Le Vigneron dans sa vigne/Voyage à Nice

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 132-147).
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VOYAGE À NICE


— Présentez-vous avec mon Guide, et dites au maître d’hôtel : Je viens de la part de M. de Conty.

— Je fais mieux, dit Éloi, et je crie d’une haleine : je viens de la part de MM. de Conty, Jeanne et Baedecker.

— Donnez-vous donc la peine d’entrer, me dit l’hôtelier courbé jusqu’à terre : voici votre maison et nous vivrons en famille. Soyez le bienvenu, avec votre argent.


— À quoi me servirait d’être poli ? se dit l’Anglais. Le sot Français ne l’est-il pas pour nous deux ? Il s’assiérait sur une fesse dans la crainte de gêner mes colis.

Valence. — Déjà déçu : pas une seule orange en vue !


Arles. — Ah ! une mouche !


Le paysan de La Bruyère ne reconnaîtrait plus les siens.

Qui donc peut, sans mauvaise foi, nier le progrès ?

Il marche ! Il marche !

On voit encore, c’est vrai, par les campagnes, un animal farouche, noir et brûlé de soleil. Comme son ancêtre, il se courbe tout le jour sur le champ labouré avec opiniâtreté.

Mais, au moins, il lève la tête quand passe le train !


Malgré notre désir d’avoir des ailes nous ne pourrons jamais voler. Heureusement : l’air serait vite irrespirable.


Vous vous dites : Éloi libre, heureux de voyager, admire chaque site et s’approvisionne de belles images.

Point : je songe au pourboire que j’ai donné ou que je donnerai. Ce garçon me met mon pardessus par-dessus la tête ; il me dérobe les manches ; il n’est pas content. Ce soir je cacherai le pourboire sous ma serviette.

Et ce marin qui vient de me faire faire le tour du bateau chinois, a-t-il assez ? Il doit avoir assez. Moi, j’aurais assez.

Et ce brave homme auquel je dis, sans comprendre un mot de ses renseignements : « Oui, oui, merci, merci, » il meurt de soif, on le voit bien.

Je jette encore mon argent par la fenêtre à ce mandoliniste qui s’arrête net de jouer, ramasse la boule de papier, cherche si rien n’a roulé dans un coin et, désappointé, recommence : c’est trop peu pour qu’il se taise.

Ô froid, dédaigneux, redoutable cocher, depuis que tu me promènes, je calcule : jamais je n’oserai te régler. J’aime mieux ne plus descendre, et je garde ta voiture à vie, jusqu’au bout du monde !

Toi, par exemple, tu peux te taper. Tu m’agaces, toujours sur mon dos, cognant à ma porte ; « Monsieur veut-il qu’on le serve à table d’hôte ou à table particulière ? » Silence ! ou je me laisse mourir de faim. « Monsieur passera-t-il quelques semaines avec nous ? » Non, je file. Monte-moi ma note, que je me paie ta tête avec. Va, va, descends ma couverture comme un trophée, multiplie les saluts et les sourires, je ne faiblirai pas. Et même je raffine, héroïque. Tandis que, debout sur le perron, tu refroidis déjà ta face et éteins ton œil, je cherche dans mes poches, je tâte ma bourse et retire mes mains vides.

Regarde, magistrat d’office, j’entre dans l’omnibus avec le calme d’un chef de grande nation. Ferme sec la portière, ça m’est égal. Par la vitre, je vois ta statue de commandeur à favoris remuer les lèvres. J’entends bien : tu m’appelles chameau ! Crève de rage, dussé-je crever de triomphe !


Marseille, la troisième ville de France quand j’étais au collège. Comme j’ai grandi depuis !


Une grosse dame résume ses impressions et les miennes :

— Ils nous font rire avec leur Prado. À les entendre, on croirait que c’est l’obélisque.


Chaque fois que j’occupe une nouvelle chambre, j’ai soin de brûler du papier d’Arménie. Après moi, faites de même.


Toulon. — Des mâts, des forêts de mâts, et plus une seule montre au bout. J’arrive trop tard. La fête est finie.

Les grands vaisseaux de cuivre rouge promènent leur incendie sur la mer.

Ça, c’est une fontaine.

Encore une fontaine !

Tiens, une statue ! De qui ? par qui ?


Saint-Raphaël. — Comme j’ai télégraphié l’heure de mon arrivée dans la nuit, on pense que, prince ou duc, je voyage sous un faux nom et l’hôtel rallume tous ses feux. Les deux meilleurs chevaux se lèvent pour venir à la gare. Le nombreux personnel au complet m’attend. L’un de ces Messieurs m’ouvre la portière. Un autre écarte les bras afin de recevoir mes bagages, et le cocher lui jette ma valise.

Je demande au plus gros s’il peut me donner une chambre. Il me répond que mes appartements sont prêts, et, bougie haute, il me fait signe de le suivre au numéro 198.

— Monsieur désire-t-il prendre quelque chose ?

— Une bouillotte d’eau chaude…

Quand je mets mes bottines à la porte, les lumières sont éteintes. Loin de se disputer l’honneur de me servir, les garçons se couchent.

Me voilà seul, sous les toits, dans une chambre nue, entre deux chambres qui sonnent le vide.


Heureux le voyageur trop fatigué pour dormir dans son lit d’hôtel : il peut, sa malle défaite, écouter longtemps la chuchoterie des papiers qui enveloppaient les brosses et les pantoufles et qui s’étirent.


On aperçoit deux rochers rouges, l’un appelé le lion de mer, parce que, dit Alphonse Karr, il présente la forme d’un lion couché ; l’autre appelé le lion de terre, a la forme d’un poisson.


Cannes (La Croisette. — Éloi laisse négligemment tomber une de ses enveloppes sous la table, afin que les garçons puissent dire plus tard aux étrangers :

— Éloi a mangé ici.


Ô Méditerranée insensible à la lune, tu ne bouges jamais et tu suces éternellement d’une lèvre bleu pâle ton sable fade mêlé aux épluchures des hommes.


Et toi, jambe d’éléphant culottée de coquilles Saint-Jacques, porte-rasoirs, manche à gigot, tuyau de cheminée modèle, plumeau, palmier, salut !

La verdure de ces jardins réjouit mon œil comme l’étalage d’une coutellerie. Sur toutes ces pointes, appliquons-nous à lancer des anneaux.


Oranger du Midi, fier de tes pommes d’or faux, tu ressembles à nos arbres de Noël, mais plus riches que toi, ils portent dans leurs branches des petites bouteilles de liqueur.


— Ah ! je respire ici.

— Oui, c’est le climat préféré des scrofuleux.


Ce soir, le soleil couchant est d’un jaune malpropre. On dirait qu’il a mangé de l’œuf.


Antibes. — Monsieur de Villemessant, le fondateur du Figaro, avait fait construire la vaste et magnifique villa Soleil, qui, dans sa pensée, devait servir de retraite aux hommes de lettres.

Mais, dans la réalité, elle est devenue un hôtel meublé.

Toutefois, on n’empêche pas les hommes de lettres d’y descendre.


Nice. — Sur la promenade des Anglais si fréquentée le soir, personne.

Une seule voiture, de laitier.


Crevez, d’un coup de pied, le ventre de ces jolis ânes, c’est sûr qu’il en sortira des bonbons.


Et toujours le frôlement de ces habits noirs qui luisent çà et là, comme blanchis par la poudre de riz de l’usure.


L’hôtelier pêcha devant nous la langouste commandée ; mais il la rejeta derrière nous, celle qu’il servit étant morte hier et déjà cuite.


— Comment trouvez-vous Nice ? dit le Français avec un sourire international.

— Il y a trop de Français, répond l’Anglais.


Un jeune homme naturel étendu au bord d’un ruisseau boit à une source qu’alimente un filet d’eau en bronze.

L’idée est ingénieuse, l’illusion complète. On renouvelle le jeune homme chaque dimanche, à trois heures.


Dieu ! qu’il fait chaud ! n’y a-t-il pas un lézard sur mon front ?


Évité, comme pestes, les vestiges de bains romains, les musées « qui renferment quelques bonnes toiles », les sculptures trop curieuses, les églises dont la façade date de… et le maître-autel de…


— Le visage tourné vers la mer, dirigez-vous à droite et laissez l’hôtel de ville à gauche.

— Soyez tranquille.

Devant la statue de Garibaldi, si vous êtes en voiture, vous devez mettre pied à terre.

— Non.


Oui, il fait doux. Je me débarbouille, la fenêtre ouverte.

Mais je dois me dire sans cesse qu’il pleut, qu’on gèle à Paris. Or je lis ce matin dans le Figaro : Hier, très belle journée. Me voilà moins excité.

Et qu’attend cette terre pelée pour verdir ?

Quand je me promène, légèrement vêtu, dans ma campagne à moi, le blé pousse.

Ici, c’est une serre chaude avec un poêle d’hiver et des arbres empotés.


Monaco. — En wagon. Qu’est-ce que ce noble étranger va tirer de ce long sac ? Une personne de sa famille passée en contrebande ?


Oublié de faire mon prix. Quelle chambre ! On va me demander mille francs par nuit. Impossible de dormir.

On peut voir, tous les jours, de deux à quatre, Albert Ier portant sur sa tête mâle et sympathique la couronne de prince et celle du savant, ouvrir les croisées de son vieux manoir et cracher, — dit Paul Bocage, — en dehors de ses États, par-dessus l’heureux peuple monégasque qui ne paie pas d’impôts.


Monte-Carlo. — Suis-je vrai joueur, joueur malin, joueur insensé (type affreux à voir) ?


Comme je le dirai plus tard, je joue à Monte-Carlo. Je gagne même à Monte-Carlo. Et quand je ramasse mon gain plus ma mise, je souris au croupier. Mais ce râteleur impassible ne daigne point me rendre mon sourire, et je pourrai, sans qu’il s’émeuve, me brûler la cervelle de joie.


Tir aux pigeons. — Une boîte s’ouvre, un pigeon s’envole et tombe assommé. Il ne savait pas assez de mythologie pour rester coi, comme l’Espérance. Un chien accourt et le pétrit proprement avec sa gueule. Mais l’homme qui l’a tué, on ne le voit jamais. Il se cache et fait bien. Quel coup de fusil ! C’est beau comme un coup de poing d’ivrogne sur une petite bouche d’enfant !


La Corniche. — Regardez ces deux petits bateaux sur la mer. Qui donc a perdu ses savates sur la mer ?


Cette vieille femme qui mendiait sur la route ne murmurait pas humblement :

— La charité s’il vous plaît ?

Elle vociférait des imprécations avec un air terrible. Et on lui jetait, au lieu d’une pierre, une pièce.


Du courage ! Montez toujours. Ici on ne voit rien. Grimpez cette côte. Déjà vous avez, entre le bout de votre nez et l’horizon, un infini au moins.

Faites le dernier pas.

Halte ! vite, la sueur au front, les yeux au ciel, et des vertiges plein l’estomac, tâchez qu’il vous vienne une pensée sublime.

Vous soufflerez après.


Menton. — Cinq minutes d’arrêt. Le temps de piquer ma canne en terre. Au retour je la reprendrai. Et quelle stupéfaction ! Ma canne sera un petit arbre couvert de jeunes rameaux garnis de feuilles, et peut-être que, sur l’un d’eux, j’aurai la joie de cueillir, pour calmer ma soif en voyage, le fruit cher à Stéphane Mallarmé, le « citron d’or de l’idéal amer ».

Les jeunes filles du pays ne mangent pas le citron. Mais elles s’exercent à en porter de lourds paniers sur la tête. Pour que le citron ne tombe jamais, elles n’ont qu’à toujours bien se tenir.

De là leur taille et leur vertu.


Vintimille. — Ma montre qui allait bien en deçà, retarde en delà de 47 minutes. Un vent hostile et des gamins payés par la Triple Alliance me soufflent et me crient dans le dos. Une dépêche qui m’aurait coûté dix sous aux guichets de notre belle France, m’en coûte ici plus de soixante. Je n’insiste pas. Je connais l’Italie. Un coup d’œil suprême aux neiges éternelles et, harassé, les yeux pleins de villes d’eau, je rentre.