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Le Violoneux de la Sapinière/07

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 35-38).

Mademoiselle Léonide vint tendre ses deux mains au docteur.

CHAPITRE VII

Une nouvelle connaissance.

Or, le dimanche des Rameaux, au moment où le docteur Plisson et sa fille se mettaient à table pour déjeuner, Pélagie, qui arrivait de la cuisine portant une omelette toute fumante, s’arrêta court au milieu de la salle à manger sans poser son plat sur la table, et parut écouter quelque chose au loin.

« Qu’as-tu donc, Pélagie ? lui demanda en riant la petite Anne. On dirait que tu es dans le château de la Belle au bois dormant ; seulement je pense que, comme c’était un château de fée, les omelettes y sont restées chaudes. Donne-nous la nôtre, avant qu’elle refroidisse. »

Pélagie posa son omelette.

« Écoutez, monsieur, écoutez ! Qui est-ce qui peut nous arriver ? Il n’y a personne dans le pays pour faire claquer un fouet comme cela. »

Anne sauta à bas de sa chaise et courut à la fenêtre. Les claquements du fouet accompagnaient le roulement d’une légère carriole traînée par un tout petit cheval noir à longue queue et à longue crinière, comme on en trouve à l’île d’Yeu et dans quelques autres îles de l’Océan. Le petit cheval allait très-vite : pourtant, sur un : « Ho ! Diablotin ! » dit avec autorité par la personne qui conduisait la carriole, il s’arrêta net, en secouant sa crinière, devant la porte du docteur.

« Mlle Léonide ! » s’écrièrent à la fois M. Plisson, Anne et Pélagie. Et Mlle Léonide, car c’était bien elle, descendit lestement de sa voiture et vint tendre ses deux mains au docteur, qui était accouru au-devant d’elle.

« Mon cher ami ! je suis heureuse de vous revoir, quoique… enfin ! la vie est faite pour autre chose que pour pleurer. Voilà Anne : comme elle a grandi ! tout le portrait de sa mère. Pauvre femme ! qui m’aurait dit, quand je suis partie il y a quatre ans, que je ne la retrouverais plus à mon retour ! c’est comme ma mère, à moi !… moi qui travaillais loin d’elle pour la faire vivre, et qui soignais une autre malade, pendant qu’elle dépérissait ici… Et voilà ! ma malade est morte, elle m’a légué une rente de 3000 francs, et j’allais revenir, toute joyeuse, retrouver ma mère et ne plus la quitter, quand j’ai reçu la triste nouvelle… J’ai cru que j’en mourrais de chagrin : pensez donc, s’imaginer qu’on va enrichir sa mère, la rendre heureuse, l’aimer à son aise, et apprendre tout à coup qu’elle est morte ! J’en ai fait une maladie. On m’a guérie, je ne sais pas pourquoi, et me voilà revenue au pays. Je ne le connais presque plus, mon cher pays, depuis tant d’années que je l’ai quitté ; mais je pense qu’il doit y avoir quelque chose à y faire, de plus utile que de se lamenter. Pour le moment, je suis venue vous demander à déjeuner. Pélagie, je vous confie Diablotin, ayez-en soin : c’est un bon petit cheval, il va comme le vent. Anne, je te ferai monter dessus si tu es bien sage.

— Monter dessus ! grommela Pélagie en emmenant Diablotin ; monter dessus, pour se faire casser la tête ! il n’y a pas de risque que je permette cela ! »

Mlle Léonide Brandy était une grande femme d’environ cinquante ans, maigre et brune, avec un peu de moustache et quelques poils de barbe. Elle avait des mouvements anguleux, distraits, irréguliers, de longs bras et de longues jambes dont elle ne savait jamais que faire. Son chapeau, son châle et sa robe étaient attachés de travers ; c’était pour le moment la seule infraction qu’elle pût commettre contre les lois de la toilette, puisque son grand deuil la préservait d’associer un chapeau bleu à une robe verte et d’accompagner le tout d’un châle rouge, comme on se souvenait de le lui avoir vu faire. Malgré tout, elle avait une si bonne figure, un regard si franc et si ouvert, qu’elle trouvait moyen de n’être pas ridicule : on s’en étonnait, mais c’était comme cela. Elle n’avait jamais été jolie et n’avait jamais cru l’être : sa jeunesse s’était passée à étudier avec son père, homme fort instruit, qui avait voulu se charger lui-même de son éducation. Léonide n’avait point trouvé à se marier : d’abord, elle n’était pas riche, et puis les uns la trouvaient trop laide, et les autres trop savante. Elle resta donc fille, et ne s’en attrista pas : elle avait assez d’occupation avec ses livres, ses collections, ses promenades scientifiques avec son père, et son orgue et son piano dont elle jouait avec un talent rare, fort méconnu dans le pays, parce que les airs qu’elle jouait n’étaient pas assez gais. Elle se mêla peu au monde : on la trouvait originale, en quoi l’on ne croyait pas faire son éloge ; mais elle avait peu de relations ; d’ailleurs elle n’en cherchait pas. Elle vécut ainsi, heureuse à sa manière, jusqu’à trente-cinq ans. Alors son père mourut, laissant des affaires très-embrouillées, et une veuve qui possédait tous les talents d’une ménagère, mais qui n’était pas capable de comprendre autre chose que la lessive, les conserves et les confitures. Léonide se plongea bravement dans un océan de papiers timbrés et non timbrés, paya les dettes en vendant les terres, et quand elle vit sa mère délivrée de toutes tracasseries, mais réduite pour seul avoir à sa maison et à son jardin, elle partit en lui disant : « Je vais gagner de l’argent. »

Elle en avait gagné en effet : elle s’était chargée de l’éducation de quatre petites filles russes qu’elle avait suivies dans leur froid pays ; puis, au bout de dix ans, elle était entrée comme demoiselle de compagnie chez une vieille dame malade qui l’avait emmenée en Italie. La pauvre Léonide n’avait pas fait d’économies pendant tout ce temps-là, mais sa mère n’avait manqué de rien. Enfin, comme elle venait de le dire au docteur, enrichie par le testament de sa malade, elle s’apprêtait à revenir en France, quand elle avait appris que sa mère n’existait plus. Beaucoup d’autres seraient tombées dans le découragement : elle avait quarante-neuf ans, et plus personne à aimer. Mais Léonide était d’un caractère ferme et gai, et ne s’était jamais habituée à considérer sa vie comme devant lui rapporter profit ou agrément à elle-même. Elle songea, comme elle le disait, qu’au pays il devait y avoir quelque chose à faire, et elle y revint.

Tout en mangeant l’omelette froide, les saucisses aux choux et la crème de lait caillé, elle regardait autour d’elle, observait le docteur, sa fille, Pélagie, le jardin, la maison, et prenait note de toutes choses. Elle questionnait le docteur sur les gens du pays, sur les changements qui avaient eu lieu pendant sa dernière absence de trois années ; elle s’informait des occupations de la petite Anne, de ses travaux, de ses plaisirs ; et puis elle se mettait à parler de ses projets.

« N’allez-vous point vous reposer ? lui demandait M. Plisson.

— Me reposer ! et pour quoi faire ? Cela n’est bon à rien de se reposer ; j’aurai bien le temps quand je serai enterrée. Il faut que vous veniez au Tablier. Je vous montrerai tout ce que j’ai rapporté d’Italie : des gravures, des copies et des croquis que j’ai faits. Je les tiens à la disposition de ceux qui voudront les voir, pour apprendre aux gens de par ici qu’il y a autre chose dans le monde que leur pays. J’ai une foule d’idées dans la tête : vous verrez. Tenez, voulez-vous me donner Anne ? je vous la ramènerai demain ; cela la distraira, la pauvre petite.

— Et qui est-ce qui servirait le café à papa, demain matin ? demanda l’enfant avec un petit air d’importance.

— Oui, dit Pélagie qui revenait de la cuisine chargée d’une pile d’assiettes qu’elle venait de laver et qu’elle s’apprêtait à serrer dans le grand buffet, oui, pour la mettre en morceaux, avec votre vilain petit cheval d’une espèce comme on n’en a jamais vu par ici ; une bête enragée, qui ne peut pas rester tranquille une minute !

— Bah ! bah ! Diablotin n’est pas si méchant qu’il en a l’air, et vous saurez bien servir le déjeuner du docteur, ma bonne Pélagie. Je vous ramènerai demain l’enfant en bon état. Allons, c’est dit, je l’emmène. Va prendre ton chapeau, et un bon manteau, car il gèle. »

Et, cinq minutes après, Diablotin entraînait la carriole, Mlle Léonide, et la petite Anne, qui envoya des baisers à son père aussi longtemps qu’elle put le voir.