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Le Violoneux de la Sapinière/24

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 148-154).

Je tire de l’eau pour Véronique.

CHAPITRE XXIV

Où Ambroise et Emmanuel font plusieurs métiers.

« Hé ! vous la-bas ! est-ce que c’est par ici la maison de la Tessier ? »

Le personnage ainsi interpellé leva la tête, arrêta la corde du puits, qu’il tirait en ce moment, et regarda à qui il avait affaire.

« Tiens ! monsieur Emmanuel ! C’est ici ; entrez, la porte est ouverte. Mais la Tessier n’y est pas, ni Véronique non plus.

— Et tu y es, toi, Ambroise ? Qu’est-ce que tu y fais donc ?

— Je tire de l’eau pour Véronique ; elle a des salades à arroser, du linge à laver, je vais lui remplir son timbre, ce sera toujours autant de moins à faire.

— C’est une bonne idée. Attends-moi. Je vais t’aider. Dis donc, si nous lui arrosions ses salades.

— Oui, quand l’eau sera un peu chauffée au soleil.

— Ah ! c’est vrai. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire en attendant ? »

La conversation, commencée par-dessus la haie, se continuait dans la maison de la Tessier. Emmanuel s’était assis sur un banc, et regardait autour de lui.

« Il n’y a rien à faire, répondit Ambroise : j’ai rangé le bois qu’elle avait rapporté des champs, et je ne peux pas lui faire sa cuisine. Pour son ménage, il est fait dès le matin, je vous en réponds.

— Et même très-bien fait. Comme c’est propre ! ça n’a presque pas l’air pauvre.

— Oui, c’est joliment balayé, parterre. Il faut voir comme elle se fâche quand Turlure apporte un os ou une croûte. Je suis sûr que, si elle devient riche, la première chose qu’elle fera, ce sera d’avoir des carreaux par terre, comme chez les bourgeois.

— Des carreaux ! voilà une idée ! Sais-tu où il y a de la terre glaise, par ici ?

— Oui, j’en connais un tas près de la carrière. Mais pourquoi ?

— Tu vas voir, nous allons rire. Véronique va-t-elle bientôt revenir ?

— Oui, voilà qu’il fait trop chaud pour ses bêtes. Tenez, je la vois qui vient là-bas.

— Bon. Je vais lui dire d’aller à la maison chercher de l’ouvrage : c’est pressé, c’est pour ces demoiselles qui partent à la fin de la semaine. Moi je pars le lundi d’après : quelle scie ! Elle sort de bonne heure le matin, n’est-ce pas ?

— Guère avant six heures à présent : le soleil commence à se lever tard.

— Très-bien ! Tu vas venir avec moi ; nous irons prendre la brouette du jardinier, nous la remplirons de carreaux ; il en est resté une quantité quand on a repavé notre cuisine. Nous les apporterons ici, nous les cacherons dans un coin derrière la haie ; nous irons chercher de la terre glaise et nous en ferons une bonne provision ; et demain matin, dès qu’elle sera partie et sa mère aussi, nous arrivons, nous faisons notre mortier, et nous lui pavons toute sa chambre. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que vous avez une fameuse idée, monsieur Emmanuel. Et vous saurez mettre les carreaux ?

— Si je saurai ! J’ai bien vu faire les ouvriers ! »

Il les avait vus faire, en effet, et il avait saisi leurs procédés mieux que les règles de la grammaire latine. Si bien que le lendemain, à neuf heures, la chambre de la veuve était presque entièrement pavée en beaux carreaux rouge clair, bien alignés et bien unis. Il en manquait pourtant encore quelques-uns, et Emmanuel prit la brouette pour aller les chercher. Comme il revenait, il rencontra Ajax et sa maîtresse.

« Emmanuel qui s’est fait maçon ! s’écria la petite fille en riant. Comme vous voilà fait ! vous êtes crotté de la tête aux pieds.

— C’est pour le bon motif, mademoiselle ; je pave la maison de Véronique pour lui faire une surprise. Ambroise est avec moi. Voulez-vous venir nous aider, au lieu de vous moquer de moi ? je vous mettrai dans la brouette avec mes briques. »

Anne trouva la proposition charmante, et monta sur le trône de briques. Ajax la suivait. Ambroise vint à leur rencontre, les mains toutes jaunes de mortier.

« Mais vous avez presque fini, dit Anne en regardant la chambre. Comme c’est beau ! Ah ! mais j’ai mon idée, moi aussi. Viens, Ajax. Attendez-moi, je vais revenir tout à l’heure. » Elle revint en effet, portant un paquet blanc qu’elle déroula en triomphe.

« Voilà ! des beaux rideaux pour la fenêtre. C’est Pélagie qui me les a donnés. Otez vite ceux-là, Ambroise. Pauvre Véronique ! elle y a mis des morceaux comme elle pouvait ; il y en a de toutes les couleurs. Ce sera bien plus joli en mousseline ; elle ne va plus reconnaître sa chambre. Et puis Pélagie a dit de venir avec la brouette, qu’elle donnerait encore autre chose.

— Qu’est-ce que c’est donc, Anne ?

— Je ne sais pas ; elle n’a pas voulu me le dire. Dépêchez-vous : je vous passe les carreaux, cela ira plus vite. Plus que deux ! Vous avez fini ? Eh bien, venez. »

Ce que Pélagie donna, c’étaient deux chaises dont le dossier était cassé. Emmanuel s’arma d’une scie, et coupa bien proprement les montants à la hauteur du deuxième barreau ; on pouvait encore un peu s’y appuyer. Et Anne, en allant fureter dans le grenier, découvrit deux autres chaises mises au rebut comme boiteuses, mais qui, les pieds une fois rognés et égalisés, devinrent d’excellentes petites chauffeuses, pour s’asseoir l’hiver au coin du feu ; on les chargea sur la brouette, et Anne compléta ce splendide mobilier par le don de deux grandes tasses à fleurs rouges, destinées à orner la cheminée si on les trouvait trop belles pour y boire. Et quand tout fut prêt, on s’assit sur trois des quatre chaises, et l’on trouva Véronique bien longue à revenir. Elle ne tarda pourtant pas trop ; au bout d’un quart d’heure d’attente, on vit Ajax, qui s’était couché en rond aux pieds de sa maîtresse, se lever brusquement et s’élancer dehors pour courir en aboyant au-devant des moutons qu’il avait sentis. Heureusement qu’en apercevant Véronique, il comprit que c’étaient des moutons de connaissance ; il s’apaisa donc et se mit à marcher tranquillement auprès de Turlure, déjà fort inquiet du désordre qui menaçait de se mettre dans son troupeau.

« Mlle Anne est donc par ici ? » demandait Véronique à Ajax, qui remuait la queue et allait en avant comme pour lui répondre.

Étonnée, elle se hâta de faire défiler ses bêtes devant elle, à la porte de leur bergerie, et de les y enfermer. Puis elle entra dans la maison.

Elle crut d’abord s’être trompée de porte et être entrée par mégarde chez le voisin. Mais aucun voisin n’avait une si belle chambre, bien sûr ! Véronique reconnut Anne, Emmanuel, Ambroise, vit les taches de terre glaise à leurs vêtements et comprit tout. Elle fut si heureuse, si heureuse, qu’elle n’eut pas la force de le dire. Elle tomba à genoux sur le seuil de sa porte, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes. Avoir une si belle maison, un vrai palais, quelle joie ! mais la pauvre enfant était plus heureuse, plus attendrie encore d’avoir rencontré en ce monde de si bons petits cœurs.

Les trois enfants coururent à elle, la relevèrent et la portèrent sur une des chaises ; Anne l’embrassait et riait, tout en ayant, elle aussi, une larme dans chaque œil. Emmanuel et Ambroise saisirent Ajax ; chacun par une patte de devant, et l’obligèrent à danser une ronde de réjouissance.

« Ah ! dit Véronique quand elle eut retrouvé la parole, les beaux rideaux ! les belles tasses ! les belles chaises ! et par terre ! est-ce que c’est vous qui avez fait cela ?

— C’est M. Emmanuel, interrompit Ambroise ; il sait mettre les carreaux ; et puis il a scié les chaises, et il a fait la toilette de l’endroit qu’il avait scié, avec une lime et de la cire : il sait tous les métiers.

— Oui, tous ceux qu’on ne m’apprend pas, dit Emmanuel. D’ailleurs, Ambroise m’a aidé, et Anne aussi : n’est-ce pas, Anne ? À la fin, elle était ici, et elle présentait les carreaux ; et puis elle a donné les rideaux, et les chaises, et les tasses. Aussi je vais la reconduire en voiture dans ma brouette. Venez-vous, Anne ?

— Oh non ! dit Véronique, pas si vite. Comme vous êtes bons ! je vous demande bien pardon d’avoir pleuré ; c’est que j’étais trop heureuse pour rire et pour parler, j’en étouffais. Comme ma mère va être contente ce soir ! Voudriez-vous encore me faire un plaisir ? ce serait de goûter de mes fromages : ils sont tout frais et j’ai du pain cuit de cette nuit, et du vin doux que le père Maurice m’a donné : il est très-bon. Mlle Anne et M. Emmanuel boiront dans les belles tasses. »

Et vivement, tout en parlant, Véronique mettait sur la table un linge pour servir de nappe, comme elle savait qu’on faisait chez les riches. Elle y posa deux assiettes de faïence à dessins bleus, bien propres, le grand pain bis, les fromages, et un pot de grès ventru contenant le vin doux. Elle mit le couvert d’Ambroise un peu plus loin ; mais Anne alla le chercher pour le placer à côté du sien.

« Donne une assiette pour toi, Véronique ; là, auprès d’Emmanuel nous ferons la dînette ensemble, ou bien je n’en suis pas. Et les chiens lècheront les assiettes, et l’on aura soin de laisser quelque chose dedans. Mais où est donc Emmanuel ?

— Il est parti, répondit Ambroise ; il m’a dit qu’il allait revenir. Tenez, le voyez-vous là-bas sur la route ? Comme il court !

— Heureusement que le déjeuner ne refroidira pas, fit observer la petite Anne. Montre-moi donc ton cahier en attendant, Véronique, je voudrais bien voir ton écriture.

— Oh ! oui, mademoiselle Anne, vous me donnerez une leçon ! » répondit Véronique avec joie, en mettant la bouteille à encre à côté du pot de vin doux. Mais Anne se récria : donner une leçon à Véronique ! c’était à peine si elle écrivait aussi bien qu’elle. Elle admira les lettres bien formées, la propreté du cahier, et prédit à Véronique qu’elle deviendrait très-savante. Véronique n’était d’abord qu’à moitié contente ; elle regardait Ambroise de côté et tâchait de garder un air indifférent ; mais quand elle vit qu’Ambroise souriait d’un air de bonne humeur, qu’il la louait, lui aussi, et qu’il avait l’air aussi heureux des éloges donnés à sa petite amie que s’ils eussent été donnés à lui-même, elle se réjouit tout à fait ; et quand la conversation fut interrompue par le retour d’Emmanuel, elle se glissa près d’Ambroise et lui dit tout bas : « Tu vois bien que tu deviens bon ! » Ambroise en rougit de plaisir, car sa conscience lui disait la même chose.

Emmanuel revenait très-chargé. Il portait un bâton appuyé sur son épaule, et au bout de ce bâton pendait un grand panier qui paraissait très-lourd. On n’a jamais su si Martuche en avait donné le contenu de bonne grâce, ou si Emmanuel avait dévalisé son fruitier sans sa permission. Il n’y eut point de querelle à ce sujet : Martuche, dont Emmanuel avait toujours été le favori, était plus que jamais disposée à lui passer tout, en haine des nouvelles prétentions de Mlle Sylvanie, qui exigeait maintenant qu’elle lui parlât à la troisième personne, elle, Martuche, qui l’avait mise dans ses langes et qui lui avait appris à dire papa et maman ! Emmanuel tutoyait Martuche, lui, et il se laissait tutoyer par elle ; ça n’empêchait pas le respect et ça conservait l’amitié. Voilà ce que pensait Martuche, et c’est pour cela qu’Emmanuel put étaler sur la table des poires grosses comme les deux poings, des raisins noirs et blancs, veloutés, transparents, dorés par le soleil, des noix fraîches, et des pêches de vigne aussi rouges et luisantes que les joues de Martuche elle-même. On applaudit, on rit, on chanta, et l’on mangea ; on ne mangea pas tout : la Tessier eut sa part du festin. Les trois chiens aussi étaient très-heureux ; je dis trois, car Emmanuel avait amené Caïman, grand amateur de pain frais, qui amusa toute la société en se laissant mettre sur le nez une bouchée qu’il ne gobait que lorsque son maître avait compté jusqu’à douze.