé déjà, et l’éclat de cent victoires efface cette légère ombre.

— C’est passé, dis-tu, et ce n’est pas le souvenir de cet échec qui creuse ce pli soucieux sur ton front !

— Je te trouve audacieux d’affirmer cela.

Plein de tristesse ; Dabboûs s’agenouilla et tendit un poignard nu à Raschid.

— Maître, dit-il, fais-moi la grâce de me tuer, si je dois voir un esprit tel que le tien s’abaisser jusqu’au mensonge.

Mais Raschid, vivement, le releva.

— Pardonne-moi, Dabboûs, dit-il. Si je taisais la cause misérable de ce tourment, indigne de moi, c’était pour mieux l’étouffer dans son germe.

— Mais tu es malade ! tes mains brûlent ! s’écria Dabboûs.

— J’ai la fièvre, n’est-ce pas ? c’est une maladie, une démence ! Eh bien, guéris-moi si tu le peux, et ris de l’orgueilleux prophète : Pour la première fois, il est vaincu et c’est une femme qui triomphe de lui.

Alors Dabboûs, rassuré, prononça avec un dédain suprême :

— L’amour ?

— L’amour ! répéta Raschid gravement.

Mais le Vieillard souriait.

— Gazileh, n’est-ce pas ?

— Gazileh ! ce nom sur mes lèvres est une liqueur divine qui suffit à m’enivrer.

— L’ardeur de ta jeunesse et l’austérité de ta vie excusent cette griserie passagère… Mais je ne comprends pas le tourment. La jolie princesse est en ton pouvoir. Ce sera une beauté de plus dans ton harem, déjà peuplé de houris.

— Non, non, jamais ! Je serais perdu ! La seule pensée qu’elle pourrait être à moi, me donne un tel vertige que j’en suis épouvanté ! Mais tu ne comprends donc pas ? Pour la première fois, il m’a saisi, ce mal terrible, auquel je ne pouvais croire. Si je cède, vois-tu, c’est fait de moi. Cette puissance, presque surhumaine, conquise par tant de labeurs et qui, pour ne pas déchoir, exige toute ma volonté, toutes mes forces, s’écroulerait dans les fleurs ; et le prophète formidable, dont le nom seul fait trembler les rois, ne serait plus rien…, plus rien qu’un homme heureux !

Dabboûs souriait toujours.

— Quelques semaines de folie, dit-il, puis une illusion qui se dissipe, et la sagesse triomphant.

— Ne crois pas cela ! s’écria Raschid. Ce n’est plus le charme passager qui s’exhale de mes belles amantes comme des fleurs le parfum. C’est quelque chose de violent et de douloureux, une obsession, une brûlure, une force qui brise ma volonté. Je veux chasser cette pensée, et elle seule emplit mon esprit. Cette femme je la fuis, et je ne vois qu’elle !

— Tu la fuis ?

— Depuis le jour où je l’ai reçue ici, avec les égards que son rang exigeait, je ne l’ai pas revue, si ce n’est par surprise, de loin, un instant, quand elle erre, rêveuse et triste, dans ce château où je la laisse libre.

— Tu la fuis ?… Pourquoi cette lâcheté ? Tu es le jouet d’un prestige, seigneur, d’une illusion créée par toi. Chaque jour que tu passes loin de Gazileh, tu la revêts d’une beauté nouvelle. Ta pensée, dardée sur elle, l’enveloppe d’un nimbe de lumière, qui t’éblouit toi-même. Va, ne crains rien. Quelle femme peut égaler ton rêve ? Mais celle-là seule que tu rêves, peut déchirer le voile splendide dont tu la pares, en se montrant telle qu’elle est vraiment. Garde-toi de l’éviter ; rapproche-toi d’elle au contraire, rassasie ton esprit de son babil d’enfant, sonde le vide de son âme, l’inanité de ses pensées, la folie de ses caprices, et lorsqu’il ne lui restera plus à tes yeux que sa beauté fragile, prends-la pour femme, et oublie-la bientôt.

— C’est là le conseil que me donne ta sagesse ? s’écria Raschid dans une agitation joyeuse : la revoir ? Tu le veux !… Dabboûs, ne t’y trompe pas… c’est par lâcheté que je céderai à ton conseil, sans croire nullement qu’il soit judicieux. Mais il est trop tard pour le reprendre ; tu as tranché les liens dans lesquels je tenais captif mon désir le plus ardent ; C’est un fauve affamé qui a rompu sa chaîne : ne tente plus de le retenir.

— Plus l’élan est vif, moins longue est la course.

— La voir ! murmurait le prince. Depuis que j’existe aucune émotion n’a fait à ce point brûler mon sang… J’ai peur de mourir.

— Khâlîfe de Dieu ! tu guériras, dit le vieillard, en baisant la main de son seigneur.