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Le Violoneux de la Sapinière/18

La bibliothèque libre.

Elle écoutait et regardait, ne perdant pas un mot.

CHAPITRE XVIII

Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature.

Les jours suivants, il n’y eut certainement pas au monde une créature plus occupée que la petite Véronique. La passion de la lecture la possédait, et elle n’avait plus d’autre désir que de se retirer à l’écart pour ouvrir son cher alphabet ; mais Véronique avait trop de conscience pour dérober à ses devoirs un temps qu’elle s’était habituée à employer pour le soulagement de sa mère et la bonne tenue de leur pauvre ménage. Quelque envie donc qu’elle eût d’apprendre à lire, elle ne négligea aucune de ses occupations ordinaires ; seulement elle se leva plus tôt et ne perdit pas une minute. Elle n’avait plus beaucoup de bas à tricoter, car la saison d’hiver était finie ; mais elle raccommodait ses vêtements et ceux de sa mère, car la veuve rentrait souvent de sa journée épuisée de fatigue et n’avait pas la force de se mettre à coudre. Mais dès que Véronique avait fini son ouvrage et rentré son troupeau, elle reprenait le chemin de Mareuil, et, tapie contre la fenêtre de l’école, les yeux fixés sur le tableau de lecture, elle écoutait et regardait, ne perdant pas un mot de la leçon.

Elle guettait ensuite Marie à la sortie de l’école, et tâchait d’obtenir d’elle quelques conseils ; mais elle s’aperçut bien vite que Marie n’avait plus rien à lui apprendre. Il fallait arriver à lire des mots entiers, pourtant ! Comment faire ? À force d’y songer, elle finit par accueillir une idée bien audacieuse. Elle n’aurait pas mendié un sou, à peine un morceau de pain, et elle se décida à mendier un peu d’instruction ; il lui semblait qu’il n’y avait pas de honte à cela. Elle avait bien vu le visage de Mme Amiaud et lui avait trouvé une physionomie encourageante. Aussi, le dimanche d’après la Quasimodo, elle mit ses vêtements les plus propres, lissa bien ses cheveux sous sa coiffe blanche, et partit pour Mareuil, quoique ce ne fût pas jour d’école.

Elle fut longtemps en route ; elle choisissait les joncs les plus verts, les fleurs les plus fraîches ; tout ce qui lui semblait joli, mousses couleur d’émeraude, lichens gris à frange blanche, si gracieusement chiffonnés, baies rouges survivant à l’hiver, feuilles mortes réduites par les insectes à l’état de dentelle, elle le prenait et l’emportait dans son tablier. Quand sa récolte fut assez riche, elle s’assit et tressa une corbeille, bien plus grande, bien plus belle que la première ; elle y plaça tout son butin et sourit. « Elle sera contente ! » se dit-elle.

Elle arrivait près de l’école, quand elle aperçut la maîtresse qui sortait de chez elle. Véronique tremblait de tous ses membres ; elle eut pourtant le courage de barrer le chemin à Mme Amiaud et de lui présenter sa corbeille en lui disant bien bas : « Madame… c’est moi qui suis Véronique…

— Ah ! c’est toi qui es Véronique ! répondit la maîtresse d’école. Tu fais de très-jolies corbeilles, mon enfant, et tu y arranges très-bien les fleurs. Celle-ci est encore plus belle que celle de l’autre jour.

— C’est pour vous ! dit l’enfant en la lui mettant dans les mains.

— Pour moi ! reprit Mme Amiaud étonnée. Mais tu ne me connais pas, ma petite ! Ah ! je vois ce que c’est : Marie t’aura dit que j’avais admiré ton ouvrage, l’autre jour, et tu as voulu me montrer que tu pouvais faire encore mieux. Eh bien, je la prends, ta corbeille. Que veux-tu que je te donne pour ta peine ? »


Elle sera contente ! se dit-elle.
Véronique rougit jusqu’aux oreilles ; elle mit la main dans la poche de son tablier et en retira le vieil alphabet.

« Si vous vouliez me montrer à lire cette page-là ! » murmura-t-elle en indiquant la page où s’arrêtait la science de Marie.

L’institutrice regarda l’enfant, et les larmes lui vinrent aux yeux.

« Pauvre petite ! tu voudrais donc bien savoir lire ? Pourquoi tes parents ne t’envoient-ils pas à l’école ?

— Oh ! c’est bon pour les riches ; la mère est veuve, elle a bien de la peine à gagner notre vie, il faut que je travaille pour l’aider. Et puis je ne suis pas d’ici ; nous demeurons à Pied-Doré, c’est loin !

— Allons, entre chez moi. Est-ce que tu sais tes lettres ? — Oui, mes lettres, et puis les deux pages d’après.

— Qui est-ce qui te les a apprises ?

— Je suis venue écouter sous la fenêtre quand vous faisiez l’école… »

Mme Amiaud embrassa l’enfant.

« Tu n’auras plus besoin de rester dehors. Je vais te donner une leçon tout de suite, et je t’en donnerai d’autres toutes les fois que tu auras le temps de venir me voir, le soir, après la classe, après souper, n’importe quand. Tu me payeras en bouquets, puisque tu sais si bien les faire. »

La leçon dura longtemps ; Véronique revint le lendemain, le surlendemain et tous les jours de la semaine. Ambroise était retenu pour des préveils et des noces jusqu’au dimanche suivant, et Véronique voulait, quand il reviendrait le lundi à la grotte, lui dire avec orgueil : « Va chercher ton grand livre ! je saurai lire dedans. »

Ce n’était pas tout à fait vrai, quoiqu’elle eût fait des progrès surprenants ; mais elle en savait déjà assez pour que le petit violoneux fut émerveillé quand elle lui nomma une à une toutes les lettres de son cahier et qu’elle sut même reconnaître un bon nombre de mots. Ambroise se sentit soulagé subitement de la tristesse qui l’écrasait depuis qu’il possédait cette malheureuse méthode de violon dont il ne pouvait profiter. Il se vit au bout de ses peines, et en devint comme fou de joie. Il dansa, chanta, cria ; il embrassa Véronique ; il embrassa Turlure, qui était accouru au bruit pour voir s’il n’arrivait pas de mal à sa petite maîtresse ; il embrassa son violon, et enfin, prenant son archet, il exécuta triomphalement la valse du Duc de Reichstadt.

« À présent, dit-il, nous sommes sauvés. Tu vas retourner voir la maîtresse d’école, jusqu’à ce que tu saches lire tout à fait ; tu m’apprendras à mesure ce qu’elle t’aura montré, et nous saurons bientôt lire tous les deux. Alors je comprendrai le grand cahier vert, et je deviendrai le plus fort ménétrier du pays. Je gagnerai beaucoup d’argent ; j’en donnerai à la mère, pour qu’elle laisse le père tranquille, et qu’elle voie que j’en vaux bien un autre, quoique je ne sois pas grand. Et puis je me marierai avec toi ; ta mère demeurera avec nous, elle n’ira plus en journée, et elle bercera nos petits enfants. Tu auras de la dentelle à ta coiffe du dimanche, et tu prendras une bergère pour garder nos ouailles, car nous en aurons beaucoup. Et tous nos enfants apprendront à lire et à jouer du violon…

— En attendant, il faut que je rentre mes bêtes, que je tire de l’eau, que je casse du bois, et que je fasse le souper. Bonsoir, Ambroise !

— Bonsoir, Véronique !… Ah ! mais non ; je vais aller avec toi pour t’aider à faire ton ouvrage ; puisque tu travailles pour moi, je ne peux pas rester là comme un fainéant pendant que tu as toute la peine. J’irai tous les jours te tirer ton eau et te casser ton bois ; ça fait que tu auras plus de temps pour aller chez la maîtresse d’école. »

Grâce à cette petite association de secours mutuels, Véronique sut assez lire au bout d’un mois pour faire comprendre à Ambroise les explications de son livre, qu’il saisit très-vite, et qui le mirent bientôt en état de lire la musique écrite. S’il rencontrait quelque grande difficulté, il guettait Mlle Léonide quand elle venait chez le docteur, et il allait la prier de jouer son air. Elle s’intéressait au petit violoneux, et lui apprit un peu de musique ; mais pour ce qui était du violon, il était bien obligé de se tirer d’affaire tout seul.

Pendant ce temps, le printemps s’avançait ; Emmanuel était retourné au lycée et Sylvanie à son couvent, et la bonne petite Anne travaillait de son mieux sous la direction de Mlle Léonide, qui venait presque tous les jours. Pélagie avait fini par faire sa paix avec Diablotin, qui n’était pas aussi méchant qu’il en avait l’air, et elle avait grand soin de lui, lui donnait la meilleure place à l’écurie et ne lui ménageait pas l’avoine. Qui m’aime, aime mon chien ; elle était très-reconnaissante à la maîtresse, et par suite au cheval, de la course qu’ils faisaient pour venir instruire Anne. Ce n’était pas que Pélagie fît grand cas de la science en elle-même ; mais c’était grâce à Mlle Léonide qu’on n’avait pas envoyé Anne en pension, et cela suffisait pour que Pélagie fût disposée à se faire hacher pour elle.