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Le Violoneux de la Sapinière/25

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 155-163).

Il y avait là, éclairés par l’incendie.

CHAPITRE XXV

Au feu !

On était au samedi soir : Mme Arnaudeau, sa fille et Mlle Farrochon étaient parties dès le matin en grande toilette pour faire des visites à Luçon, avant de rentrer au couvent, et Emmanuel songeait avec mélancolie que le surlendemain il lui faudrait endosser sa tunique et se coiffer de son képi pour rentrer au lycée. Il avait encore beaucoup à faire pour devenir un élève modèle, le pauvre Emmanuel !

Tout à coup, on frappa vigoureusement à sa fenêtre.

« Monsieur Emmanuel ! criait une voix d’enfant, venez vite, vite ! »

Il ouvrit la fenêtre.

« Ambroise ? qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Le feu ! le feu là-bas, du côté du Tablier ; on en voit la rougeur, comme si le soleil venait de s’y coucher. Voyez, cela augmente.

— Allons-y ! » s’écria Emmanuel. Sans vouloir de mal à son prochain, il n’était peut-être pas fâché qu’il y eût un incendie.

« Si vous le disiez à M. Arnaudeau ? peut-être qu’il irait aussi, et il serait plus utile que nous.

— Tu as raison. Allons le chercher. »

Ils trouvèrent M. Arnaudeau dans la cour. Il avait déjà vu l’incendie, et il rassemblait ses domestiques pour aller porter du secours. Les deux enfants se mêlèrent à l’expédition : on s’empila dans le char à bancs, Mme Arnaudeau ayant emmené la voiture, et l’on arriva bientôt au Tablier.

Il y avait là, éclairés par l’incendie, des gens occupés d’un déménagement. Mlle Léonide était au milieu d’eux, active, empressée, entrant à chaque instant dans la maison qui brûlait pour en rapporter tel ou tel objet, et aussi calme que si cette maison n’eût pas été la sienne. On l’aidait, et ses meubles, son orgue, son piano, son linge, sa vaisselle, ses livres, empilés dans des caisses, s’entassaient en ordre dans une grange qu’un voisin avait mise à sa disposition. Quelques paysans se passaient des seaux d’eau de main en main pour les jeter sur le feu, mais il n’y paraissait guère.

« Vous n’êtes pas assez nombreux ! s’écria M. Arnaudeau en arrivant. Allons, vite aux puits : apportez tous les seaux du village, nous venons vous aider. »

Mlle Léonide se retourna.

« Ah ! c’est vous, mon cher monsieur. Je vous remercie bien ; mais voyez-vous, ce n’est pas la peine. J’étais à me promener du côté de la Ribotière, et je m’épuisais à expliquer au fermier que s’il ôtait son fumier de devant sa porte, ses bêtes et sa famille se porteraient mieux, quand on est venu me prévenir que le feu était chez moi. On ne sait pas comment il s’y est mis ; mais ce point-là n’était pas le plus intéressant. Je suis revenue, et j’ai vu tout de suite qu’il n’y avait rien à faire. Les gens avaient bien commencé à jeter de l’eau ; mais quand on n’a pas de pompes, ce n’est pas avec des seaux d’eau qu’on éteint une maison qui brûle, et une vieille maison encore : pendant qu’on éteint d’un côté, ça se rallume de l’autre, et finalement on ne sauve pas une allumette. Il valait mieux déménager avant que tout fût en feu. C’est ce que j’ai fait, en commençant par mon argent, mes livres, mes collections, mes instruments, mon linge. Voilà mes matelas, mes lits, ma vaisselle, mes meilleurs meubles : ce qui reste à présent ne vaut plus la peine qu’on s’expose pour aller le chercher. Ah ! mon Dieu ! si, pourtant ! Voilà qui est une perte !


Emmanuel m’a fait la courte échelle.

— Quoi donc, mademoiselle ? quoi donc ? s’écrièrent Ambroise et Emmanuel.

— Le violon d’Amati ! C’est trop tard à présent : voilà le feu qui gagne le vestibule : on ne peut plus passer. Eh bien, je le regrette : pauvre violon !

— Il valait beaucoup d’argent ? demanda un paysan.

— Oh ! ce n’est pas l’argent que je regrette, mais je n’en retrouverai pas un pareil. Enfin ! puisqu’il n’y a rien à y faire, c’est perdre son temps que de se désoler. Allons-nous-en d’ici !

— Il y a quelqu’un dans la maison ! » crièrent des femmes qui regardaient l’incendie, leurs marmots pendus à leur tablier.

En effet, une forme noire y apparaissait. On la vit passer en courant devant chacune des fenêtres du salon, puis repasser quelques secondes après, et disparaître. Personne n’avait reconnu l’imprudent.

« Mais où est donc Emmanuel ? demanda M. Arnaudeau inquiet en regardant autour de lui.

— Il est parti par là, avec le fils au père Tarnaud, dit un gamin en désignant une ruelle qui menait derrière la maison de Mlle Léonide.

— Ah ! mon Dieu ! si c’était lui ! » s’écria M. Arnaudeau en courant vers la ruelle indiquée.

Les deux jeunes garçons y parurent à ce moment. Ambroise tenait une longue boîte ; Emmanuel tout en marchant pressait avec ses mains telle ou telle partie des vêtements de son compagnon, d’où s’échappait un peu de fumée.

« Le voilà, mademoiselle ! cria de loin Ambroise à Mlle Léonide. Il n’a pas de mal, ça ne brûlait pas encore à côté de lui.

— Malheureux ! tu es allé le chercher !

— Ma foi oui, mademoiselle ; j’ai pensé qu’un violon comme ça, ça valait presque un chrétien, et je n’ai pas pu le laisser périr.

— Mais par où as-tu passé ?

— Par une fenêtre de derrière. M. Emmanuel m’a fait la courte échelle pour entrer et pour sortir : et voilà le violon.

— Brave garçon ! tu peux venir le jouer tant que tu voudras, à présent ! et je te promets que je ferai de toi un musicien. Tu n’es pas brûlé ?

— Oh ! rien qu’un peu roussi. M. Emmanuel m’a éteint ; et puis d’ailleurs j’avais ma vieille veste. »

Elle se mit à rire.

« Tu en auras une neuve, mon bon ami. À présent allons-nous-en : Je vais à Chaillé demander asile au docteur. Merci de votre aide, mes chers amis ; amenez-moi demain ici vos charrettes, s’il vous plaît, pour transporter mon mobilier chez lui. Tiens ! le voilà qui arrive, lui aussi. Bonsoir, docteur. Voyez, c’est ma maison qui brûle. Voulez-vous m’emmener chez vous ?

— Vous savez bien que je ne demande pas mieux. Mais comment n’a-t-on pas éteint le feu ? J’étais en course du côté de Nesmy, je n’ai su l’accident qu’il y a une heure, et je regrette bien de n’être pas arrivé plus tôt.

— Pourquoi faire ? Je vous expliquerai, et vous comprendrez que j’ai pris le meilleur parti. J’ai sauvé tout ce que j’avais de précieux.

— Vous êtes philosophe !

— Quand je pleurerais, à quoi cela m’avancerait-il ? On a toujours mieux à faire en ce monde. Je vais m’établir à Chaillé : je pourrai faire toute l’éducation d’Anne, et vous n’aurez pas besoin de l’envoyer au couvent. Cela vous va-t-il ? »

Le docteur, tout ému, lui serra la main.

« Allons, partons, dit-elle. Merci à tous ceux qui sont venus à mon secours. Adieu, vous autres, les gens du Tablier ; je vais chez le docteur, à Chaillé-les-Ormeaux : ceux qui auront besoin de moi sauront où me prendre. As-tu attelé Diablotin, Manette ? Tu resteras ici pour garder nos effets. Montez avec moi, docteur. À présent, en route ! »

Elle fit claquer son fouet, et Diablotin partit. Le docteur ne fit pas semblant de voir que la main qui tenait les guides se haussa jusqu’aux yeux de Mlle Léonide, pour essuyer une larme furtive, quand la maison incendiée disparut au détour de la route.

La petite Anne n’avait pas voulu se coucher. Elle était inquiète de son père qui était allé au feu ; et puis, disait-elle à Pélagie, il y aura peut-être de pauvres gens qui n’auront plus de maisons, et que papa amènera ici pour les coucher, et je veux être là pour les recevoir. Sa joie fut grande quand elle vit arriver avec son père Mlle Léonide et Diablotin. Elle n’osa pourtant pas être trop contente en apprenant les pertes de sa vieille amie ; elle n’aimait pas un bonheur fait du malheur d’autrui. Mais Mlle Léonide, qui lisait dans son bon petit cœur, lui assura qu’elle n’avait presque rien perdu, et que tout était pour le mieux. Anne fut donc complétement heureuse, et courut en chantant et en voltigeant comme un oiseau aider Pélagie à préparer pour Mlle Léonide la plus belle chambre de la maison, et à mettre dans le lit les draps blancs tout embaumés le lavande.

Le lendemain et les jours suivants, Mlle Léonide ne perdit pas de temps. Elle emmena Anne avec elle au Tablier, pour avoir une raison de se forcer à n’être pas triste devant les ruines de sa maison. Elle fit charger sur des charrettes le mobilier sauvé de l’incendie, pour le ranger tant bien que mal dans la maison du docteur. Puis elle chercha et trouva un acheteur pour son terrain et ses décombres, et avec l’argent qu’elle en retira, elle put acheter un autre terrain à Chaillé, tout près de la maison du docteur. Il fut convenu qu’elle demeurerait chez celui-ci pendant qu’on lui planterait son nouveau jardin et qu’on lui bâtirait une nouvelle maison. Elle fit elle-même son plan et trouva facilement des ouvriers pour l’exécuter : à la campagne on se passe souvent d’architecte. Sa maison n’avait qu’un rez-de-chaussée, un étage et un grenier. Au rez-de-chaussée, elle ne voulut qu’une grande cuisine et deux salles carrelées, une de moyenne dimension et une très-grande.

« Mais vous ne pourrez jamais meubler ce salon-là ! lui dit le docteur en riant. Vous voulez donc donner des bals ?

— Qui vous dit que ce soit un salon ?

— Qu’est-ce, alors ?

— C’est mon secret : vous le saurez au printemps, car j’espère bien qu’elle sera finie au mois d’avril. Les murs montent vite, et l’entrepreneur m’a promis que le toit serait posé avant l’hiver, pour qu’on pût travailler dans l’intérieur. J’y entrerai le 1er mai, et vous verrez comme je pendrai la crémaillère !

— Bon, nous verrons. Mais si ce n’est pas un salon, où recevrez-vous vos visites ?

— En haut. Il y aura trois chambres à coucher : une pour moi, une pour Manette, et une chambre d’amis ; et un petit salon avec ma bibliothèque, mes gravures, toutes mes curiosités. L’orgue et le piano resteront en bas : vous saurez pourquoi.

— Et moi aussi, mademoiselle ? demanda curieusement la petite Anne.

— Toi aussi, bien sûr, et même avant les autres, puisque tu m’aideras à tout arranger.

— Quel bonheur ! quel bonheur ! répéta Anne en sautant et en battant des mains. J’aurai un secret à garder ! Comme je serai une grande fille ! »

Anne garda en effet très-bien le secret quand elle le sut : il est vrai qu’elle ne le sut pas longtemps à l’avance. Tout l’hiver, la maison neuve resta livrée aux ouvriers, et Anne n’y alla que pour voir si les boiseries avançaient, si les plafonds séchaient et si les planchers étaient bien rabotés. Pendant ce temps-là, elle continuait ses études et faisait de grands progrès. Ambroise venait souvent, et Mlle Léonide s’occupait de lui, comme elle le lui avait promis. Elle lui apprenait la musique, et les derniers doigts qui se posèrent sur l’orgue avant qu’on l’emportât dans la nouvelle demeure furent ceux du jeune ménétrier. Il était si souvent resté en extase aux accords qui sortaient de l’instrument, que Mlle Léonide avait fini par lui dire : Essaye d’en jouer ! Il avait essayé, et il réussissait comme au violon, car il était remarquablement bien doué pour la musique. Il apprenait aussi à écrire, à compter, mais plus lentement, et pour cela Véronique le dépassait. La petite bergère profitait, elle aussi, de l’incendie de Mlle Léonide. Celle-ci, avec sa passion d’enseignement, avait bientôt jugé que l’enfant qui faisait de si jolies corbeilles et qui avait si facilement saisi les procédés pour faire les fromages, devait être intelligente pour toutes choses. Elle lui avait donc un jour proposé de lui apprendre à lire, et Véronique lui avait raconté comment elle avait acquis cette science, et même celle de l’écriture.

Je voudrais bien apprendre autre chose, avait-elle ajouté ; mais voici l’hiver, et Mareuil est loin, et puis j’ai beaucoup d’ouvrage que la bonne Mme Amiaud m’a fait avoir, et puisque je peux gagner à coudre de l’argent qui fera du bien à ma mère, j’aime mieux cela que d’apprendre dans les livres ; cela ne ferait de bien qu’à moi.

Mlle Léonide approuva l’enfant, mais elle alla voir Mme Amiaud. Le résultat de cette entrevue fut très-heureux pour Véronique. Elle n’alla plus à Mareuil que le dimanche, mais tous les soirs elle vint passer une heure ou deux dans la chambre de Mlle Léonide, et elle fut bientôt aussi savante qu’Anne. En hiver, il n’y a pas grand’chose à faire aux champs ; aussi la Tessier d’ordinaire dépensait dans cette saison le peu qu’elle avait réussi à amasser pendant l’été. Cette année-là il n’en fut pas ainsi ; elle se chargea de tous les tricots du village, qu’elle faisait à la veillée, pendant que Véronique, tout en cousant, lui racontait les belles histoires qu’elle avait apprises ; et le matin elle allait en journée chez des bourgeois, qui lui donnaient du travail moins pénible et plus payé que celui des champs. La pauvre veuve se vit donc sortie de la misère et rassurée sur le sort de sa fille ; et comme elle ne voulait pas dépenser l’argent que Véronique gagnait à coudre et qu’elle lui apportait fidèlement elle alla consulter Mlle Léonide sur la manière de le placer. On en mit une partie à la caisse d’épargne, où il ne cessa de s’augmenter ; et Véronique eut pour son hiver une bonne jupe de drap et un beau mouchoir neuf dignes de figurer à côté de la robe de la Saint-Michel, que la veuve ne mettait jamais sans un orgueil attendri, remerciant Dieu d’avoir fait passer toute la bonté du mari qu’il lui avait ôté dans le cœur de la fille qu’il lui avait laissée, et qui était vraiment bonne pour deux.