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Le Violoneux de la Sapinière/20

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Elle arriva près de lui tout essoufflée.

CHAPITRE XX

Où chacun suit sa route

L’été se passa vite pour les quatre petits amis. Je voudrais bien pouvoir dire qu’Emmanuel eut tous les prix de sa classe, qu’Ambroise devint un grand artiste, Anne et Véronique des femmes savantes, et que M. Plisson se consola de la perte de sa femme ; mais les choses ne vont pas si vite en ce monde. Emmanuel n’eut point de prix : on ne répare pas en six mois des années de paresse et d’ignorance ; mais il comprit que le travail, si ennuyeux qu’il puisse être, est encore moins ennuyeux que les punitions. Il apprit donc ses leçons et fit ses devoirs ; il les fit d’abord très-mal, puis un peu moins mal, puis d’une façon passable, eut droit à ses récréations et à ses sorties, et se fit un ami de M. Bardio, qui lui savait gré de s’être battu pour Ambroise, et qui le fit souvent sortir. Il voyait chez lui le petit violoneux, qui travaillait son instrument avec passion, et, de plus en plus ambitieux de science, accablait le collégien de questions auxquelles celui-ci ne savait souvent que répondre. Ambroise s’en étonnait et lui disait timidement : « Je croyais qu’on apprenait cela au lycée. » Emmanuel assurait que non ; mais il sentait bien que c’était sa faute si on ne le lui avait pas appris ; et à ses heures de loisir il cherchait dans ses livres de quoi répondre aux questions du petit paysan. Cela lui profitait à lui-même. Après la Saint-Pierre, les deux enfants se séparèrent amis, et Ambroise fut chargé de porter à Anne, de la part d’Emmanuel, deux souris blanches que celui-ci avait pris la peine d’apprivoiser tout exprès pour elle.

Anne fut enchantée des jolies petites bêtes, et plus enchantée encore d’apprendre qu’Emmanuel ne se faisait plus punir. Elle fit entrer Ambroise dans le salon pour lui jouer quatre airs de sa méthode qu’elle savait par cœur, et elle le pria de lui accompagner la valse du Duc de Reichstadt. Elle lui raconta qu’elle devenait très-savante ; que papa n’était plus si triste, parce qu’elle lui jouait de jolis airs, et qu’elle lui répétait le soir les belles choses qu’elle avait apprises dans la journée ; et qu’elle espérait devenir un jour pareille à sa maman, qui causait avec lui de musique, de tableaux, de pays qui ne sont pas comme le nôtre, et de tout ce qu’on trouve dans les livres. C’était ainsi qu’il fallait faire pour rendre heureux les hommes d’esprit, et son papa était certainement un homme de beaucoup d’esprit : on le voyait bien quand il causait avec Mlle Léonide. Aussi Anne aurait bien voulu que Mlle Léonide vînt demeurer chez eux, comme son papa le lui proposait souvent quand elle se plaignait des gens du Tablier, qui ne voulaient pas lui permettre d’apprendre à lire à leurs enfants. Elle ne s’y était pas encore décidée, mais Anne espérait bien qu’elle finirait par là. La chère petite était bien plus gaie qu’autrefois : en cherchant le moyen de rendre son père heureux, elle avait trouvé celui d’être heureuse elle-même.

Quant à Véronique, Ambroise était sûr de la trouver à la grotte : en effet, elle n’avait pas manqué de s’y rendre dès qu’elle l’avait su de retour. Il n’y vint pas le premier jour : sa mère l’accablait des témoignages de sa tendresse et de son orgueil ; elle avait attiré chez elle tous les voisins et toutes les voisines, et il fallut qu’Ambroise fît entendre ses airs nouveaux et subît les admirations de tout ce monde et les embrassades de la Tarnaude. Il en était plus fier que touché ; mais il se sentait le cœur tout remué quand, du lit où il était couché, son père disait d’une pauvre voix tremblante de fièvre : « Mon garçon… mon bon garçon… il joue déjà mieux que moi ! » La fièvre n’avait pas encore quitté le ménétrier ; mais sa femme ne le tourmentait pas trop, et lui tenait compte de l’argent que gagnait Ambroise. Celui-ci lui avait rapporté une bonne somme, car il gagnait autant et plus que son père, et il ne dépensait rien à boire. Le moins content de la famille était Louis, dont personne ne s’occupait plus, et à qui sa mère reprochait déjà de ne pas apporter à la maison d’argent monnayé, comme son petit frère, qui avait pourtant la tête et les épaules de moins que lui. Il n’accueillit donc pas trop bien Ambroise ; mais celui-ci, rendu généreux par son triomphe, se le concilia par le don magnifique d’un beau couteau à quatre lames, avec un manche en corne de cerf.

Le lendemain de son arrivée, Ambroise se rendit dès l’aube à la grotte. Il savait bien que Véronique ne pouvait pas y être encore, et qu’il l’aurait vue plus tôt en allant chez elle lui aider à faire le ménage de sa mère. Mais il tenait à la revoir là, dans cette grotte, et à y jouer du violon pour elle ; et il étudia en l’attendant.

Quand elle l’entendit du bout du pré, elle se mit à courir et arriva près de lui, tout essoufflée, les joues et les yeux brillants.

« Te voilà donc ! je t’attends depuis deux heures, lui dit Ambroise. Écoute, voilà un air que je n’ai encore joué à personne : je l’ai gardé pour toi, c’est ma manière de te dire bonjour.

— Comme tu as appris depuis que tu es parti ! Tu as trouvé quelqu’un qui t’a montré ? Mlle Anne me l’a dit : c’est M. Emmanuel qui a écrit cela à son père ; j’ai été bien heureuse. Moi, j’ai appris bien des choses aussi. Et puis, tu ne sais pas ? je gagne beaucoup d’argent !

— Beaucoup d’argent ! à quoi faire ?

— À faire des corbeilles et des bouquets. Tu sais bien, Mme Amiaud, la bonne maîtresse d’école ? elle a montré à des dames la corbeille que je lui avais faite ; les dames ont voulu en avoir de pareilles, et elles me les ont payées. J’en fais beaucoup à présent, et pour qu’elles soient plus solides, je les fais avec de l’osier, et je mets au fond une écuelle de terre, qui est cachée dans la mousse, et que je remplis d’eau pour conserver les fleurs fraîches. Toutes les dames de Mareuil ont voulu de mes corbeilles, et puis après, beaucoup de dames de Chaillé, de Saint-Florent et des châteaux des environs : et quand les fleurs sont fanées, on me dit d’en cueillir d’autres et de venir les arranger, parce qu’on trouve que je les arrange bien. Tu penses que je suis occupée ! Le matin, le ménage ; mes ouailles à mener paître ; pendant qu’elles broutent, je cueille mes osiers et mes fleurs, et je fais mes corbeilles ; quand j’ai rentré mes bêtes, je vais porter ma marchandise dans les maisons ; je retourne à mes bêtes, et le soir je fais mes coutures. Mme Amiaud m’a montré plusieurs espèces de coutures, elle dit que je suis adroite : elle va m’apprendre à broder, et il paraît que je gagnerai plus à broder qu’à tricoter. Je suis bien contente, va ! j’ai tout mon argent dans un vieux bas, je le compte tous les dimanches, et j’aurai de quoi acheter une jupe et un juste[1] pour la fête de la mère, qui est à la Saint-Michel. Mme Amiaud m’achètera l’étoffe à la ville, elle me taillera l’ouvrage, et je le coudrai. Pauvre mère ! sera-t-elle heureuse ! et puis elle aura chaud cet hiver avec une bonne robe neuve. Elle n’en a pas eu depuis que le père est mort !

— Tiens, tu aimes ta mère comme j’aime mon père, lui dit Ambroise en lui serrant les deux mains de toute sa force ; et je t’aime pour cela. Mais j’ai honte de voir combien tu es meilleure que moi ; dans tout ce que j’ai fait de bien, il y a toujours la moitié pour la gloriole, au lieu que toi, c’est seulement pour le bien.

— Tu en cherches trop long ! Quand les gens se conduisent bien, moi je trouve qu’on ne doit pas leur demander pourquoi.

— On ne doit pas leur demander pourquoi, non ; mais eux, ils doivent se le demander. Je tâcherai de devenir aussi bon que toi, si je peux. Mais, dis-moi donc, as-tu continué à lire ? Moi je sais lire, à présent. Tout le monde m’a aidé : M. Emmanuel, le bon maître de violon, l’aubergiste chez qui je logeais ; je pourrai t’apprendre. »

Véronique prit un petit air mystérieux.

« Il faut que je travaille à mes corbeilles. Reviendras-tu ce soir ? j’aurai quelque chose à te montrer.

— Oui, oui, je reviendrai. Qu’as-tu donc ? est-ce que tu sais lire tout à fait ?

— Tu verras ! Tiens, épluche-moi mes brins d’osier, j’irai plus vite. »

Et la petite fille se mit à tresser et entrelacer ses brins, entremêlant les blancs, les rouges, les jaunes et les verts ; elle nuançait habilement tout cela, arrondissait le fond, allongeait les côtes, recourbait gracieusement les rebords : ses petits doigts maigres et bruns travaillaient avec l’adresse et la prestesse des pattes d’araignée : Ambroise le lui dit en riant.

« Je n’ai jamais vu de corbeilles comme celle-là ! s’écria-t-il quand elle eut fini. Est-ce Mme Amiaud qui t’a appris à les faire ?

— Pas tout à fait : elle m’a donné des dessins de corbeilles, et j’ai tâché de faire pareil ; et puis j’ai pris quelquefois le fond de l’une, les rebords de l’autre, l’anse d’une troisième ; j’ai aussi inventé des façons qui n’étaient pas dans les dessins. J’en ai tant fait que je pense que tout le monde en a dans le pays, et j’avais peur qu’on n’en voulût plus ; mais Mme Amiaud en a donné au voiturier qui les a emportées à la ville et qui les a vendues à une marchande plus cher qu’on ne me les paye ici : ainsi je peux continuer à en faire. Mais voilà le soleil qui est haut : mes ouailles ne trouvent plus d’ombre, il faut que je les rentre. À revoir, Ambroise.

— Je vais te conduire. Il y a longtemps que je ne t’ai tiré de l’eau : tu dois avoir de l’ouvrage à me donner.

— Si tu étais jardinier, je te dirais de me bêcher un carré ; le père Maurice m’a promis des salades à repiquer, et il me montrera à les faire blanchir ; je les vendrai aux dames de Mareuil. »

Ambroise la regarda avec admiration.

« Tu as une quantité de bonnes idées, toi ! tu ne seras jamais dans l’embarras. Je vais te bêcher ta terre : ça n’est pas si difficile que de jouer du violon, peut-être ?

— Non, mais c’est plus dur. Enfin, viens toujours ; je te montrerai mes fromages qui égouttent.

— Tu fais des fromages à présent ?

— Oui, des fromages à la mode d’Italie. J’avais deux brebis qui avaient du lait, et je ne savais qu’en faire. J’ai dit cela l’autre jour chez Mlle Anne, à qui j’allais porter une corbeille, et alors la demoiselle qui lui apprend tant de choses m’a dit que dans un pays où elle a été, et qui s’appelle l’Italie, on faisait de très-bons fromages avec du lait de brebis, et elle m’a expliqué comment on s’y prenait. J’ai essayé, et quand j’ai vu que c’était bon, je lui en ai porté un chez elle. Elle a été très-contente, et elle a voulu me le payer ; et comme je ne voulais pas, elle m’a promis de me faire vendre tous ceux que je ferais. Ceux-ci seront prêts demain : cela fera encore quelques sous pour la Saint-Michel. »

Tout en causant, les deux enfants étaient arrivés à la demeure de Véronique. Elle fit rentrer ses bêtes, et mena Ambroise voir ses fromages qui avaient fort bonne mine et qui égouttaient sur des claies qu’elle avait faites elle-même. Puis elle le conduisit au jardin, lui mit la bêche en main, et, ne pouvant rester oisive, elle s’occupa à savonner du linge dans une grande auge de pierre comme il y en a beaucoup en Vendée, et qui était peut-être là depuis cent ans. Quand le terrain fut retourné et le linge lavé et étendu :

« Voilà de l’ouvrage bien fait ! dit Véronique en riant. À présent viens à la maison ; je vais te donner à boire, et puis… tu verras.

— Qu’est-ce que je verrai ?

— Tu verras ! quand tu auras bu. Tiens, voilà un pot de cidre et deux verres : à ta santé ! — non, tu te portes bien, — à la santé de ton père !

— Ah ! oui, c’est cela ; je suis bien aise que tu penses à lui, le pauvre homme, avec sa fièvre.

— Est-ce que le docteur ne peut pas la lui ôter, sa fièvre ?

— La mère ne l’a seulement pas fait venir, elle dit que la médecine ne fait rien aux fièvres. Mais je vais aller le chercher, la mère dira ce qu’elle voudra. À propos, qu’est-ce que tu voulais me faire voir ? »

Véronique sourit et mit un doigt sur sa bouche. Silencieusement, elle alla à la grande armoire, en tira une petite bouteille noirâtre, des plumes et du papier blanc ; elle plaça le tout sur la table devant Ambroise, et lui dit d’un air sévère :

« Allons, monsieur, faites votre page d’écriture, et tâchez de vous appliquer : si vos bâtons ne sont pas droits, vous aurez affaire à moi !

— Écrire ! dit Ambroise ébahi. Tu sais écrire, toi ? Voyons donc ce que tu sais faire ! »

Elle tira un autre cahier et le lui montra page par page. C’étaient d’abord des apparences de bâtons, puis des bâtons plus nets, et enfin droits… comme doivent être des bâtons. Puis il y avait des O, dont les uns ressemblaient à une poire et les autres à un petit pain : pour être juste, il faut convenir que les derniers étaient fort satisfaisants. Il y avait aussi des lettres, et enfin le mot maman répété deux fois par ligne dans toute la longueur d’une page.

« Tu vas me montrer, dit Ambroise un peu piqué de ce qu’elle en savait plus que lui. Je te rattraperai bientôt, tu peux y compter… »

Il s’arrêta en voyant les yeux de la petite se remplir de larmes.

« Oh ! Ambroise ! murmura-t-elle doucement, c’est pour toi que j’ai appris !

— Oh ! comme je suis méchant ! s’écria-t-il en frappant du pied, après un instant de réflexion.

— Tu n’es pas méchant, reprit Véronique sérieusement ; mais tu as du chemin à faire pour être bon. Et il faut que tu le fasses.

— Comme tu dis cela ! on croirait que c’est facile !

— Qu’est-ce que ça fait que ce ne soit pas facile, puisqu’il le faut ? Je t’aiderai, si tu veux, mais c’est que… tu ne m’aides guère à t’aider…

— Ma pauvre Véronique, pardonne-moi. Je deviendrai bon rien qu’à te voir, bien sûr. Veux-tu m’apprendre à faire des bâtons ? »

Véronique sourit, lui donna une leçon, et Ambroise, comme il l’avait dit, travailla de façon à la rattraper bientôt. La bonne petite fille s’en réjouit avec lui ; et comme le soleil baissait, elle appela Turlure et retourna aux champs avec son troupeau.

  1. Corsage.