Le Vigneron dans sa vigne/Premier Pas

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 149-150).



PREMIER PAS


J’eus enfin l’honneur de me promener sur le boulevard avec un Grand Homme et un homme déjà connu.

Le Grand Homme avançait régulièrement, la tête haute, l’air vague. Ses admirateurs s’arrêtaient pour le regarder, ceux-ci presque familiers, avant son passage, ceux-là respectueux, après qu’il était passé.

Il ne semblait voir personne. Parfois il souriait aux branches des arbres. Peut-être, indifférent, n’avait-il que la préoccupation de marcher au milieu du trottoir, tandis que la foule s’écartait toute seule.

Mais, à sa droite, l’homme déjà connu saluait un monde d’intimes, serrait des mains volantes, jetait deux mots d’esprit ou de cœur, et s’il ne se dérangeait plus volontiers, il ne se fâchait pas encore du coup de coude dont vite on s’excuse. Il allait et venait entre le Grand Homme et les vitrines. Tantôt libre et jeune, il goûtait simplement le bonheur d’être à Paris, avec ses habitants, au milieu de ses immeubles ; tantôt grave, il récapitulait ses rêves de gloire, et il se sentait de force à tomber quelque jour le Grand Homme lui-même.

Pour moi, garçon d’avenir, je me tenais du côté du ruisseau. Je ne disais rien et j’entendais mal, car, bousculé par la foule, je me trouvais sans cesse trop en avant ou trop en arrière. Il me fallait à chaque instant tourner un kiosque, une colonne, une boutique de fleuriste, et souvent hors d’haleine, près de perdre mes deux maîtres, je ne les suivais plus que clopin-clopant, déséquilibré, un pied sur le bord du trottoir, l’autre sur le pavé en bois.