Le Vingtième Siècle. La vie électrique/I/6

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Librairie illustrée (p. 74-80).


la plage de kernoël.


vi

Le Parc national d’Armorique barré à l’industrie et interdit aux innovations de la science. — Une diligence ! — La vie d’autrefois dans le décor de jadis. — L’auberge du grand Saint-Yves, à Kernoël. — Où se découvre un nouveau Sulfatin.

Les vagues de l’Océan battent doucement en caresse le sable étincelant et doré d’une crique étroite, bordée de belles roches, escarpées par endroits, sur lesquelles se mamelonnent des masses de verdures suspendues parfois jusqu’au-dessus des flots. Il fait beau, tout sourit aujourd’hui, le soleil brille, le murmure du flot, comme une douce et lente chanson, s’élève parmi les roches où l’écume floconne.

Au fond de la crique, près de quelques barques hissées sur la grève, se voient quelques vieilles maisons de pêcheurs, couvertes d’un chaume roux, par-dessus lesquelles, au sommet de l’escarpement rocheux, trois ou quatre menhirs, fantômes des temps lointains, dressent dans le ciel leurs têtes grises et moussues. Au loin, sur le bord d’une petite rivière capricieuse et cascadante, un gros bourg cache à demi ses maisons sous les ombrages des chênes, des aulnes et des châtaigniers que perce une belle flèche d’église, élancée et ajourée. Un calme profond règne sur la région tout entière ; d’un bout de l’horizon à l’autre, aussi loin que l’œil peut voir par-dessus les lignes de collines bleuâtres où surgissent aussi d’autres clochers çà et là, nulle trace d’usines ou d’établissements industriels, gâtant tous les coins de nature, polluant de leurs déjections infâmes les eaux des rivières, salissant tout au loin, en haut comme en bas, et jusqu’aux nuages du ciel ; pas de tubes coupant le paysage d’une ligne ennuyeuse et rigide, point de ces hauts bâtiments indiquant des secteurs d’électricité, point d’embarcadères aériens, et pas la moindre circulation d’aéronefs dans l’azur.

Où sommes-nous donc ? Avons-nous reculé de cent cinquante ans en arrière, ou sommes-nous dans une partie du monde si lointaine et si oubliée que le progrès n’y a pas encore pénétré ?

Non pas ! Nous sommes en France, sur la mer de Bretagne, dans un coin détaché des anciens départements du Morbihan et du Finistère, formant, sous le nom de Parc national d’Armorique, un territoire soumis à un régime particulier.

Bien particulier, en effet. De par une loi d’intérêt social, votée il y a une cinquantaine d’années, le Parc national a été dans toute son étendue soustrait au grand mouvement scientifique et industriel qui commençait alors à bouleverser si rapidement et à transformer radicalement la surface de la terre, les mœurs, les caractères et les besoins, les habitudes et la vie de la fourmilière humaine.

De par cette loi préservatrice qui a si sagement, au milieu de ce bouleversement universel, dans cette course haletante vers le progrès, songé à garder intact un coin du vieux monde où les hommes puissent respirer, le Parc national d’Armorique est une terre interdite à toutes les innovations de la science, barrée à l’industrie. Au poteau marquant sa frontière, le progrès s’arrête et ne passe pas ; il semble que l’horloge des temps soit détraquée ; à quelques lieues des villes où règne et triomphe en toute intensité notre civilisation scientifique, nous nous trouvons reportés en plein Moyen âge, au tranquille et somnolent 19e siècle.

Dans ce Parc national, où se perpétue l’immense calme de la vie provinciale de jadis, tous les énervés, tous les surmenés de la vie électrique, tous les cérébraux fourbus et anémiés viennent se retremper, chercher le repos réparateur, oublier les écrasantes préoccupations du cabinet de travail, de l’usine ou du laboratoire, loin de tout engin ou appareil absorbant et énervant, sans Télés, sans phonos, sans tubes, sous un ciel vide de toute circulation.

Comment les fiancés Georges Lorris et Estelle Lacombe, avec Sulfatin et son malade La Héronnière, sont-ils ici, au lieu d’étudier en ce moment, suivant les instructions de Philox Lorris, les hauts fourneaux électriques du bassin de la Loire ou les volcans artificiels d’Auvergne ?


l’ingénieur médical sulfatin.

Georges Lorris, dès qu’il eut installé Estelle dans un fauteuil d’osier, plia soigneusement les instructions de Philox Lorris, les mit dans sa poche et s’en alla dire deux mots au mécanicien. Aussitôt l’aéronef, qui avait pris la direction du Sud, vira légèrement sur tribord et pointa droit vers l’Ouest. Sans doute Sulfatin, qui tâtait le pouls à son malade, ne s’en aperçut pas, car il ne fit aucune observation. Le temps était superbe, l’atmosphère, d’une limpidité parfaite, permettait à l’œil de fouiller jusqu’en ses moindres détails l’immense panorama qui semblait avec une vertigineuse rapidité se dérouler sous l’aéronef : chaînes de collines, plaines jaunes et vertes, capricieusement découpées par les méandres des rivières, forêts étalées en larges taches d’un vert sombre, villages, villes, bourgs de plaisance, groupements de villas élégantes, faubourg de quelque riche cité devinée dans le lointain à sa couronne de véhicules aériens, agglomérations industrielles, noires usines aux formes étranges, enveloppées d’une atmosphère d’épaisses fumées dont la coloration suffit parfois à indiquer le genre d’industrie exploité…


départ pour le voyage de fiançailles.

On suivit quelque temps, à 600 mètres au-dessus, le tube de Paris-Brest, on croisa plusieurs aéronefs ou omnibus de Bretagne, et Sulfatin, qui contemplait le paysage avec une lorgnette, ne dit rien ; on passa au-dessus des villes de Laval, de Vitré, de Rennes, signalées pourtant à haute voix par Georges, sans qu’il fît aucune observation.

Ce fut Estelle, plongée comme dans un rêve charmant, qui tout à coup quitta le bras de Georges.

« Mon Dieu, fit-elle, je n’y songeais pas, tant j’étais heureuse, mais nous n’allons pas à Saint-Étienne ?

— Étudier les hauts fourneaux électriques, forges, laminoirs, établissements industriels et volcans artificiels, etc., répondit Georges en souriant ; non, Estelle, nous n’y allons pas !…

— Mais les instructions de M. Philox Lorris ?

— Je ne me sens pas en train en ce moment pour ce genre d’occupations… Je serais obligé de faire une trop dure violence à mon esprit, qui est aujourd’hui entièrement fermé aux beautés de la science et de l’industrie…

— Pourtant…

— Voudriez-vous me voir devenir un second La Héronnière ? Je désire pour quelque temps, pour le plus longtemps possible, ignorer toutes ces choses, à moins que vous ne teniez vous-même à vous plonger dans ces douceurs ; je souhaite ne plus entendre parler d’usines, de hauts fourneaux, d’électricité, de tubes, de toutes ces merveilles modernes qui nous font la vie si bousculée et si fiévreuse !… »

L’aéronef atterrit au dernier débarcadère aérien, à la limite du Parc national, sans que Sulfatin soulevât la moindre objection. Il était six heures du soir lorsque les voyageurs touchèrent le sol ; immédiatement, Georges Lorris emmena tout son monde vers un véhicule bizarre, à caisse jaune, traîné par deux vigoureux petits chevaux.


Une diligence !

« Oh ! c’est une diligence ! s’écria Estelle ; j’en ai vu dans les vieux tableaux ! Il y en a encore ! Nous allons voyager en diligence, quel bonheur !

— Jusqu’à Kernoël, un pays délicieux, vous verrez ! Vous n’êtes pas au bout de vos étonnements ! Dans le Parc national de Bretagne, vous n’allez plus retrouver rien de ce que vous connaissez… Ce qui me surprend, c’est que notre ami Sulfatin ne dise rien et ne réclame pas contre ces accrocs au programme… Son silence me stupéfie ; mais ces savants sont si distraits, que Sulfatin se croit peut-être en aérocab ! »

Deux heures de route par des chemins charmants, où rien ne rappelait le décor de la civilisation moderne : petits villages tranquilles à toits de chaume, calvaires de granit à personnages sculptés, groupés au pied de la croix, auberges indiquées par des touffes de gui, troupeaux de porcs gardés par de vieux bergers à silhouettes fantastiques, apparitions vraiment surprenantes qui semblaient surgir du fond du passé, ou se détacher de vieilles peintures de musées, voilà tout ce que le regard apercevait, défilant sur le côté de la route. Estelle, penchée au carreau de la diligence, croyait rêver. Sur le pas des portes, dans les villages, des femmes faisaient tourner des rouets, de vrais rouets, comme on n’en voit plus que dans les vieilles images ; bien mieux, sur les talus des routes, des femmes, assises dans l’herbe, filaient l’antique quenouille !

« Quand on songe, dit Sulfatin, aux grandes usines de Rouen, où quarante mille balles de laine entrent tous les matins pour se faire laver, carder, teindre, tisser et en sortent, le soir, transformées en camisoles, gilets, bas, châles et capuchons ! »

Sulfatin n’était pas si distrait qu’on le pensait. Georges le regarda très surpris. Comment ! il savait où l’on allait et il ne réclamait pas !


Des femmes faisaient tourner des rouets !

À toutes les auberges de la route, suivant l’antique usage, le postillon s’arrêtait, échangeant quelques mots avec les servantes accourues sur la porte, et prenait une grande bolée de cidre avec un petit verre d’eau-de-vie. Enfin, après bien des changements de décors plus charmants et plus surannés les uns que les autres, le conducteur, du bout de son fouet, indiqua aux voyageurs une flèche d’église qui se dressait en haut d’une colline.

C’était la toute petite ville de Kernoël, assise dans le cadre d’or des genêts, au bord d’une petite rivière qui s’en allait trouver la mer à une demi-lieue. Clic, clac ! avec un grand bruit de ferraille secouée et de claquements de fouet, la diligence traversa la ville au grand galop de ses chevaux. Jolie petite ville, à la mode de jadis en son cadre de remparts ébréchés et moussus, ombragés de grands arbres, avec une belle église grise et jaune en haut de la colline, étendant son ombre protectrice sur un fouillis de vieux toits, avec des rues tortueuses et des files serrées de maisons à pignons ardoisés, dont toutes les poutres sont soutenues par de bonnes figures de saints barbus, par des animaux bizarres, ou se terminent par de grosses têtes qui font au passant les plus comiques grimaces.


il y a même des réverbères.

Ô étonnement ! il y a même des réverbères suspendus au-dessus des carrefours ! Des réverbères qu’un bonhomme descend en tirant sur la corde, et qu’il allume gravement avec un bout de chandelle qu’il porte dans une petite lanterne. C’est véritablement inimaginable ! Toute la population est en l’air sur le passage de la diligence, les boutiquiers sont bien vite sur les portes, les bonnes femmes se mettent aux fenêtres. Nos voyageurs admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin des modes modernes, les naturels de ce pays s’en moquent autant que des idées nouvelles. Ils sont restés fidèles aux vieux costumes de leurs ancêtres. Les hommes ont les bragou-brass et les guêtres, la veste brodée et le grand chapeau. Les

femmes portent les corsages bleus ou rouges à larges entournures de velours, les jupes droites à plis lourds, les belles collerettes blanches et les coiffes à grandes ailes. C’est superbe, et l’on ne voit plus cela qu’ici ou dans les opéras.

La diligence s’arrêta sur la grande place, à l’auberge du Grand Saint-Yves, flanquée à droite du Cheval-Rouge et à gauche de l’Écu-de-Bretagne. Une plantureuse hôtesse, très empressée, et des servantes à la figure réjouie reçurent les voyageurs à la descente de la diligence. On leur donna de vastes chambres éclairées d’un côté sur la rue et de l’autre sur une cour pittoresque, entourée de bâtiments divers à grands pavillons et tourelles d’escalier, d’écuries, de remises aux vieux piliers de bois et encombrée de véhicules, omnibus, cabriolets et autres antiques guimbardes.


l’auberge du grand saint-yves.

Estelle avait deux chambres, une petite pour Grettly et, pour elle, une immense pièce à poutres apparentes, à grande cheminée et à meubles antiques. De naïves lithographies du Moyen âge, retraçant les malheurs de Geneviève de Brabant, ornaient les murs tapissés d’un papier à grandes fleurs.

Dès le lendemain, une existence nouvelle commença pour nos voyageurs. C’était le jour du marché, qui se tenait sur la place, devant le Grand Saint-Yves ; ils furent réveillés par le bruit et assistèrent de leurs fenêtres au défilé des voitures de légumes, des ânes chargés de paniers de pommes de terre, de choux et d’oignons, des fermiers menant des cochons roses dans de petites charrettes, des paysannes guidant avec une gaule des troupes d’oies cancanantes.

Estelle et Georges, suivis de Grettly, furent bientôt sur la place à tourner autour des paysans et des marchandes, des laitières, des petites bourgeoises de la ville marchandant une botte de carottes ou une paire de canards. Sulfatin et son malade les rejoignirent. Toutes ces petites scènes de la rue semblaient extrêmement curieuses à ces ultra-civilisés ; ils faisaient de longues stations devant une laitière mesurant son lait, devant le rémouleur ambulant repassant les couteaux des paysans, devant le maréchal ferrant en train de remettre un fer à un cheval, spectacle nouveau et plein d’intérêt pour ces chevaucheurs d’aéronefs.


spectacle nouveau et plein d’intérêt.

Après un déjeuner qui menaçait de ne plus finir, car de la cuisine aux bonnes fumées odorantes surgissaient constamment des servantes avec des plats nouveaux, les voyageurs gagnèrent la rivière et descendirent vers la mer par un sentier des plus irréguliers menant à des champs de roseaux, à de petites criques de sable jaune sous les arbres, où résonnait le battoir des lavandières en corsages bleus, à côté de ponts de bois cahotants, jetés de roche en roche, sous les vieux moulins moussus dont les grandes roues verdies, tournant lentement avec le courant, versaient comme des ruissellements d’étincelles.


sous les vieux moulins.

Grettly était aux anges. Elle retrouvait la vraie nature sans aucune trace de ces fils électriques tendus comme un immense filet aux mailles mille fois entre-croisées sur le reste de la terre. De temps en temps, elle levait la tête, surprise et charmée de ne plus voir le ciel sillonné de nos véhicules aériens à grande vitesse.

Elle jetait des regards d’envie aux Bretonnes qui marchaient pieds nus sur la rive, et son bonheur eût été complet s’il lui eût été permis de retirer ses souliers, ainsi qu’elle faisait, pour ne pas les user, au temps de son enfance, dans la montagne.

Au moins, il n’était pas besoin de pantoufles isolatrices, et l’on n’avait point à redouter les dangereuses fantaisies de l’Électricité !

Certes, M. Philox Lorris eût marqué un vif mécontentement s’il avait pu voir, dans l’après-midi de ce jour et tous les jours suivants pendant une quinzaine, sur la plage de Kernoël, Georges Lorris étendu sur le sable à côté d’Estelle Lacombe, à l’ombre d’un rocher ou d’un bateau, ou couché dans l’herbe, plus haut, à marée haute, au pied des menhirs, avec Estelle près de lui, passant ces douces journées en causeries d’une intimité charmante, ou lisant — horreur ! au lieu des Annales de la Chimie ou de la Revue polytechnique, — quelque volume de vers ou quelque recueil de légendes et traditions bretonnes !


sulfatin sur les grèves de kernoël.

Enfin, sujet d’étonnement non moins grand, Sulfatin était là aussi, la pipe à la bouche, lançant en l’air des nuages de fumée, pendant que son malade Adrien La Héronnière ramassait des coquillages ou faisait des bouquets de fleurettes avec Grettly. La Héronnière n’était plus tout à fait le lamentable surmené qu’on avait été obligé de nicher pendant trois mois dans une couveuse mécanique ; il allait très bien, le traitement de l’ingénieur médical Sulfatin faisait merveille et surtout le régime suivi au Parc national.

Le tête-à-tête du Voyage de fiançailles est bien loin d’avoir produit la brouille que Philox Lorris jugeait inévitable. Au contraire. Les deux jeunes gens passent de bien douces journées en longues causeries, à se faire de mutuelles confidences, à se révéler plus complètement, pour ainsi dire, l’un à l’autre et à reconnaître dans leurs goûts, leurs pensées, leurs espoirs, une conformité qui permet d’augurer pour l’union projetée un long avenir de bonheur.


on danse sur la place.

Dans une belle vieille église remplie de naïves statuettes religieuses, avec des petits navires en ex-voto suspendus aux voûtes gothiques, ils ont assisté à la messe et aux vêpres au milieu d’une population revêtue des costumes des grands jours. Après les vêpres, on danse sur la place ; sur une estrade faite de planches posées sur des tonneaux, des joueurs de biniou soufflent dans leurs instruments aux sons aigrelets. Bretons et Bretonnes, formant d’immenses rondes, tournent et sautent en chantant de vieux airs simples et naïfs.


Bonheur de revivre aux temps primitifs,
D’écouter des chants joyeux ou plaintifs…

Georges et Estelle, entraînés par le courant sympathique de ces bonnes vieilles mœurs, se joignirent aux rondes avec quelques étrangers en train de faire une cure de repos, et Sulfatin lui-même parut s’y mettre de bon cœur. Son malade regardait, n’osant se risquer : Grettly le poussa dans la ronde et lui fit faire quelques tours, après lesquels il s’en alla tomber, essoufflé, sur un banc de bois, près des tonneaux de cidre, parmi les gens que la danse altérait.

Estelle est tout à fait heureuse. Tous les deux jours, le facteur lui apporte une lettre de sa mère. Le facteur ! On ne connaît guère plus ce fonctionnaire maintenant, excepté dans le Parc national d’Armorique. Partout ailleurs, on préfère téléphonoscoper, ou pour le moins téléphoner ; les messages importants sont envoyés en clichés phonographiques arrivant par les tubes pneumatiques ; il n’y a donc plus que les parfaits ignorants du fond des campagnes qui écrivent encore. Estelle seule connaît les émotions de l’heure du courrier, car Georges Lorris ne reçoit pas de lettres. Il a écrit à son père après quelques jours passés à Kernoël, mais Philox Lorris n’a pas répondu. Peut-être n’a-t-il pas encore eu le temps d’ouvrir la lettre.


Le dernier facteur.

Sulfatin reçoit aussi sa correspondance, non pas des lettres, mais de véritables colis apportés par la diligence, des paquets de phonogrammes qu’il se fait lire par le phonographe apporté dans son bagage. Il répond de la même façon, c’est-à-dire qu’il parle ses réponses et envoie ensuite les clichés phonographiques par colis. Cette correspondance est ainsi expédiée rapidement et Sulfatin est ensuite maître de tout son temps.

À la grande surprise de Georges, l’imperturbable Sulfatin continuait à ne rien dire, à ne pas protester contre le séjour dans ce pays arriéré de Kernoël. Il oubliait complètement les instructions de M. Philox Lorris ; un Sulfatin nouveau s’était révélé, un Sulfatin gai, aimable et charmant. Il ne cherchait aucunement à troubler les joies paisibles de ces bonnes journées et ne s’efforçait point de susciter, ce qui n’eût pas été facile d’ailleurs, des motifs de brouille, ainsi que le lui avait pourtant si expressément recommandé Philox Lorris. Étrange ! étrange !

Georges, qui s’était préparé à soutenir de violents combats contre le sévère Sulfatin, se réjouissait de n’avoir pas eu même à commencer la lutte. Seul, le malade de Sulfatin, Adrien La Héronnière, devant qui Philox Lorris ne s’était pas gêné de parler quand il avait expliqué ses intentions à Sulfatin, seul La Héronnière se creusait la tête pour chercher à deviner le motif d’une si complète infraction aux instructions de son grand Patron. Bien que toute opération mentale, tout enchaînement d’idées un peu compliqué fût encore une dure fatigue pour lui, La Héronnière s’efforçait de réfléchir là-dessus, mais il n’y gagnait que de terribles migraines et des admonestations de Sulfatin.

Vers le quinzième jour, Sulfatin changea tout à coup : il parut moins gai, presque inquiet. Sous prétexte que l’on commençait à s’ennuyer à Kernoël dans un paysage trop connu, il proposa de partir vers Ploudescan, à l’autre extrémité du Parc national. Georges, pour le satisfaire, y consentit volontiers. On quitta donc Kernoël. Empilés dans un mauvais omnibus, secoués sur des chemins rocailleux, entretenus avec négligence, les voyageurs durent faire quinze longues lieues.


Le marché de Kernoël.

C’était une autre Bretagne, une Bretagne plus rude et plus sévère qui se révélait à eux, avec ses landes mélancoliques malgré la parure des genêts, avec ses horizons aux lignes austères, ses sites rocailleux et ses falaises chauves.

Ploudescan était bien loin de posséder les agréments de Kernoël. C’était un simple village aux rudes maisons de granit, couvertes en chaume, au bord de la mer sur des roches sombres, dans un paysage d’une grandiose austérité. Il s’y trouvait seulement une auberge passable, fréquentée par les photo-peintres qui viennent braquer chaque été leurs appareils sur les rochers et récifs de la tempétueuse baie de Ploudescan, et nous donnent ainsi, en groupant avec art les habitants de Ploudescan, leurs modèles, dans des scènes ingénieusement trouvées, sur des fonds appropriés, les magnifiques photo-tableaux que nous admirons aux différents Salons.

Georges et Estelle entreprirent, à Ploudescan, une série de petites promenades. Sulfatin ne les accompagnait pas toujours, il était de plus en plus préoccupé, il s’absentait maintenant assez souvent et laissait son malade aux soins de Grettly.

Où allait-il pendant ces absences mystérieuses ?


la cuisine du grand saint-yves.

Nous allons le dire et révéler, quoiqu’il nous en coûte, les faiblesses de Sulfatin, cet homme si remarquable d’ailleurs et que nous pouvions croire d’un modèle nouveau. Ploudescan est situé sur la limite du Parc national ; à trois quarts de lieue se trouve Kerloch, station de Tubes, pourvu de toutes les facilités que nous assure la science moderne. Tous les jours, Sulfatin s’en allait à Kerloch et accaparait, pour une heure ou deux, l’un des Télés de la station.

Pénétrons avec lui dans la cabine du téléphonoscope qui permet n’importe où et n’importe quand de retrouver les êtres aimés restés au logis, de revoir l’usine ou le bureau qu’on a laissés au loin… Chaque jour, Sulfatin demande la communication, soit avec Paris, 375, rue Diane-de-Poitiers, quartier de Saint-Germain-en-Laye, soit avec Paris, Molière-Palace, loge de Mlle Sylvia. À Saint-Germain, la correspondante de Sulfatin est également Mlle Sylvia ; le 375 de la rue Diane-de-Poitiers, élégant petit hôtel tout neuf, a l’honneur d’abriter la célèbre artiste Sylvia, la tragédienne-médium, étoile de Molière-Palace, qui fait courir depuis six mois tout Paris à l’ancien Théâtre-Français.


la tragédienne-médium.

Bien entendu, courir est une manière de parler, les théâtres, même avec les plus grands succès, étant souvent presque vides, maintenant qu’avec le Télé on peut suivre les représentations de n’importe quelle scène sans bouger de chez soi, sans sortir de table même, si l’on veut, si bien qu’on a été amené à réduire considérablement les salles et qu’on parle même de les supprimer complètement, ce qui apportera une notable diminution aux frais des entreprises théâtrales et permettra d’abaisser encore le prix des abonnements pour le théâtre à domicile. Sylvia, la tragédienne-médium, a, en six mois, amené quatre cent mille abonnés téléphonoscopiques au Molière-Palace, qui réalise des bénéfices fantastiques, malgré le faible prix de l’abonnement.

Précédemment, Molière-Palace languissait quelque peu, malgré ses tentatives plus ou moins heureuses, malgré ses changements de genre ; il avait eu beau donner de resplendissants ballets et réunir un superbe ensemble de ballerines di primo cartello et de mimes extrêmement remarquables, il avait eu beau engager les clowns les plus extravagants, le public le délaissait de plus en plus, lorsque le directeur de Molière-Palace vit un jour, par hasard, Mlle Sylvia, sujet extraordinairement doué sous le rapport de la médiumnité, dans une évocation de Racine sur la scène d’un petit théâtre spirite. En écoutant Mlle Sylvia dire des vers de Phèdre avec l’organe de Racine lui-même, évoqué pour la circonstance, le directeur de Molière-Palace entrevit le parti à tirer de la tragédienne-médium et l’engagea aussitôt.

Avec sa tragédienne-médium, devenue tout de suite étoile de première grandeur, Molière-Palace revint au genre qui avait, plusieurs siècles auparavant, fait sa fortune et sa gloire, au théâtre classique, mais en introduisant dans les vieux drames, dans les antiques tragédies, d’importants changements, en les corsant par des attractions nouvelles. Tous les événements qui se narraient d’un mot au cours de ces vieilles pièces, tout ce qui était récit, tout ce qui se passait simplement à la cantonade, était mis en scène et fournissait des tableaux souvent bien plus intéressants que la pièce elle-même, qui n’était plus que l’assaisonnement. Quand la pièce ne fournissait pas suffisamment, on trouvait tout de même le moyen de la bourrer d’attractions. On vit ainsi, sur la scène transformée de l’antique et jadis trop solennelle maison de Molière, des combats d’animaux féroces, des sièges, des tournois, des batailles navales, des courses de taureaux, des chasses avec du vrai gibier.

De plus, la tragédienne-médium, évoquant tour à tour les esprits des grands artistes d’autrefois, apporta dans l’interprétation des grands rôles tragiques une extraordinaire variété d’effets. Ce n’était pas seulement Sylvia, c’était la Clairon, c’était Adrienne Lecouvreur, c’était Mlle Georges, c’était Rachel ou Sarah Bernhardt apparaissant, revenant sur le théâtre de leurs anciens succès, retrouvant leurs voix éteintes depuis cent ou deux cents ans, pour redire encore, dans leur manière personnelle, les grandes tirades qui avaient enflammé les spectateurs de naguère. Rien de plus empoignant, de plus tragique même, que le changement à vue qui se produisait lorsque la tragédienne Sylvia, grande femme, d’apparence robuste, massive même, très calme et très bourgeoise d’allures quand le fluide ne rayonnait pas, après avoir quelque temps assez froidement occupé la scène, se trouvait soudain, avec une contraction amenée par un simple effort de volonté, transfigurée comme sous la secousse d’une pile électrique par l’esprit qui entrait en elle et chassait pour ainsi dire sa personnalité, par l’esprit de l’artiste depuis longtemps disparue qui reparaissait soudain sur les planches foulées autrefois, théâtre de ses anciens succès, qui volait à l’artiste vivante son âme ou l’annihilait, pour se substituer à elle et retrouver ainsi quelques heures d’une existence nouvelle.


sulfatin accapare la cabine du télé.

Parfois, aux grands jours, c’était l’esprit des auteurs eux-mêmes que Sylvia évoquait, et l’on avait cette étonnante surprise d’entendre vraiment Racine, Corneille, Voltaire, Hugo, disant eux-mêmes leurs vers et introduisant parfois dans leurs sublimes ouvrages des variantes tombées dans l’oubli ou des changements marqués au sceau d’un génie progressant encore outre-tombe.

De bonne famille bourgeoise, la tragédienne-médium était, hors du théâtre, une femme très simple, vivant tranquillement avec ses parents, commerçants retirés des affaires, qui ne s’étaient jamais senti aucune puissance évocatrice ou suggestionniste. Sylvia était un phénomène, sa puissante médiumnité était pourtant d’origine ancestrale, car elle lui venait d’un arrière-grand-oncle que ses étranges facultés, son goût pour l’occultisme et les sciences de l’au delà, laissées jadis de côté ou abandonnées aux plus insignes charlatans, avaient fait enfermer comme fou !

Un soir, assis en sommeillant devant son Télé, Sulfatin l’a vue débuter dans la doña Sol du grand Hugo et le coup de foudre l’a frappé, véritable coup de foudre, car, oubliant qu’il suivait la représentation de loin, par téléphonoscope, Sulfatin, à un moment, emporté par une idée soudaine, absolument scientifique, croyez-le bien, voulut se précipiter vers l’actrice et brisa la plaque du Télé.

Cette idée, c’était celle-ci : Que ne pourrait-il, s’il pouvait tourner au profit de la science l’étonnante puissance de l’actrice-médium, s’il pouvait, grâce à elle, évoquer les génies des siècles lointains, les puissants cerveaux endormis dans la tombe, les faire parler, retrouver les secrets perdus, percer les mystères des sciences obscurcies de l’antiquité ! Qui sait ? après le repos absolu, goûté pendant des centaines d’années au fond des tombeaux, ces génies réveillés, mis au courant des progrès modernes, ne trouveraient-ils pas tout à coup des merveilles auxquelles nos cerveaux, accoutumés à certaines idées, entraînés par d’autres courants, ne pouvaient penser ?

En conséquence, entourant ses plans d’un profond mystère, il se fit présenter chez les parents de la tragédienne-médium et demanda la main de Sylvia. Le mariage traînait un peu, Sylvia se montrant, en présence de Sulfatin, d’humeur très irrégulière, tantôt aimable, tantôt inquiète ; un jour consentant presque au mariage projeté, et reprenant sa parole le lendemain, sans donner de motif.


les photo-peintres.

Au moment du départ pour le Voyage de fiançailles, tout le temps de Sylvia étant pris par les répétitions d’une pièce nouvelle à grand spectacle, Sulfatin dut se contenter d’une correspondance par clichés phonographiques ; mais maintenant il lui fallait chaque jour une entrevue par Télé avec la grande artiste. Oui, vraiment, l’absence avait développé chez lui un défaut qu’il ne se connaissait pas auparavant : il devenait jaloux, violemment jaloux ; au nom de la science, et, songeant qu’un autre pouvait avoir la même idée que lui et se faire agréer en son absence, il regrettait amèrement de n’avoir pas disposé dans le petit hôtel les ingénieux et invisibles appareils photo-phonographiques qui rendent, en certains cas, la surveillance si facile.

C’est ainsi que, peu à peu, il en vint à courir trois ou quatre fois par jour au Télé de la station de Kerloch, à prendre communication avec l’hôtel de la tragédienne-medium ou avec sa loge et même à passer là-bas une partie de ses soirées à suivre les représentations de Molière-Palace. Pendant ce temps, La Héronnière restait un peu abandonné, mais Estelle et Grettly étaient là pour veiller sur le malade.

Un soir que tout le monde, moins Sulfatin, était réuni dans la grande salle de l’auberge de Kerloch, où quelques joyeux photo-peintres déroulaient leurs théories sur l’art, agrémentées de plaisanteries, La Héronnière, qui semblait plongé depuis longtemps dans un laborieux et douloureux travail de réflexion, se frappa le front tout à coup et gloussa dans l’oreille de Georges :

« J’y suis ! je devine pourquoi le docteur Sulfatin, ayant pour instructions précises d’amener, par n’importe quels moyens, une brouille entre vous et votre fiancée, laisse complètement de côté ses instructions… Il est déjà le second de Philox Lorris ; eh bien ! en vous écartant… ou plutôt en vous aidant à vous écarter vous-même des laboratoires et des grandes affaires… pas votre goût, hein ! les grandes affaires… il a… qu’est-ce que je disais ? je ne me rappelle plus… ah ! oui… il a l’espoir… il compte rester le seul successeur possible de Philox Lorris… Combinaison très canaille… mais habile… Hein ! avez-vous compris ? Voilà ! »

La Héronnière n’en pouvait plus après cet effort du cerveau, un violent mal de tête le terrassait. Grettly le conduisit coucher avec une tasse de camomille.


« j’y suis !… je devine !… »