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Le Violoneux de la Sapinière/19

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On saute d’abord en avant, puis en arrière.

CHAPITRE XIX

Comment Anne fut cause qu’Emmanuel ne fut pas privé de sortie, et ce qui en résulta pour le petit violoneux.

On était à la semaine qui précède la Pentecôte, et les élèves du lycée où Emmanuel était censé faire ses études se trouvaient, comme il arrive toujours, très-excités par l’approche d’un congé, et par conséquent dans les meilleures dispositions pour s’en faire priver. Ce matin-là, Emmanuel entra en classe à son rang et s’empressa de tirer sa casquette de sa poche pour essuyer sa part de la table ; quant au banc, il s’essuyait bien tout seul. Emmanuel installa devant lui son papier, sa plume, son dictionnaire grec, et attendit.

« Messieurs, dit le professeur, je vais vous dicter un texte d’Homère. »

Homère ou un autre, c’était la même chose pour Emmanuel. Il écrivait son texte avec indifférence, lorsque des noms qu’il reconnut frappèrent son oreille. Hector ! Andromaque ! Il écrivit le reste avec le plus grand soin, et pour la première fois de sa vie il essaya de comprendre quelque chose à ce qu’il avait à faire. Il chercha des mots, il en devina d’autres, et finit par arriver à faire des phrases qui avaient un sens passable ; ses souvenirs l’aidaient, il lui semblait entendre la voix de la petite Anne lui lisant les hauts faits du vaillant Hector et les plaintes d’Andromaque. Le professeur s’étonnait de son application ; il vint même une fois regarder par-dessus son épaule ce qui l’occupait si fort, croyant surprendre quelque lecture interdite. Emmanuel ne s’en aperçut pas ; il remit sa composition sans y entendre malice. Il fut très-gai le reste de la journée, et passa toute la récréation sans chercher querelle à personne.

Le lendemain, avant la classe, le professeur l’appela et l’interrogea sévèrement pour savoir de quoi il s’était aidé pour faire une composition qui ressemblait si peu à ses devoirs ordinaires. Emmanuel n’avait aucune prétention aux bonnes places, et peu lui importait d’être mis à la queue ; il n’inventa point de mensonge et dit tout bonnement les choses comme elles étaient. Le professeur le loua, l’encouragea, et lui promit, s’il essayait de travailler, de le prendre à part pour l’aider à comprendre ce grimoire qui faisait son malheur depuis tant d’années. Grâce à la petite Anne, Emmanuel fut quinzième, — il était ordinairement trentième sur trente, — et il ne fut pas privé de sortie à la Pentecôte. Il n’alla point à Chaillé : son père était absent et sa mère ne tenait pas à le faire venir ; mais il fut très-bien reçu par la famille d’un camarade, et jouit de ses congés en toute liberté. Le premier jour, il pêcha à la ligne dans l’Yon, où il y avait encore un peu d’eau ; et le second jour, il alla au préveil des Fontenelles.

Le préveil des Fontenelles ne ressemble pas tout à fait aux autres préveils de la Vendée, où l’on ne va que pour danser, manger, boire et se réjouir. Les filles y vont surtout pour sauter le ruisseau qui s’échappe de la fontaine. On le saute d’abord en avant, et puis en arrière, à reculons, le tout à pieds joints ; et si l’on y réussit, on ne manque pas de se marier dans l’année. Mais souvent au second saut on retombe lourdement dans le lit du ruisseau, et alors, quels éclats de rire ! de celles qui n’ont pas encore sauté, de celles qui ont réussi le saut, et surtout de celles qui ont déjà les pieds mouillés ! On en prend vite son parti d’ailleurs, et l’on va danser dans la grande allée de chênes, sur l’herbe fraîchement coupée, avec un dôme de verdure sur la tête : les souliers sont bientôt secs. Pendant ce temps-là, depuis la route poudreuse qui mène à la ville jusqu’à l’Olivière, depuis l’Olivière jusqu’aux ruines des Fontenelles, la foule va, vient, s’agite ; les mendiants, aveugles ou boiteux, accroupis au bord des sentiers, disent leur chapelet ou chantent leur complainte ; les enfants disparaissent dans les hautes herbes pour y moissonner les marguerites et les myosotis ; les hommes, appuyés sur leur bâton de houx, devisent de la prochaine récolte, et les femmes s’en vont rouler leurs petits enfants, pour les préserver de la peur, sur le tombeau de Mme Béatrix.

Le tombeau de Mme Béatrix, comtesse de Talmont, est dans l’église même de l’ancienne abbaye des Fontenelles, qu’elle enrichit pour faire pénitence d’avoir mangé beaucoup de petits enfants. Il y a d’autres pierres tombales dans l’église, et les pas ont à demi effacé les effigies qui y étaient gravées. On distingue encore un peu la crosse d’un abbé, la cuirasse et l’épée d’un chevalier ; mais les noms ont disparu, et personne n’en a gardé le souvenir. Seule Mme Béatrix a pour son tombeau une niche profonde, creusée dans le mur à gauche, non loin de l’autel ; elle dort sous un arceau de pierre, dans une belle tombe sculptée ; sa statue y est couchée en vêtements de comtesse, la tête appuyée sur un oreiller et les pieds sur un chien. Autour du socle du tombeau, des niches contiennent des enfants, mieux conservés que la statue de la châtelaine, sur laquelle tant de gens ont grimpé qu’elle n’a presque plus figure humaine. La vieille église s’effondre de plus en plus ; le sol est jonché de pierres tombées des voûtes ; et dans la partie restée solide, un tonnelier ajuste ses douves.

Il ne reste de l’abbaye que les murs du cloître, entourant une grande cour carrée : un puits est au milieu. Il ne contient plus d’eau, et l’arceau en fer ouvragé qui soutenait la poulie et la corde, s’incline de côté, accompagnant la chute d’une partie de la margelle. Les plantes sauvages ornent tout cela, et le lierre fait des rideaux aux fenêtres du cloître.

Emmanuel n’était point amateur d’architecture, et les ruines les plus pittoresques ne l’attiraient pas ; il passa donc près de l’abbaye sans y entrer et alla voir sauter le ruisseau, puis il se promena çà et là, faisant des études comparatives sur les gâteaux et les bâtons de sucre de telle ou telle marchande. Il arriva à la grande allée de chênes au moment où une contredanse finissait, et il aperçut Ambroise rouge et ruisselant, qui descendait de son tonneau. En deux bonds il fut près de lui, et lui tapant sur l’épaule :

« Hé ! bonjour, Ambroise ! Tu n’as pas besoin de mes poings aujourd’hui ? »

Le petit violoneux se retourna étonné.

« Bonjour, monsieur Emmanuel ! Merci bien : on ne se bat pas aujourd’hui, et j’aime autant ça. Vous êtes donc venu pour vous promener par ici ?

— Mais oui, comme tu vois. Toi, tu n’es pas venu pour te promener, ça se voit aussi. Comme tu as chaud ! Viens avec moi ; il y a par ici une femme qui a du coco tout frais, tu vas trinquer avec moi. On ne danse pas tout de suite ?

— Oh, non ! On va attendre un peu que le soleil ait baissé. Il fait chaud comme à la mi-août. »

Les deux jeunes garçons allèrent s’asseoir sur un tertre de gazon, à l’abri d’une haie d’aubépine, en compagnie de deux verres et d’une carafe de coco. Puis le cri : Aux gâteaux de Bournezeau ! ayant retenti aux environs, Emmanuel appela la marchande et régala son compagnon de ces gâteaux parsemés de grains d’anis. Ambroise riait ; il était fier d’être assis auprès d’un collégien en képi et en tunique.

« J’espère que tu as fait du chemin ! lui disait Emmanuel. Te voilà loin de la Sapinière ! Et tu cours le pays comme cela tout seul ?

— Mais oui : avec mon violon je suis bien reçu partout. Je gagne autant que mon père, plus même, et la mère commence à trouver que je vaux quelque chose. J’apprends des airs nouveaux, que les autres ménétriers ne savent pas : je travaille, allez ! Si je peux mettre un peu d’argent de côté, je tâcherai d’aller dans une ville où il y aura un maître de violon et je le payerai pour qu’il m’apprenne.

— Parbleu, mon garçon, tu n’auras pas loin à aller, et tu n’auras pas besoin de payer ! dit tout à coup une grosse voix de l’autre côté de la haie. Attends-moi ; le temps de trouver l’échalier, et je suis à toi. »

Et celui qui avait parlé se mit à marcher vivement le long de la haie qui le séparait des deux enfants.

« Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ? demanda Ambroise tout ahuri à Emmanuel qui avait ôté respectueusement son képi.

— C’est le maître de musique du lycée : un bien brave homme, mais un fameux original. Il passe sa vie à chercher à faire des artistes, et il se passerait de dîner plutôt que de musique. C’est un Italien :
Parbleu, mon garçon, tu n’auras pas loin à aller !
il s’appelle M. Bardio. On lui joue quelquefois des tours au lycée, mais on l’aime tout de même. »

M. Bardio avait trouvé son échalier, et il arrivait à grandes enjambées. C’était un homme d’une cinquantaine d’années ; il avait un grand front découvert, des cheveux noirs qui grisonnaient, le regard perçant, l’air vif et bon. Il caressa la tête d’Ambroise comme il eût fait à un épagneul.

« Comme çà, mon garçon, tu comprends que tu n’es pas fort sur le violon, et tu voudrais apprendre ce que tu ne sais pas ? C’est bien cela ! Je t’ai écouté tout à l’heure. Tu ne sais rien, je te le répète : mais tu as de quoi apprendre. Qui est-ce qui t’a montré ?

— Personne, monsieur ! dit Ambroise tout penaud d’entendre constater qu’il ne savait rien par quelqu’un qui devait s’y connaître.

— Comment, personne ? pas possible ! Voyons, Arnaudeau, puisque vous connaissez ce garçon-là, expliquez-moi un peu ce qu’il veut dire. »

Emmanuel l’expliqua : la petite Anne lui avait communiqué son enthousiasme pour les études solitaires d’Ambroise. Il raconta tout : et quand il fut arrivé à la bataille, Ambroise reprit la parole pour célébrer la vaillance de « ce bon M. Emmanuel ». M. Bardio écoutait, souriant doucement. Il n’interrompit qu’une seule fois, au récit des efforts de Véronique pour apprendre à lire afin de faire comprendre à Ambroise le grimoire du cahier vert :

« La brave petite fille ! s’écria-t-il. J’aimerais à lui apprendre la musique. »

Quand l’histoire fut finie :

« Bien, mon garçon ; très-bien ! Je me charge de toi. Es-tu ici pour quelque temps ?

— Pour jusqu’à la Saint-Pierre. Je loge à la ville, et je suis engagé pour tous les préveils des environs. Après cela je retournerai au pays ; et puis je reviendrai un peu, quand les moissons seront rentrées, pour faire danser à plusieurs noces qui se feront à ce moment-là : je suis déjà retenu.

— Très-bien ! Voyons ton violon… vieux violon… assez bon instrument… donne un peu ton archet.

— Oh ! comme il a de beaux sons ! murmura Ambroise en écoutant le beau chant large et pénétrant que M. Bardio tirait de son violon.

— Je t’apprendrai à le faire chanter comme cela. Tiens, prends-le… fais-moi cet exercice… comme ceci… les doigts posés comme cela… Vois, tu joues déjà mieux. Allons encore ! »

Et, sans s’inquiéter de la chaleur de midi, ni de la foule qui s’amassait et qui écoutait bouche béante, M. Bardio donna à Ambroise sa première vraie leçon de violon.