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Le Violoneux de la Sapinière/10

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 53-59).

Elle ramassa le chapeau.

CHAPITRE X

Une maîtresse de maison fort mal à son aise.

Anne était donc assise sur une grande chaise, ses petits pieds pendants, fort embarrassée de savoir ce qu’elle pourrait dire et à qui elle pourrait le dire. Elle sentait vaguement qu’en dépit de ses huit ans et demi, elle était la maîtresse de la maison et qu’elle devait se montrer aimable pour ses hôtes ; mais le courage et l’imagination lui manquaient à la fois. Pour s’inspirer elle regardait M. Arnaudeau, qui lui disait souvent bonjour quand il la rencontrait et qui ne manquait jamais de caresser Ajax ; mais M. Arnaudeau en toilette n’était plus le même. Sa redingote le gênait, ses souliers vernis lui faisaient mal aux pieds, ses gants le rendaient maladroit, et, ne sachant que faire de sa canne et de son superbe chapeau neuf, il avait fini par mettre sa canne debout entre ses genoux et par la coiffer de son chapeau, qu’il y faisait tourner pour s’occuper les mains. Il était bien incapable de venir en aide à la petite Anne, car il était encore plus embarrassé qu’elle. Anne se tournait non pas vers Mme Arnaudeau, — elle savait n’avoir rien à espérer de ce côté-là, — mais vers Sylvanie ; elle la trouvait si imposante qu’elle songeait à faire une tentative du côté d’Emmanuel. Mais là elle trouvait une barrière qui s’élevait entre eux, — une barrière de poupées cassées, de quilles perdues, de jouets brisés, de plates-bandes ravagées, de robes déchirées, d’images foulées aux pieds — souvenirs effrayants ! et la petite Anne ne disait rien.

Cependant son entrée avait interrompu la conversation engagée, si bien que tout le monde se taisait comme elle. C’est si difficile de causer quand on n’a rien à se dire !

Tout à coup la canne de M. Arnaudeau s’échappa d’entre ses genoux et tomba avec un grand fracas, entraînant le chapeau, qui s’en alla rouler aux pieds de la petite Anne. M. Arnaudeau devint cramoisi : sa femme prit un air de dignité blessée ; sa fille pinça les lèvres et détourna la tête ; et son fils fit entendre un bruyant éclat de rire. L’embarras d’Anne disparut sans qu’elle sût pourquoi. Elle sauta lestement de sa chaise, ramassa le chapeau, releva la canne, et, au lieu de les remettre à M. Arnaudeau qui avançait la main : « Permettez, monsieur, que je vous en débarrasse », lui dit-elle. Et elle alla mettre la canne dans un coin et le chapeau sur le piano.

Quand elle revint, M. Arnaudeau l’attrapa au passage et l’embrassa. « Une bonne petite fille ! Elle a bien grandi depuis que je ne l’avais vue !

— Oui, elle est très-grande, dit Mme Arnaudeau. Elle a bientôt neuf ans, n’est-ce pas, docteur ? Et son éducation, où en est-elle ? Il faut que les femmes soient instruites dans notre siècle et l’on ne saurait s’y prendre trop tôt. C’est pour cela que j’ai eu le courage de me séparer de Sylvanie ; et je dois dire que ses succès m’ont bien payée de mon sacrifice.

— J’ai su que mademoiselle avait rapporté un grand nombre de prix aux vacances dernières, répondit le docteur. Cela nous a même privés du plaisir de la voir, car vous l’avez menée aux bains de mer pour la récompenser.

— Certainement, et nous ferons un nouveau voyage cette année, si elle continue à être la première partout. Je compte la reprendre dans deux ans, quand son éducation sera finie ; elle saura la musique, le dessin, l’anglais, l’italien, l’astronomie, la botanique et tout ce qu’on apprend dans les classes.

— Et quel âge aura mademoiselle quand elle saura tout cela ! demanda Mlle Léonide avec un air bonhomme.

— Elle aura dix-sept ans ! reprit orgueilleusement la mère.

— Dix-sept ans ! assurément elle aura une instruction peu commune à cet âge ; elle sera la lumière de la Vendée, et vous pouvez en être fière d’avance, madame ! »

Anne, qui avait d’abord été éblouie par cette énumération de connaissances, eut comme une idée vague que Mme Léonide se moquait de Sylvanie. Elle quitta M. Arnaudeau et se glissa hors du salon. Elle dit quelques mots à Pélagie et rentra. On parlait encore d’elle.

« Assurément, docteur, disait Mme Arnaudeau, il serait temps de commencer à l’instruire. Vous devriez l’envoyer à Luçon ; avec la protection de Sylvanie, elle serait très-bien reçue ; et elle vous reviendrait dans quelques années capable de faire honneur à votre maison. Que peut-elle apprendre ici ? Je parie qu’elle ne sait rien du tout. Voyons, Sylvanie, fais-lui quelques questions, rien que pour voir dans quelle classe on la mettrait.

— Volontiers, maman. Voyons, ma petite, — ce mot fut dit du même ton que si Sylvanie avait eu six pieds de haut, — savez-vous. combien il y a eu de rois en France ? Non ? Eh bien, pouvez-vous me dire la date du déluge ? ou bien les fleuves d’Amérique ? Vous ne savez pas ?… Savez-vous seulement à quel règne appartiennent les productions de votre jardin, les cerises, les groseilles ?

— Non, mademoiselle, répondit Anne en jetant un regard vers la porte, où Pélagie venait d’apparaître chargée d’un plateau ; mais pour ce qui est des groseilles, je sais en faire du sirop, et j’espère que vous voudrez bien y goûter. »

Et Anne, échappant à l’examen que lui faisait subir Sylvanie, courut au plateau, versa son sirop dans les verres, y ajouta de l’eau en soulevant à deux mains la lourde carafe, et vint offrir gracieusement à boire à Mme Arnaudeau et à Mlle Léonide qui lui souriait d’un air d’encouragement. Puis ce fut le tour des autres visiteurs ; et Anne veillait si bien à les débarrasser des verres dès qu’ils les avaient vidés, qu’ils n’avaient pas un instant à attendre.

Quand ce fut fini, elle avait grand’peur qu’on remît de nouveau son éducation sur le tapis, mais Mme Arnaudeau, qui avait encore quelques visites de cérémonie à faire avant le dîner, se leva majestueusement et donna le signal du départ. Avant de sortir, elle jeta un regard circulaire sur sa famille pour s’assurer que toutes les toilettes étaient en ordre, et s’aperçut que la cravate d’Emmanuel s’était dénouée ; les deux bouts pendaient sur son gilet blanc, où s’étalait en outre une large tache de sirop.

« Toujours le même ! s’écria la mère irritée. J’aurais dû vous laisser passer vos vacances au lycée, monsieur ! »

Anne était allée tremper dans l’eau fraîche le coin de son petit mouchoir.

« Ce ne sera rien, madame, dit-elle timidement ; je vais laver la tache, et il n’y paraîtra plus. »

Et elle se mit à frotter doucement jusqu’à ce que la tache eût disparu. Mme Arnaudeau reprit sa sérénité. Elle ôta son gant et s’avança armée d’une longue épingle pour fixer d’une manière immuable le nœud de cravate de son fils. Au moment où elle achevait cette importante opération, Emmanuel, ennuyé du temps qu’elle y mettait, fit un brusque mouvement. Mme Arnaudeau jeta un cri.

« Maladroit ! l’épingle m’a déchiré le doigt, et voilà le nœud défait !

— J’ai ici une eau qui vous guérira tout de suite, madame, » dit Anne en courant ouvrir un petit placard. Elle revint avec un flacon, une bande de toile fine qu’elle y mouilla, et emmaillota adroitement le doigt de Mme Arnaudeau, qui se laissa faire et daigna même la remercier. Puis, allant à Emmanuel :

« Je sais très-bien faire les nœuds de cravate, dit l’enfant ; je fais toujours ceux de papa quand je veux qu’il soit beau. Voulez-vous que j’essaye ? »

Emmanuel se rassit pour être à sa hauteur ; et elle lui arrangea sa cravate. Décidément, si elle ignorait la date du déluge, elle savait bien d’autres choses, la petite Anne.

« Là ! dit-elle ; elle tiendra très-bien, sans épingle. »

Emmanuel la remercia : c’était la première fois de sa vie que cela lui arrivait, de remercier sans qu’on eût besoin de le lui dire.

Pendant qu’on reconduisait les visiteurs, Anne, qui marchait près d’Emmanuel, lui demanda s’il apprenait autant de choses que sa sœur.

Ah ! je crois bien ! répondit l’écolier, et bien d’autres avec. Mais je ne suis pas comme ma pimbêche de sœur qui trouve que c’est amusant. Après ça, peut-être que c’est amusant ce que font les filles, le piano et puis les dessins où il y a de la couleur, et tout le reste.
Emmanuel se rassit pour être à sa hauteur.
Mais si vous saviez ce que c’est que le latin ! et le grec donc ! il y a de quoi en mourir. Et quand je pense qu’il y a au lycée des animaux qui prétendent qu’ils y comprennent quelque chose ! C’est pour faire leurs embarras ; moi, je n’y ai jamais rien compris. »

Anne le regarda, étonnée et effrayée. Quel abîme était-ce donc que toutes ces sciences à elle inconnues, si l’on pouvait s’en occuper plusieurs années sans y rien comprendre !