Aller au contenu

Le Violoneux de la Sapinière/29

La bibliothèque libre.
Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 187-194).

« À quelle heure est-ce qu’on reçoit les engagements ? »

CHAPITRE XXIX

Qu’est-ce que le devoir ?

À partir de ce jour, en effet, Ambroise ne trouva plus d’occupation. Il n’y avait plus de noces ni de préveils, et le jeune ménétrier dut serrer son violon dans l’étui et prendre la pioche abandonnée par son frère, qui était parti pour l’armée. La Tarnaude ne faisait que se lamenter ; elle n’avait plus de tendresse que pour l’absent, et ne manquait aucune occasion de le comparer à Ambroise, au détriment de celui-ci. Ambroise avait beau s’endurcir les mains et travailler du matin au soir, il n’arrivait jamais à atteindre le mérite idéal de Louis. C’était Louis qui vous retournait un champ ! c’était Louis qui vous fauchait un sillon ! c’était Louis qui vous liait une gerbe ! c’était Louis qui vous maniait le fléau ! l’ouvrage était si vite fait, qu’on n’avait pas seulement le temps de le voir. Et le pauvre gars était loin du pays, à porter un lourd fusil et peut-être à recevoir les balles des ennemis, pendant que d’autres se gobergeaient au logis et n’avançaient à rien. Ambroise ne gagnant plus d’argent, sa mère ne faisait plus aucun cas de lui. Cela ne l’étonnait pas beaucoup, car il connaissait son caractère ; mais il n’y avait pas là de quoi le consoler.

La robe rose n’avait point quitté l’armoire d’Anne. Elle prenait encore quelquefois Véronique en journée ; mais c’était pour tailler dans des montagnes de vieux linge des bandes et des compresses, qu’on empilait dans des caisses pour les envoyer aux ambulances : et les ambulances en demandaient toujours.

Mme Arnaudeau n’était pas retournée à Nantes ; pour la première fois de sa vie, elle éprouvait le besoin d’être auprès de son mari, et se sentait unie à lui par la même pensée et la même crainte. Le soir, ils s’asseyaient tristement auprès de la table où Mme Arnaudeau posait sa boîte à ouvrage, M. Arnaudeau son journal, et Emmanuel son traité de théorie militaire ; car on commençait à exercer les mobiles en attendant qu’on les appelât, et Emmanuel avait été fait sous-lieutenant. Il prenait son rôle au sérieux, malgré son peu de goût pour l’état militaire, et il étudiait consciencieusement. De temps en temps, M. Arnaudeau lisait tout haut quelque passage du journal ; et de jour en jour les nouvelles devenaient plus alarmantes. Wissembourg, Reichshoffen, Forbach…, puis un grand silence. À Chaillé comme ailleurs on s’inquiétait, on se demandait : Que se passe-t-il ? et l’on allait de maison en maison chercher ou colporter des nouvelles. Un jour que le docteur et Anne étaient chez Mme Arnaudeau, Martuche entra dans le salon comme un ouragan :

« Monsieur ! Monsieur ! venez donc voir ! cria-t-elle. Voilà le maréchal qui revient de la ville : les gens s’attroupent autour de lui. Le voyez-vous qui lève les bras en l’air ? Bien sûr qu’il y a du nouveau dans la politique. »

Depuis qu’Emmanuel était sous-lieutenant de mobiles, Martuche s’occupait beaucoup de la politique.

Le docteur et M. Arnaudeau se levèrent, et ils allaient sortir, quand Mlle Léonide entra. Elle était fort pâle, et encore plus mal fagotée que de coutume, mais personne n’y fit attention.

« Savez-vous ce qu’il y a ? lui demanda-t-on.

— Il y a qu’on s’est battu quatre jours autour de Sedan, où toute l’armée est allée s’engouffrer comme dans un entonnoir ; que finalement l’empereur s’est rendu, et que lui, les généraux, les canons, les soldats, tout ce qui devait défendre la France est prisonnier des Prussiens !

— Nous sommes perdus ! s’écria M. Arnaudeau terrifié.

— Où vas-tu ? demanda Mme Arnaudeau à son fils qui sortait.

— Je vais voir si notre ordre de départ est arrivé, répondit Emmanuel ; une armée perdue, c’est un grand malheur, mais il reste des hommes en France : il doit y avoir encore quelque chose à faire. »

Emmanuel avait raison : il y avait encore quelque chose à faire en France. Malgré les armées perdues et Paris investi, de tous côtés on se prépara à la résistance, et tous les hommes valides furent appelés à prendre les armes. Partout on s’exerçait en attendant les ordres de départ ; quelques-uns les devançaient et demandaient à rejoindre les corps d’armée qui devaient marcher les premiers à l’ennemi.

Le lendemain du jour où l’on connut à Chaillé la prise de Sedan, M. Bardio se promenait nerveusement sur la grande place de la Roche-sur-Yon, accostant tantôt l’un, tantôt l’autre, pour causer des événements qui, disait-il avec désespoir, ne pouvaient manquer de faire le plus grand tort à l’art. « Déplorable guerre ! fatale guerre ! s’écriait-il en gesticulant. Et l’art ! que deviendra l’art ? La France était dans une bonne voie ; on appréciait Mozart et Beethoven, on commençait à connaître Schumann, on aurait fini par admettre Wagner ; et à présent il faut s’attendre à une réaction qui remettra tout en question. Sans compter les musiciens qui pourront périr dans les batailles, à présent qu’on a la manie en Allemagne de faire tout le monde soldat, et qu’on se dispose à en faire autant en France !…

— Monsieur ! lui cria tout à coup une voix inconnue, à quelle heure est-ce qu’on reçoit les engagements à la mairie ? »

Celui qui interpellait ainsi l’orateur était un robuste gars de la campagne, qui portait un drapeau tricolore et marchait en tête d’un groupe d’une douzaine d’hommes, parés comme lui de la cocarde nationale. Ces hommes étaient d’âges bien différents. Le porte-drapeau était le plus jeune : il n’avait encore ni barbe ni moustache et n’annonçait guère plus de dix-sept ans ; plusieurs n’étaient pas beaucoup plus âgés que lui, et d’autres, ridés et bronzés, avaient dépassé trente-cinq et même quarante ans.

« Mais… toute la journée, je pense, mon ami, répondit M. Bardio. Tenez, voilà dix heures qui sonnent : les bureaux vont s’ouvrir. De quelle commune êtes-vous, s’il vous plaît ?

— De Chaillé-les-Ormeaux, monsieur.

— De Chaillé ! s’écria le maître de musique en les regardant avec terreur. Êtes-vous tous là, au moins ?

— Tous, non, monsieur ; il y en aura d’autres d’ici la fin de la semaine. Tout le monde ne peut pas être prêt en même temps, on a ses petites affaires à arranger avant de partir : vous comprenez, quand on n’est pas sûr de revenir… »

M. Bardio ne l’écoutait plus. Il s’était frappé le front : une idée lui venait ; et il marchait à grands pas vers la route de Bordeaux pour prendre la voiture de Mareuil, qui partait précisément à cette heure-là et dont on entendait les grelots. Il s’y trouvait encore une place : il monta, trouva les chevaux, bien lents, et descendit à Saint-Florent où il prit la route de Chaillé, en arpentant le terrain de toute la vitesse de ses jambes.

« Il serait capable d’en faire autant ! se disait-il en cheminant. Ces jeunes gens sont tous un peu fous. Passe encore pour les autres : ils n’ont rien de mieux à faire que de se faire casser la tête. Mais lui ! je voudrais bien voir cela, par exemple !… Bon !… qu’est-ce que j’entends ? La Marseillaise à présent, et sur le violon encore ! ce ne peut être que lui ! Malheureux enfant ! il va se monter la tête, et il n’y aura plus moyen de lui faire entendre raison. C’est cela ! c’est de la maison de Mlle Brandy que sort cette musique. Après tout, j’aime autant le trouver là : cela m’épargnera la peine d’aller le chercher jusqu’à la Sapinière. »

Et le maître de musique sonna à la porte de Mlle Léonide, en méditant un discours très-éloquent, et qu’il jugeait très-persuasif. Manette, qui le connaissait, lui ouvrit la porte de la salle à manger, où Mlle Léonide, assise à l’orgue, accompagnait la Marseillaise à Ambroise. Véronique raccommodait du linge près de la fenêtre. Les musiciens s’arrêtèrent court à l’entrée un peu vive de M. Bardio.

« Eh ! bonjour, cher monsieur ! s’écria Mlle Léonide : c’est une rareté qu’une visite de vous, et je suis charmée de vous voir.

— Moi aussi, mademoiselle, moi aussi. Vous faites toujours de la musique, c’est bien, cela ! Je t’ai entendu du dehors, mon garçon ; tu jouais bien, très-bien, avec ampleur, avec puissance. Mais ce n’est pas classique, cet air-là ; ce n’est pas fait pour le violon. Prends-moi plutôt une sonate de Kreutzer, un concerto de Viotti ; voilà qui est écrit pour l’instrument !

— Merci, mon cher maître, je les jouerai un peu plus tard, s’il plaît à Dieu ; pour le moment j’ai autre chose à faire. Je comptais aller demain vous faire mes adieux en allant m’engager.

— T’engager ! M. Bardio se laissa tomber sur une chaise. Pas possible ! tu ne feras pas une pareille chose ! Vous ne le laisserez pas faire, mademoiselle, ni vous là-bas, Véronique ?

— Il est d’âge à savoir ce qu’il veut, répondit Mlle Léonide. Véronique ne répondit pas.

— Mais, malheureux, tu deviens donc fou ? vociféra le maître de musique en prenant Ambroise par sa veste et en le secouant sans égard pour le violon d’Amati qu’il tenait encore. Mais tu ne sais donc pas ce que vaut ta vie, que te voilà prêt à la risquer comme si c’était la vie du premier maheutre venu ? Je te le dis, moi, tu as en toi l’étoffe d’un grand artiste ; tu peux devenir célèbre, tu le dois, et tu le deviendras ! Deux ans d’études sévères, et l’avenir est à toi ! l’avenir, le talent, la gloire, la fortune, tout ! N’as-tu donc jamais rêvé d’un théâtre, d’une foule attentive, émue, enivrée, t’écoutant sans oser respirer ; de ce murmure d’admiration qui monte jusqu’à l’artiste comme l’encens monte au ciel, de ces bravos, de ces applaudissements qui accueillent ses dernières notes ! de ces chuchotements dans la foule, partout où il passe, quand on se le montre en disant tout bas : C’est lui ! Tout cela sera à toi, entends-tu, à toi ! Laisse-là tes folles idées, et travaille ! »

Ambroise l’écoutait, la tête basse, tout frémissant. Il se sentait grandir, il aspirait à l’avenir que lui montrait le vieux maître… mais les yeux de Mlle Léonide, fixés sur lui, le gênaient. Elle s’en aperçut peut-être, car elle se leva et quitta la chambre. Véronique, elle, ne sortit pas. Elle resta immobile près de la fenêtre, calme en apparence. Ambroise fit un grand soupir, et répondit enfin :

« À quoi bon tarder ? Si je ne partais pas de bonne volonté, dans quelques jours peut-être il me faudrait partir de force.

— Non ! non ! je te sauverai, moi ! Je puis te faire passer à l’étranger ; j’ai des économies, je t’avancerai ce qu’il faudra pour aller à Londres, en Belgique, en Italie, où tu voudras : je te donnerai des lettres, on t’emploiera, tu pourras travailler, et tu seras sauvé.

— Non ! Et la France ! est-ce que je ne lui dois pas.

— Tu lui dois la vie, tu ne lui dois pas ta mort ! Qu’un paysan tombe, mille peuvent prendre sa place à la charrue : mais toi, la balle qui te frappera peut priver ton pays d’une gloire plus haute, plus durable que celle des batailles. Tu n’as pas le droit de le priver de cette gloire qu’il attend de toi ! Au nom de la France, au nom de ta patrie, je te somme de renoncer à ton projet. Crois-tu que Dieu t’ait accordé en vain le don sacré de l’art ? L’art ! qu’y a-t-il de plus grand et de plus beau ? C’est lui qui élève les âmes au-dessus des mesquineries de l’existence ; c’est lui qui les fait vivre dans l’idéal, dans le monde de la pensée où tout est noble et pur ; l’art, c’est comme une patrie au-dessus de la patrie terrestre, et ceux qui ont l’honneur d’être citoyens de cette patrie-là doivent s’en rendre dignes en lui sacrifiant tout ! Te consacrer à l’art, je te le dis, c’est là ta destinée, c’est là ton devoir ! »

Ambroise était fasciné. Était-ce vrai, ce que lui disait le vieux maître, qu’il était habitué à croire et à respecter ? Y avait-il un autre devoir, plus haut et plus impérieux que celui de prendre un fusil et d’aller se battre ? Il doutait, il examinait ; il était bien près de le désirer. Enfin, balbutiant, sans trop savoir ce qu’il disait : « J’irai vous voir demain, murmura-t-il, nous verrons. »

M. Bardio se contenta de ce demi-consentement, et partit. Il ne voulait pas poursuivre sa victoire, de peur de la compromettre ; il comptait sur les réflexions d’Ambroise pour achever de le décider.

Ambroise était resté la tête basse, perdu dans ses pensées. Il leva les yeux et vit Véronique debout devant lui. Inquiète, elle avait quitté son ouvrage, et elle se tenait là, pâle, triste, attachant sur lui des regards qui cherchaient à lire jusqu’au fond de son cœur. Ambroise, sous ce regard, se sentit honteux de lui-même.

« Qu’en penses-tu ? lui demanda-t-il presque bas et d’une voix tremblante.

— Je croyais que le devoir était le même pour tous, lui répondit-elle. Quand nous n’aurons plus de patrie, la musique pourra-t-elle consoler ceux qui auront laissé tuer la France ?

— Oh ! Véronique ! »

Et Ambroise se jeta sur une chaise et fondit en larmes. Elle se rapprocha de lui.

« Ô mon cher Ambroise ! lui dit-elle en pleurant elle aussi ; tu sais combien je t’aime, toi et ton talent, depuis le temps où nous étions petits, et où je n’ai pas craint de m’exposer pour sauver ton violon. Tu sais bien que si je pouvais aller à la guerre pour toi, j’irais, et que je n’aurais pas peur de mourir. Je n’ai peur que d’une chose, c’est que tu cesses d’être le bon petit Ambroise qui a appris le violon tout seul pour l’amour de son père, et qui est devenu tous les jours meilleur depuis que je le connais. N’écoute pas cet homme-là, Ambroise, ne le crois pas, il ment : il s’est fait une vérité à lui, qui n’est pas la vraie. Non, il n’y a jamais un devoir qui soit opposé à un autre. Le devoir, c’est tout ce qu’on peut faire de bien. Quand la patrie est attaquée et qu’elle appelle ses enfants pour la défendre, il est bien pour ses enfants de prendre un fusil et de partir, et il ne peut pas y avoir de devoir qui contredise celui-là. Que veut-il dire avec son art qui est au-dessus de tout ? Ce qui est au-dessus de tout, c’est la conscience, et elle t’avait dit de partir ! Que veut-il dire encore, des dons que Dieu t’a faits et que tu ne dois pas laisser perdre ? Ce seraient de tristes dons, s’ils servaient à te rabaisser le cœur plus bas que celui de tant de gens qui n’ont pas de savoir ni d’intelligence, et qui vont tout droit où ils doivent aller ! Il parle dans l’intérêt de la France ! Est-ce que son intérêt n’est pas de vivre, avant tout ? Est-ce que Dieu n’est pas capable de donner à un autre le talent qu’il t’avait donné, s’il ne veut pas que ce talent soit perdu ? Toi, cela ne te regarde pas : fais ton devoir et ne t’inquiète pas du reste ! »

Véronique s’était animée peu à peu : ses joues étaient roses et ses yeux étincelaient. Ambroise l’écoutait ; à mesure qu’elle parlait, il devenait honteux d’avoir écouté le vieil artiste, et il baissait les yeux, n’osant pas regarder la jeune fille.

« Ô Véronique, lui dit-il enfin, je crois que tu es mon bon ange. Depuis que je te connais, toutes les fois que j’ai eu de mauvaises pensées, tu t’es mise entre moi et le mal pour m’empêcher de le faire ; tu m’as toujours montré ce qui était bien, et tu m’as donné du courage quand j’en manquais. Si je vaux quelque chose, c’est à toi que je le dois ; mais tu vaux toujours mieux que moi. Je te remercie, et Dieu aussi, qui a voulu que tu fusses là pour me sauver. Demain je partirai ; je n’irai voir M. Bardio que quand mon engagement sera signé, et après… tu peux être sûre que je ferai mon devoir ».

Mlle Léonide rentrait en ce moment.

« Eh bien ? demanda-t-elle.

— Eh bien, mademoiselle, je vous attendais pour vous dire adieu et vous remercier de toutes vos bontés ; car je ne sais pas si je pourrai revenir vous voir ; les engagés sont tout de suite dirigés vers la ville pour apprendre la manœuvre.

— Tu t’engages donc décidément ? Allons, c’est très-bien ! Je n’aurais pas osé te le conseiller : c’est trop grave d’envoyer les gens là-bas ; mais puisque tu y vas de toi-même, je ne peux que te dire : c’est très-bien ! »

Le lendemain, l’engagement d’Ambroise était signé, et deux jours après, ordre arrivait au sous-lieutenant Arnaudeau de réunir les recrues de Chaillé, et de les exercer en attendant qu’on lui fit connaître sa destination. Emmanuel devint donc instructeur, et Ambroise mit à manœuvrer son chassepot le même zèle qu’à manœuvrer son archet. Il quitta Chaillé au bout de quinze jours avec les galons de caporal, et fut dirigé, ainsi que son lieutenant, sur l’armée de la Loire.