Le Vieux de la montagne (Gautier)/VII

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Armand Collin et Cie (p. 137-145).

VII


Dans cette vallée délicieuse, le camp d’Amaury s’étalait à l’aise sur la pente douce d’une prairie, couverte d’anémones et parsemée de bouquets de bois. Les bannières, haut plantées devant les tentes des soigneurs, flottaient mollement, et les somptueuses étoffes dont elles étaient faites, leurs brillantes couleurs, frangées d’or, et richement brodées, enveloppaient d’un frisson joyeux cette ville improvisée.

Les damoiseaux et les chevaliers couraient tout le jour à cheval, escortant la princesse Sybille et les nobles dames qui l’avaient suivie dans ce voyage. On explorait les gorges voisines, on allait à la découverte, sous l’ombre fraîche des térébinthes, on buvait aux cascades et, pendant des heures, on s’amusait à faire répondre l’écho.

Homphroy était toujours auprès de Sybille, qui affectait de ne lui point parler. Et, pendant ce temps, Hugues, trop faible encore, restait dans le camp, assis au bord de la petite rivière, une rivière pressée, qui courait très vite en remuant de jolis cailloux bleus. Il regardait le fantastique château, qui changeait d’aspect à chaque heure du jour : tout vermeil au soleil levant, il flamboyait à midi et, le soir, paraissait noir comme du velours, sur le ciel empourpré. Parfois, il semblait se reculer, vaporeux et comme prêt à se dissoudre, ou bien des nuages s’enroulaient à ses tours comme des écharpes à demi nouées. Hugues, avec ferveur, le contemplait, l’étudiait, cherchait par les yeux de l’esprit à voir à travers les murailles. Elle était là. C’était vrai ! Son lourd désespoir l’avait quitté ; son sang courait vif et ardent, dans ses veines à présent. L’impossible s’était réalisé : il l’avait revue, et cette vie par lui offerte à Dieu pour la revoir, c’est elle qui, miraculeusement, la lui avait conservée. Ah ! il n’y tenait maintenant que pour la servir. N’avait-elle pas dit : « Adieu, mon chevalier… »

Et il rêvait de folles escalades, ne se lassait pas de guetter.

Parfois, le comte de Tripoli, croyant le distraire, venait lui tenir compagnie. Il lui contait, longuement, l’histoire de cette captivité de huit années, pendant lesquelles il avait vécu dans l’intimité des Sarrasins, où était née la sincère amitié qui le liait à Saladin.

— Il m’a juré même, disait-il, de me prêter main-forte si j’en ai jamais besoin pour une querelle personnelle.

Hugues, qui suivait sa rêverie, l’écoutait à peine, et il souriait de temps en temps, par courtoisie.

Un jour, le soleil trop brûlant les chassa du bord de la rivière, et ils gagnèrent un bouquet d’oliviers pour s’asseoir à l’ombre. Au moment d’y arriver, Raymond de Tripoli trébucha sur quelque chose.

— Au diable, s’écria-t-il, j’ai failli choir ! Qu’avons-nous là ?

Et, de derrière un buisson, il tira, par les pieds, un corps inerte.

— Tiens ! continua-t-il, quelle surprise ! Voyez donc : c’est votre écuyer.

— Urbain ! Il est mort ?…

— Non, certes : entendez comme il ronfle.

— Comment se peut-il qu’il soit là ?

— Son retour est aussi mystérieux que son départ… Eh ! l’ami !

Hugues le secoua.

Urbain ne s’éveilla pas, mais se mit à parler, d’une voix brève, comme s’il rêvait :

— « Que la musique joue, maintenant, très doucement et que les danseuses s’éloignent. Je ne veux près de moi que les princesses qui m’éventeront avec leurs cheveux. »

— Que dit-il là ?

— Par la Sainte-Messe ! il a de beaux rêves !

Et Raymond, riant d’un large rire, les mains sur les cuisses, se penchait pour mieux entendre.

— « Vraiment, damoiselles, vous êtes exquises. Vos parfums me mettent la tête à l’envers, et vos charmes me transportent. Par Allah ! je suis un homme heureux. ».

— Il blasphème ! s’écria Hugues.

— Éveillons-le. Il va se damner en dormant.

Urbain se débattait, violemment secoué.

— « À moi les phalanges célestes ! cria-t-il. Défendez-moi ! Le diable est entré ici… »

— Eh ! coquin ! Est-ce ainsi que l’on traite son seigneur ?

Et Hugues lui donna sur la tête une tape qui l’éveilla net.

— Mon seigneur !… balbutia-t-il. Comment ?… Où suis-je ?

— Tu t’éveilles enfin ! dit Raymond. Raconte un peu d’où tu viens.

Des écuyers, attirés par cette scène, s’étaient approchés et, curieusement, regardaient.

Urbain disait d’un air égaré :

— Moi ! je suis mort… J’étais au ciel.

— Ah ! ah ! il est fou, le pauvre sire.

— Fou ! non pas, s’écria Urbain, en se levant. Que se passe-t-il ?… Où sont mes habits d’or et de soie ? Où sont mes pierreries ? Et les princesses ?… Disparues !… Voici bien mon maître… Voici des rochers, des arbres !… Ah ! quel malheur ! Je suis vivant ! J’aurai donc rêvé ?…

— Explique-toi, voyons ! Tu nous lasses, dit Hugues.

Et le comte de Tripoli, s’asseyant sur l’herbe, ajouta :

— Narre un peu ton aventure.

Urbain, l’air égaré, cherchait à rassembler ses souvenirs, il dit enfin, d’une voix entrecoupée :

— Après ma mort… je m’éveille au son d’une grande mélodie, je respire un air plein de parfums, si doux ! si doux, que je me pâme de plaisir. J’ouvre les yeux. Quelle surprise ! Un jardin enchanteur, sablé de poudre d’or, des portiques, des fontaines, des grottes d’émeraude !… Ah ! que c’était beau, que c’était beau !

— Quel délire ! dit Hugues.

— Ensuite, qu’advint-il ? demanda Raymond.

— Une voix délicieuse laisse tomber ces mots :

« Mort sur la terre, tu t’éveilles au paradis d’Allah, le vrai dieu ! Désire, ordonne : tous tes vœux seront réalisés. » Alors, ayant grand’faim, j’ai désiré un bon repas. Ah ! jamais pareille cuisine n’a caressé le palais d’aucun roi de la terre ! J’ai mangé, mangé, avec une si singulière gloutonnerie que, partout ailleurs qu’au paradis, je serais mort d’indigestion… Et puis…

Urbain, hésitant, baissait les yeux.

— Eh bien ?

— C’est que j’ai eu d’autres fantaisies… Mon cœur était affamé aussi… Enfin, je n’ose vous dire… Sachez seulement que, là-haut, tout était supérieur aux choses de la terre, dans les mêmes proportions que la cuisine.

Le comte de Tripoli éclata de rire :

— C’est donc pour cela, coquin, qu’en rêve tu jures par Allah ?

— Mais, au ciel, c’est ainsi qu’on appelle Dieu.

— Misérable ! s’écria Hugues en le saisissant à la gorge.

Raymond le retint.

— Laissez-le, seigneur, dit-il : le malheureux n’a pas toute sa raison. Je devine ce qui lui est arrivé. Les affidés du Vieux de la Montagne lui auront fait boire le haschîsch, ce philtre magique qui donne des extases.

— Vous croyez ?

— Ce n’est pas la première fois que j’entends pareil récit. Voyons, continua-t-il, en s’adressant à Urbain, brave écuyer, vaillant défenseur du Christ, secoue cette torpeur et tâche de te souvenir. Où étais-tu ? Que faisais-tu au moment de ta mort ?

— Ma foi, je devisais gaiement avec des inconnus fort courtois.

— Des païens ?

— Non, des écuyers comme moi.

— Où cela ?

— Dans le camp chrétien, établi ici depuis quelques heures à peine.

— Et ces hommes t’ont fait boire ?

— M’ont-ils fait boire ?… dit Urbain, cherchant à se souvenir. Oui, oui, l’un d’eux a versé de sa gourde dans mon gobelet.

— Vous voyez, soigneur Hugues, c’est bien cela. Il est tombé dans un sommeil léthargique, pendant lequel les Assassins l’ont enlevé, et il s’est réveillé… au ciel ! On vient de le rapporter sur terre par le même procédé.

— Est-ce possible ?… disait Urbain consterné.

— Dans quel but ce magicien enlève-t-il ainsi les nôtres, demanda Hugues, pour les rendre bientôt sains et saufs ?

— Ah ! que sais-je ? répondit Raymond. Il les enivre par des délectations diaboliques, qui troublent leur raison et ébranlent leur foi. Puis le malheureux qui a goûté de ces choses émerveille ses compagnons par le récit qu’il en fait et, volontiers, il se rendrait esclave du magicien, pour retrouver les délices perdues. Regardez votre écuyer : il a l’air fort navré d’être en notre compagnie.

— Malheureux ! s’écria Hugues, tu ne songes pas à te repentir, et à faire une prière d’action de grâce pour remercier Dieu de t’avoir tiré des griffes de Satan ?…

L’écuyer se jeta à genoux ; mais sa prière fut peu orthodoxe :

— Seigneur Jésus-Christ, disait-il, je vous rends grâce de m’avoir ressuscité et je vous supplie de me recevoir bientôt dans votre paradis s’il ressemble à celui d’où je sors.

— Vous l’entendez !

— Sa cervelle sera longtemps troublée par le philtre qu’il a bu.

— Allons, dit Hugues, va trouver mon aumônier et confesse-toi à lui. Ne reparais pas devant nous avant d’avoir fait pénitence. Loin d’ici, damné !

Urbain baissa la tête et s’éloigna ; mais il grommelait à part lui :

— On avait plus d’égards pour moi dans le paradis d’Allah !