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Le Village aérien/18

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Hachette (p. 337-345).

XVIII

brusque dénouement.


La chance se déclarait pour les fugitifs. Tout ce tapage à l’intérieur de l’habitation n’avait attiré personne. Déserte la place, désertes les rues qui y débouchaient. Mais la difficulté était de se reconnaître au milieu de ce dédale obscur, de circuler entre les branchages, de gagner par le plus court l’escalier de Ngala.

Soudain, Lo-Maï se présenta devant Khamis et ses compagnons.

Lo-Maï était accompagné de son enfant. Le petit, qui les avait suivis pendant qu’ils se rendaient à la case de Msélo-Tala-Tala, était venu prévenir son père. Celui-ci, redoutant quelque danger pour le foreloper et ses compagnons, se hâta de les rejoindre. Comprenant alors qu’ils cherchaient à s’enfuir, il s’offrit à leur servir de guide.

Ce fut heureux, car aucun d’eux n’aurait pu retrouver le chemin de l’escalier.

Mais, lorsqu’ils arrivèrent en cet endroit, quel fut leur désappointement !

L’entrée était gardée par Raggi et une douzaine de guerriers.

Forcer le passage, à quatre, serait-ce possible avec espoir de succès ?…

Max Huber crut le moment venu d’utiliser sa carabine.

Raggi et deux autres venaient de se jeter sur lui…

Max Huber, reculant de quelques pas, fit feu sur le groupe.

Raggi, atteint en pleine poitrine, tomba raide mort.

Assurément, les Wagddis ne connaissaient ni l’usage des armes à feu ni leurs effets. La détonation et la chute de Raggi leur causèrent une épouvante dont on ne saurait donner une idée. Le tonnerre foudroyant la place pendant la cérémonie de ce jour les eût moins terrifiés. Cette douzaine de guerriers se dispersa, les uns rentrant dans le village, les autres dégringolant l’escalier avec une prestesse de quadrumanes.

Le chemin devint libre en un instant.

« En bas !… » cria Khamis.

Il n’y avait qu’à suivre Lo-Maï et le petit, qui prirent les devants. John Cort, Max Huber, Llanga, le foreloper, se laissèrent pour ainsi dire glisser, sans rencontrer d’obstacle. Après avoir passé sous le village aérien, ils se dirigèrent vers la rive du rio, l’atteignirent en quelques minutes, détachèrent un des canots et s’embarquèrent avec le père et l’enfant.

Mais alors des torches s’allumèrent de toutes parts, et de toutes parts accoururent un grand nombre de ces Wagddis qui erraient aux environs du village. Cris de colère, cris de menace furent appuyés d’une nuée de flèches.

« Allons, dit John Cort, il le faut ! »

Max Huber et lui épaulèrent leurs carabines, tandis que Khamis et Llanga manœuvraient pour écarter le canot de la berge.

Une double détonation retentit. Deux Wagddis furent atteints, et la foule hurlante se dissipa.

En ce moment, le canot fut saisi par le courant, et il disparut en aval sous le couvert d’une rangée de grands arbres.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’y a point à rapporter — en détail du moins — ce que fut cette navigation vers le sud-ouest de la grande forêt. S’il existait d’autres villages aériens, les deux amis ne devaient rien savoir à cet égard. Comme les munitions ne manquaient pas, la nourriture serait assurée par le produit de la chasse, et les diverses sortes d’antilopes abondaient dans ces régions voisines de l’Oubanghi.

Le lendemain soir, Khamis amarra le canot à un arbre de la berge pour la nuit.

Pendant ce parcours, John Cort et Max Huber n’avaient point épargné les témoignages de reconnaissance à Lo-Maï, pour lequel ils éprouvaient une sympathie tout humaine.

Quant à Llanga et à l’enfant, c’était entre eux une véritable amitié fraternelle. Comment le jeune indigène aurait-il pu sentir les différences anthropologiques qui le mettaient au-dessus de ce petit être ?…

John Cort et Max Huber espéraient bien obtenir de Lo-Maï qu’il les accompagnerait jusqu’à Libreville. Le retour serait facile en descendant ce rio, qui devait être un des affluents de l’Oubanghi. L’essentiel était que son cours ne fût obstrué ni par des rapides ni par des chutes.

C’était le soir du 16 avril que l’embarcation avait fait halte, après une navigation de quinze heures. Khamis estimait que de quarante à cinquante kilomètres venaient d’être parcourus depuis la veille.

Il fut convenu que la nuit se passerait en cet endroit. Le campement organisé, le repas terminé, Lo-Maï veillant, les autres s’endormirent d’un sommeil réparateur qui ne fut troublé en aucune façon.

Au réveil, Khamis fit les préparatifs de départ, et le canot n’avait plus qu’à se lancer dans le courant.

En ce moment, Lo-Maï, qui tenait son enfant d’une main, attendait sur la berge.

John Cort et Max Huber le rejoignirent et le pressèrent de les suivre.

Lo-Maï, secouant la tête, montra d’une main le cours du rio et de l’autre les épaisses profondeurs de la forêt.

Les deux amis insistèrent, et leurs gestes suffisaient à les faire comprendre. Ils voulaient emmener Lo-Maï et Li-Maï avec eux, à Libreville…

En même temps, Llanga accablait l’enfant de ses caresses, l’embrassant, le serrant entre ses bras… Il cherchait à l’entraîner vers le canot…

Li-Maï ne prononça qu’un mot :

« Ngora ! »

Oui… sa mère qui était restée au village, et près de laquelle son père et lui voulaient retourner… C’était la famille que rien ne pouvait séparer !…

Les adieux définitifs furent faits, après que la nourriture de Lo-Maï et du petit eut été assurée pour leur retour jusqu’à Ngala.

John Cort et Max Huber ne cachèrent pas leur émotion à la pensée qu’il ne reverraient jamais ces deux créatures affectueuses et bonnes, si inférieure que fût leur race…

Quant à Llanga, il ne put se retenir de pleurer, et de grosses larmes mouillèrent aussi les yeux du père et de l’enfant.

« Eh bien, dit John Cort, croirez-vous maintenant, mon cher Max, que ces pauvres êtres se rattachent à l’humanité ?…

— Oui, John, puisqu’ils ont, de même que l’homme, le sourire et les larmes ! »

Le canot prit le fil du courant et, au coude de la rive, Khamis et ses compagnons purent envoyer un dernier adieu à Lo-Maï et à son fils.

Les journées des 17 au 26 avril furent employées à descendre la rivière jusqu’à son confluent avec l’Oubanghi. Le courant étant très rapide, il y eut lieu d’estimer à près de trois cents kilomètres le parcours fait depuis le village de Ngala.

Le foreloper et ses compagnons se trouvaient alors à la hauteur des rapides de Zongo, à peu près à l’angle que forme le fleuve en obliquant vers le sud. Ces rapides, il eût été impossible de les franchir en canot, et, pour reprendre la navigation en aval, un portage allait devenir nécessaire. Il est vrai, l’itinéraire permettait de suivre à pied la rive gauche de l’Oubanghi dans cette partie limitrophe entre le Congo indépendant et le Congo français. Mais, à ce cheminement pénible, le canot devait être infiniment préférable. N’était-ce pas du temps gagné, de la fatigue épargnée ?…

Heureusement, Khamis put éviter cette dure opération du portage.

Au-dessous des rapides de Zongo, l’Oubanghi est navigable jusqu’à son confluent avec le Congo. Les bateaux ne sont pas rares qui font le trafic de cette région où ne manquent ni les villages, ni les bourgades, ni les établissements de missionnaires. Ces cinq cents kilomètres qui les séparaient du but, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga les franchirent à bord d’une de ces larges embarcations auxquelles le remorquage à vapeur commence à venir en aide.

Ce fut le 28 avril qu’ils s’arrêtèrent près d’une bourgade de la rive droite. Remis de leurs fatigues, bien portants, il ne leur restait plus que cent kilomètres pour atteindre Libreville.

Une caravane fut aussitôt organisée par les soins du foreloper et, marchant directement vers l’ouest, traversa ces longues plaines congolaises en vingt-quatre jours.

Le 20 mai, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga faisaient leur entrée dans la factorerie, en avant de la bourgade, où leurs amis, très inquiets d’une absence si prolongée, sans nouvelles d’eux depuis près de six mois, les reçurent à bras ouverts.

Ni Khamis ni le jeune indigène ne devaient plus se séparer de John Cort et de Max Huber. Llanga n’était-il pas adopté par eux, et le foreloper n’avait-il pas été leur dévoué guide pendant cet aventureux voyage ?…

Et le docteur Johausen ?… Et ce village aérien de Ngala, perdu sous les massifs de la grande forêt ?…

Eh bien, tôt ou tard une expédition devra prendre avec ces étranges Wagddis un contact plus intime, dans l’intérêt de la science anthropologique moderne.

Quant au docteur allemand, il est fou, et, en admettant que la raison lui revienne et qu’on le ramène à Malinba, qui sait s’il ne regrettera pas le temps où il régnait sous le nom de Msélo-Tala-Tala, et si, grâce à lui, cette peuplade de primitifs ne passera pas un jour sous le protectorat de l’empire d’Allemagne ?…

Cependant, il serait possible que l’Angleterre…


FIN.