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Le Violoneux de la Sapinière/11

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 61-63).

Élie se jeta dans les bras de son père.

CHAPITRE XI

Où l’on prend une décision.

Quand Mlle Léonide fut rentrée dans le salon, elle resta quelque temps silencieuse, ses grands sourcils un peu froncés ; elle avait l’air de préparer un discours difficile à composer et à prononcer. Enfin elle appela Anne. « Petite, va-t’en montrer à Pélagie tout ce que tu as rapporté de chez moi, et voir si elle a bien soigné ton chien et tes poules. J’ai à parler à ton papa. »

Anne sortit, le cœur un peu gros. De quoi va-t-elle parler à papa ? se demandait-elle. Est-ce de moi ? et si c’est de moi, que va-t-elle lui dire ? C’était bien d’elle, en effet. Dès qu’elle fut sortie, Mlle Léonide croisa ses deux bras sur la table, et regardant en face le docteur : « Cette absurde femme a tout de même raison : la petite ne sait rien, et cela ne peut pas durer.

— Rien ! elle sait se faire aimer, être utile dans la maison, rendre service à tout le monde : n’est-ce rien ? Pour le reste, nous avons le temps : elle est si petite !

— Oui, elle sait faire gracieusement tout ce qu’elle fait, c’est vrai. Cela, elle ne l’a pas appris, c’est un don de Dieu. Moi, je ne l’ai jamais eu et je ne cherche pas à l’acquérir, je sais bien que j’y perdrais mon temps. Mais cela ne lui tiendra pas lieu du reste ; il faut qu’elle apprenne, qu’elle travaille, non pas pour devenir une pédante comme Mlle Sylvanie, mais pour devenir une femme instruite, qui sache s’occuper à des choses meilleures que la toilette et la vanité, pour augmenter ses chances de bonheur en ce monde et pour être utile à un plus grand nombre. Je crois que vous devriez essayer, à l’automne, de la mettre, non pas au couvent de Sylvanie, mais dans quelque bonne pension. »

Mlle Léonide n’avait pas osé regarder le père en lui faisant cette proposition hardie. Au bout d’un instant, comme il ne lui répondait point, elle se risqua à lever les yeux sur lui. Il était tout pâle, et deux larmes coulaient sur ses joues. « Ah ! si vous pleurez, je n’oserai plus rien vous dire, s’écria la vieille demoiselle. Pourtant vous devez bien comprendre que j’ai raison et que c’est pour le bien de l’enfant ce que j’en dis. On a autre chose à faire dans ce monde que de pleurer ; on a des devoirs à remplir, et le vôtre c’est de faire de votre fille une femme telle qu’était sa mère… »

Le pauvre père l’interrompit : « Je ne vous ai pas répondu, justement parce que je sentais que vous aviez raison. Mais c’est trop tôt… je n’ai pas encore le courage… Avec elle, la maison n’est pas vide : quand j’y reviens, je pense que je vais la retrouver, je revois d’avance son joli sourire, je sens ses petits bras autour de mon cou. c’est toute ma consolation, toute ma force… Je tâcherai de me faire à cette idée-là, d’ici un an ou deux : maintenant, je ne pourrais pas ! »

Mlle Léonide secoua la tête. « Pauvre homme ! enfin ! je n’ai rien à dire. Mais l’enfant elle-même peut être humiliée de ne rien savoir : peut-être qu’elle aurait envie d’aller en pension ?

— Croyez-vous ? demanda tristement le père.

— Il faut le savoir… Anne ! » appela Mlle Léonide.

Anne n’était pas loin : elle accourut.

« Serais-tu bien aise de t’instruire, d’apprendre tout ce qu’apprend Mlle Sylvanie ? »

Les yeux de l’enfant étincelèrent. « Oh ! oui ! oui ! s’écria-t-elle.

— Eh bien, il faut aller en pension ! » reprit Mlle Léonide.

La petite ouvrit de grands yeux effarés. « Quitter papa ! »

Et elle courut à lui, se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Le père pleurait aussi.

« Non, mademoiselle, reprit Anne en se retournant vers Mlle Léonide, mais sans quitter les bras de son père, comme si elle eut voulu garder en lui un défenseur ; non, j’aime encore mieux ne rien savoir de toute ma vie. Mais, ajouta-t-elle timidement, vous m’avez dit qu’on apprenait tout dans les livres ; si vous vouliez me prêter les vôtres, peut-être que je deviendrais savante sans aller en pension. Car je sais lire, je lis très-bien, je vous assure ; et je sais écrire aussi ; j’ai écrit une belle lettre pour Pélagie à son frère le soldat, il l’a reçue, et il a écrit qu’il avait très-bien compris ce qui était dedans.

— Eh bien, soit, puisque tu le veux aussi, reste ! dit Mlle Léonide. Tout ce que je peux faire pour toi, je le ferai. Après tout, j’ai du temps à dépenser, et Diablotin ne demande qu’à courir. Je viendrai te donner des leçons, et tu travailleras seule, comme tu pourras, les jours où je ne viendrai pas. Tu apprendras toujours quelque chose comme cela. Et nous allons commencer tout à l’heure. »

Mlle Léonide eut un rude moment à passer ; la fille l’étouffait de caresses, pendant que le père lui serrait les mains à les lui broyer. Au bout d’un instant pourtant elle put retirer ses pauvres mains qu’elle secoua et dont elle se servit pour détacher de son cou la petite Anne.

À la fin de la semaine, Anne avait appris l’histoire d’Adam et d’Ève, connaissait la différence du nom et de l’adjectif, savait compter jusqu’à cent, et faisait quatre exercices sur le piano.