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Le Violoneux de la Sapinière/06

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 27-33).

« Que veux-tu, toi ? »

CHAPITRE VI

Premier public d’un jeune artiste.

Or, un matin qu’Ambroise Tarnaud s’évertuait de plus belle sur le violon paternel dans sa grotte des bords de l’Yon, il lui sembla tout à coup que le ciel s’obscurcissait. Il leva les yeux, regarda vers l’entrée de la grotte… et le violon faillit lui tomber des mains.

Ce n’était pas un nuage qui avait passé entre le soleil et lui, c’était une ombre, et cette ombre appartenait à un corps, le corps menu d’une fillette d’environ dix ans. Elle était là, debout à l’entrée de la grotte, son tricot à la main comme une vraie fille de la Vendée, et très-pittoresque avec son jupon court, ses pieds nus, son fichu à carreaux rouges croisé sur sa poitrine, et sa coiffe mise sans aucune coquetterie sur ses cheveux ébouriffés qui brillaient au soleil comme s’ils eussent voulu lui faire une auréole. Elle écoutait, bouche béante, le concert qu’Ambroise lui donnait sans le savoir et sans le vouloir. Il le voulait même si peu que, cédant à son premier mouvement, il s’avança furieux vers la petite fille en lui criant :

« Que veux-tu, toi ?

J’écoutais, répondit-elle simplement. C’est-il défendu ? alors je vais m’en aller. Je ne voulais pas vous gêner : mais c’était si beau ! »

Ambroise se radoucit.

« Comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Véronique, et je suis la fille à la veuve Tessier, qui demeure à Pied-Doré. Comme nous n’avons pas de pré, je mène paître mes ouailles[1] où je peux, dans les endroits qui ne sont à personne. Elles sont là-haut aujourd’hui, et comme j’ai entendu, en arrivant, de la musique qui jouait dans la grotte, je suis venue y voir ; et voilà comment je vous ai dérangé. Je m’en vais : ne vous fâchez pas.

— Non : reste un peu. Il faut que tu me promettes quelque chose.

— Quoi donc ?

— Il faut que tu me promettes de ne dire à personne que tu m’as vu, et que je jouais du violon.

— Pourquoi ? Est-ce que c’est mal ? Ma mère dit que ce sont les gens qui font mal qui se cachent.

— Non, ce n’est pas mal, mais… Aimes-tu ton père, toi ?

— Ah ! comme je l’aimerais si je l’avais ! Mais il est mort il y a trois ans, et je n’ai plus que ma mère. Tu as ton père et ta mère, toi ? tu es bien heureux ?

— Tu m’as l’air d’une bonne petite fille. Viens ici, je t’expliquerai pourquoi je me cache. Est-ce que tes ouailles ne vont pas s’écarter ?

— Oh non ! il y a mon chien Turlure qui les garde. Raconte-moi ton histoire. » Ils s’assirent tous deux sur une pierre, et Ambroise raconta tout. Véronique l’écouta d’abord sans cesser de faire passer vivement d’une aiguille à l’autre les mailles de son tricot ; peu à peu son travail se ralentit ; puis elle s’arrêta tout à fait, laissa tomber l’ouvrage sur ses genoux, et joignant ses deux mains et levant vers son compagnon ses yeux brillants où roulaient des larmes :

« Tu réussiras ! s’écria-t-elle. C’est déjà très-beau ce que tu fais. Et dire que tu as appris cela tout seul !

— Tout seul ; mais ce n’est rien, ce que je fais : il faut que j’arrive à jouer d’abord un air tout entier, et puis ensuite tous les airs du père. C’est entendu : tu ne diras rien à personne, tu le promets ?

— Je le promets ! dit la petite en lui tendant la main. Tape là ! » Ils se serrèrent la main.

« À présent, dit Véronique, il faut que tu recommences à chercher tes airs. Moi, je vais tricoter ; je n’ai pas le temps de m’amuser, j’ai promis ma paire de bas à la mère Gillette pour demain ; elle me donnera dix sous, et ma mère sera bien contente. Elle a tant de peine à gagner notre vie, ma pauvre mère !

— Et tu gagnes de ton côté pour l’aider ? Tu es une bonne fille. Et il y a longtemps que tu travailles comme cela ?

— Trois ans, répondit Véronique en tricotant avec vivacité pour rattraper le temps perdu. Le père était ouvrier menuisier, il rapportait de bonnes journées à la maison, et nous étions bien à notre aise. Mais il est mort, et tout notre bonheur est parti avec lui. Ma pauvre mère s’est mise à demander de l’ouvrage de porte en porte, et c’est tout au plus si elle pouvait gagner notre pain. Je restais seule tout le long du jour ; je m’ennuyais beaucoup quand j’avais fini le ménage et que je m’étais fatigué les bras à frotter nos meubles pour les faire reluire, et j’aurais bien voulu être grande pour aller en journée, moi aussi. J’avais sept ans, et je ne savais rien faire que tricoter. Un matin que je passais devant la porte de la mère Gillette, je l’ai entendue qui disait à son mari : « Voilà l’hiver qui vient, et tous nos bas sont usés : il en faudra pour toute la maisonnée, et avec la vendange et tout le reste de l’ouvrage je n’aurai jamais le temps de les tricoter ; je donnerais bien dix sous par paire pour en être débarrassée. » Moi, j’ai eu une idée : je me suis approchée ; mon cœur sautait si fort que j’ai eu de la peine à lui dire : « Si vous voulez, la Gillette, je tricoterai vos bas. » Elle m’a regardée : « Est-ce que tu tricotes bien ? — Oh ! oui ! vous allez voir. » J’ai couru chercher mon dernier bas, et pendant qu’elle l’examinait, je priais le bon Dieu de faire qu’elle le trouvât bien. Enfin elle m’a dit : « Allons, ce n’est pas mal, tu ne tricotes pas trop serré et tu ne laisses pas échapper de mailles, la jambe est bien faite et le talon d’une bonne largeur. Entre chez moi, je vais te donner de la laine, et tu auras dix sous pour chaque paire de bas, à mesure que tu me les rapporteras. » J’étais bien contente : mais voilà que son mari lui dit : « Es-tu bien sûre qu’elle n’en gardera pas pour elle, de ta laine ? » Cela m’a fait un tel chagrin, de penser qu’on pouvait avoir cette idée-là de moi, que je suis devenue toute rouge et que je me suis mise à pleurer ; et je lui ai dit : « Oh ! père Maurice, j’ai passé bien des fois le long de votre haie : il y avait des branches de vos pommiers qui pendaient en dehors toutes chargées de pommes mûres, et je n’en ai jamais pris seulement une piquée, et pourtant j’avais souvent bien faim ! » Comme c’est un brave homme, il a été fâché de m’avoir fait de la peine ; il a été lui-même dans son grenier chercher un panier de ses plus belles pommes, qu’on venait de cueillir, et il m’en a rempli mon tablier ; et nous avons toujours été bons amis depuis. J’ai tant travaillé que le surlendemain soir j’avais fini ma paire de bas. J’avais bien un peu mal au dos, mais cela ne faisait rien, j’étais contente tout de même, et je suis rentrée à la maison avec mes dix sous, juste comme ma mère arrivait de sa journée. Je lui ai donné mon argent, l’argent que j’avais gagné ; elle m’a embrassée, elle pleurait, et elle m’a dit que c’était sa première joie depuis qu’elle était veuve. Tu penses si j’étais heureuse ! Nous sommes un peu moins pauvres à présent, et elle dit que c’est moi qui en suis cause, parce que je tricote pour tout le monde dans le village. Mais à quoi penses-tu donc ? te voilà tout triste !

— Je pense, répondit Ambroise, que tu avais sept ans, que tu étais toute petite, et que tu as eu le cœur de travailler pour aider ta mère, tandis que moi qui ai douze ans, je n’ai jamais rien fait et je n’ai été utile à personne. Aussi on t’aime, et personne ne m’aime moi : c’est bien fait !

— Je t’aimerai, moi, si tu veux ; et puis si tu n’as rien fait jusqu’à présent, voilà que tu te mets à travailler pour ton père. Allons, ne perdons pas notre temps ; depuis que je suis là tu ne joues plus tes airs. »

Ambroise reprit son violon, et au bout d’un instant il avait oublié Véronique. Il fredonnait son air tout en frottant ses cordes : ce qu’il produisait commençait à ressembler à quelque chose. Une heure se passa : tout à coup Véronique l’interrompit avec un cri joyeux :

« C’est cela ! tu y es ! joue encore… la, la, la la la la, la la la la, la la la la la, la, c’est comme quand on va en avant deux : j’ai entendu cet air-là au préveil de Nesmy. »

Et Véronique, jetant son tricot, se dressa à l’entrée de la grotte, relevant sa petite jupe de ses deux mains, et sautant légèrement, allant en avant, en arrière, pendant qu’Ambroise lui faisait vis-à-vis, sans cesser de jouer avec animation les huit premières mesures d’une contredanse.


Ambroise lui faisait vis-à-vis.

Quand ils furent tous les deux hors d’haleine, la petite fille se laissa tomber sur l’herbe en riant.

« Vois-tu, dit-elle à Ambroise, tu fais de bien plus belles choses que moi ; ma mère m’avait appris à tricoter, et toi, tu trouves tout seul la manière de jouer du violon. Je te dis que tu es un grand musicien !

— Mais ce n’est pas tout, cela ! une contredanse, c’est bien plus long ; je n’en sais encore qu’un petit morceau. C’est égal, puisque j’ai trouvé le commencement, je trouverai bien le reste. Il faut que je rentre : voilà l’ombre des peupliers qui est toute couchée. À demain, Véronique : tu viendras ici, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! il y a de l’herbe pour mes ouailles au-dessus de la grotte, elles en ont pour longtemps avant de l’avoir toute broutée. »

Les deux enfants se séparèrent : Ambroise hâta le pas pour arriver à la Sapinière avant la nuit close ; et Véronique, après avoir terminé les diminutions du mollet, partie importante d’un bas, appela Turlure qui rassembla ses moutons, et trottant sur les talons de la bergère, la suivit avec le troupeau jusqu’au village.

  1. Moutons, brebis.