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Le Violoneux de la Sapinière/28

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 179-185).

« Que faites-vous donc là ? »

CHAPITRE XXVIII

Un coup de tonnerre dans un ciel pur.

« Comme ceci, mademoiselle Anne, s’il vous plaît : tout est bâti vous n’avez plus qu’à coudre.

— Merci, Véronique, je vais me dépêcher. Nous aurons bien fini pour demain, n’est-ce pas ?

— Certainement, quand je devrais y passer la nuit ; demain je vous ferai une jolie guirlande, et tout sera prêt à l’heure. Beaucoup de marguerites, n’est-ce pas ? avec de petits feuillages légers. Je viendrai vous aider à vous habiller ; je m’en tirerai mieux que Pélagie. Je suis pressée de voir l’effet de cette jolie robe : le rose vous va si bien !

— Emmanuel aime beaucoup le rose, dit Anne, et il sera là : il doit arriver aujourd’hui.

— Est-ce vrai, mademoiselle, qu’il va se mettre à cultiver lui-même les propriétés de M. Arnaudeau ? Je l’ai entendu dire par quelques métayers qui ne sont pas trop contents : ils se défient des écoles d’agriculture et des nouvelles méthodes qu’on en rapporte. Moi, je leur dis que les machines leur épargneront du travail, et sauveront souvent leurs récoltes des orages qui les perdent, parce qu’on n’a pas le temps de les rentrer assez vite. Mais il faut qu’ils voient les choses pour les croire.

— Eh bien, ils verront. M. Arnaudeau, lui, est très-content ; il vient nous raconter tous les projets de son fils, et il nous lit même ses lettres pour nous aider à comprendre, parce que lui, il n’explique pas très-bien les choses. Emmanuel a voyagé pour étudier les méthodes d’agriculture employées dans différents pays, et mon père dit qu’il a tout ce qu’il faut pour réussir. Quand on pense qu’il était si méchant autrefois !

— Oh ! non, pas méchant, mademoiselle ; vif, espiègle, mais pas méchant. Vous rappelez-vous comme il est venu au secours d’Ambroise, la première fois qu’il a joué au préveil de Chaillé ? Un méchant garçon n’aurait pas fait cela.

— Oh ! je ne parle pas de ce temps-là, mais de plus loin encore, quand il cassait mes poupées et tourmentait mes bêtes. Il a bien changé depuis. C’est comme Ambroise, qu’on croyait presque idiot quand il était petit, avec son air chétif et triste, et qui est devenu un artiste, un vrai. M. Bardio, le maître de musique, voudrait qu’il s’en allât à Paris ; il dit que si Ambroise entendait de belle musique et s’il prenait des leçons de quelque grand violoniste, il deviendrait peut-être un homme célèbre.

— Le croyez-vous, mademoiselle ? demanda Véronique en levant ses grands yeux vers Anne avec un air d’inquiétude.

— Pourquoi pas ? Tu sais bien comme il joue de l’orgue : il n’est pas très-fort pour jouer des morceaux difficiles, mais quand il invente des airs, il trouve des choses si belles que cela donne envie de pleurer. Mlle Léonide en est étonnée : elle joue mieux que lui la musique des autres, mais elle n’est pas capable d’inventer comme lui. Est-ce que tu ne serais pas contente, Véronique, s’il devenait célèbre ? C’est à toi qu’il le devrait, car c’est toi qui l’as encouragé au commencement, et qui lui as appris à lire.

— Si c’est pour son bonheur, il faut qu’il parte ! » dit Véronique d’un ton ferme, où il y avait peut-être un peu de tristesse. Et elle ne dit plus rien et continua à coudre avec une grande activité.

Mme Arnaudeau donnait le lendemain un bal à sa fille, qui était venue lui faire une visite de quelques jours, et c’était pour ce bal que Véronique faisait une robe à Anne qui y travaillait elle-même.

Emmanuel avait fini ses études agricoles et revenait s’installer chez son père ; et Ambroise devait le lendemain offrir à toutes les pianistes le secours de son violon pour composer un orchestre entraînant. Il n’allait plus guère faire danser dans les préveils ; il laissait à son père la clientèle de la campagne et jouait surtout dans les maisons et les châteaux : à dix lieues à la ronde, pas un bal ne se donnait sans lui.

De plus, grâce aux leçons de M. Bardio et de Mlle Léonide, il était capable de jouer des duos, et beaucoup de jeunes femmes et de jeunes filles sorties de pension avec un petit talent sur le piano lui faisaient demander de les accompagner ; et quoique ces leçons ne fussent pas payées bien cher, elles augmentaient encore raisonnablement son revenu.

Il avait des économies qui lui auraient presque permis d’aller travailler à Paris, selon les conseils de M. Bardio ; mais il hésitait à se jeter dans l’inconnu, quand la vie était si douce et si facile pour lui en Vendée.

Les deux jeunes filles continuaient à coudre en silence. On était au mois de juillet ; il faisait très-chaud, et Anne avait fermé les persiennes de la salle à manger où elles travaillaient.

Un seul rayon de soleil, pénétrant par un trou de la persienne, traversait la chambre sombre, et y traçait une grande raie de lumière. Cette raie passait entre les deux couseuses, éclairait vivement l’étoffe rose qu’elles tenaient et en renvoyait les reflets sur leurs visages inclinés.

Anne n’avait pas besoin de ces reflets pour paraître elle-même une vraie rose épanouie.

Huit ans avaient fait de la frêle petite fille une charmante femme, grande, fraîche, forte et délicate à la fois, dont l’aspect réjouissait tous les cœurs, tant il y avait de bonté et de gaieté dans ses yeux bleus, sur son grand front blanc et sur ses lèvres souriantes.

Véronique, auprès d’elle, avait presque l’air d’une religieuse, tant son visage paraissait paisible et pâle dans l’ombre de sa coiffe de mousseline. C’était un vrai type de femme vendéenne : petite et brune, très-bien faite, avec de petits pieds et de petites mains, le front uni et large, le nez petit et droit, des yeux noirs étincelants, la bouche un peu grande.

Elle n’était pas belle comme Anne, mais il y avait dans sa physionomie quelque chose d’à la fois calme et résolu qui inspirait de la confiance.

Comme elle avait pris depuis son enfance l’habitude de faire son devoir sans regarder à la peine, elle avait acquis une conscience si clairvoyante qu’en toute occasion elle saisissait du premier coup ce qu’il fallait faire, et n’hésitait jamais entre le bien et le mal, si confus qu’ils fussent pour des esprits qui se croyaient plus éclairés que le sien.

Aussi Mlle Léonide, qui aimait comme son enfant la douce et docile Anne, avait presque du respect pour Véronique, et il lui arrivait de demander conseil à cette paysanne de dix-huit ans.

En ce moment, tout en pensant, comme M. Bardio, qu’Ambroise était capable d’arriver très-haut si on lui en fournissait les moyens, elle hésitait à lui conseiller de partir, dans la crainte d’affliger Véronique en la séparant de son ami d’enfance. Véronique, elle, ne songeait pas au chagrin qu’elle aurait : elle ne pensait jamais à elle-même.

Elle s’occupait de calculer si elle pourrait, sans faire tort à sa mère, distraire une partie de ses épargnes pour aider Ambroise à aller à Paris.

Un grand coup de sonnette fit tressaillir les deux jeunes filles. On entendit une voix qui demandait le docteur, et en même temps Pélagie qui se récriait avec toutes sortes d’exclamations sur la bonne mine du visiteur.

« Est-il grand ! est-il beau garçon ! il a de la barbe comme un homme ! Ah çà ! j’espère que vous n’allez plus quitter Chaillé maintenant ? Entrez, entrez donc ! C’est Anne qui sera contente de vous voir. Elle n’était pas là quand vous êtes venu il y a deux ans, elle avait accompagné Mlle Brandy qui allait boire je ne sais quelle eau bien loin d’ici, parce qu’elle était malade. Vous ne reconnaîtrez pas Anne : elle a presque la tête de plus que moi, et il n’y a pas une aussi jolie fille parmi toutes les demoiselles du pays. »

Ce disant, Pélagie ouvrit la porte de la salle à manger et introduisit un grand jeune homme, bronzé par l’air et le soleil, qui salua Anne avec aisance en lui disant :

« Pélagie se trompait, mademoiselle, je vous aurais reconnue partout, malgré les quatre ans que vous avez si bien employés.

— Emmanuel ! s’écria Anne en s’élançant vers lui. Je suis bien contente de vous voir, et Véronique aussi : n’est-ce pas, Véronique ? Mais pourquoi m’appelez-vous mademoiselle ? vous disiez Anne autrefois, quand j’allais dans la grange vous lire Andromaque et Hector.

— Puisque vous le permettez, je dirai Anne : vous savez que je ne suis pas cérémonieux par nature. Vous travaillez ? je ne veux pas vous déranger, je vais m’asseoir ici, près de vous. Que faites-vous donc là ?

— C’est une robe pour le bal de demain. Avez-vous souvent été au bal depuis quatre ans ?

— Jamais ! j’ai fait ma société des veaux, vaches, bœufs, moutons, porcs et autre bétail. Je vous réponds que je sais les gouverner, à présent : vous verrez mes élèves, dans deux ou trois ans d’ici, et les belles récoltes que je ferai. C’est là qu’est le bonheur ! et quand je pense que ma mère voulait faire de moi un avocat !

— Vous n’avez donc plus envie d’être militaire, et d’avoir un beau casque à panache, comme feu Hector ? demanda Anne en riant.

— Foin des casques, des panaches, des galons et des pompons ! Le sot métier que de tuer des gens qui ne vous ont rien fait, ou de se faire tuer par eux ! Je veux labourer mes champs et vivre en paix, et, l’hiver, relire Homère au coin du feu. Les héros ne sont bons qu’à servir de sujets de poëme… »

La porte s’ouvrit brusquement, et Ambroise entra comme un fou.

« Qu’y a-t-il donc ? s’écria Véronique.

— Ah ! pardon, mademoiselle… monsieur… je ne sais plus où j’en suis, ma pauvre mère m’a fait perdre la tête avec son chagrin. Mais vous ne savez donc rien ! vous n’avez donc pas vu les journaux ? —

— Savoir quoi ? dirent les trois autres en chœur.

— On a déclaré la guerre à la Prusse. »

La guerre ! ce mot terrible fut accueilli avec stupeur. La guerre ! à quoi bon ? qui est-ce qui la désire dans les campagnes ? Anne et Véronique songeaient aux pauvres gens des frontières, aux chaumières brûlées, aux champs dévastés, aux familles en deuil et sans asile.

Emmanuel, qui venait de faire sa profession de foi quant au métier de soldat, n’avait pas grand’chose à y ajouter. Depuis plusieurs jours, occupé de son retour au pays, il n’avait pas lu de journaux, et il ne comprenait pas quel motif avait pu amener cette catastrophe.

« Mais est-ce bien sûr ? demanda-t-il enfin.

— Trop sûr ! Je suis allé ce matin à la ville avec mon frère : la nouvelle était toute fraîche, et le préfet faisait afficher des proclamations pour prouver que nous étions insultés et que nous devions nous venger. Il y avait déjà des groupes d’ivrognes qui couraient dans les rues en criant : à Berlin ! Les gens qui n’ont ni parents ni amis dans l’armée restaient assez tranquilles ; on voyait que ça ne les touchait guère, l’idée d’avoir été insultés à deux ou trois cents lieues d’ici par des gens qu’ils ne connaissent pas. Mais ceux qui ont des parents militaires étaient dans la consternation. Figurez-vous qu’on appelle la garde mobile. Mon frère, que j’avais racheté il y a quatre ans, va être obligé de partir. Quand il a su cela, il est devenu pâle comme un mort, et j’ai eu bien de la peine à l’empêcher d’aller boire pour s’étourdir. Je l’ai ramené à la maison, et là nous avons eu une scène de ma pauvre mère ! En a-t-elle dit des injures à la Prusse, au gouvernement, et même à moi, comme si c’était ma faute ! Elle m’en voulait presque de n’être pas soldat aussi, et elle s’est tout à fait fâchée contre mon père qui lui disait : Tu devrais être contente de ce qu’on te laisse un garçon sur deux. Je suis parti, j’en avais la tête perdue. Mais c’est terrible, cette guerre. »

Anne ne l’écoutait plus depuis qu’il avait dit : « On appelle la garde mobile. » Elle regardait Emmanuel, qui avait l’air sérieux et contrarié.

« Allons, dit-il d’un ton qui cherchait à être gai, il était écrit que je serais soldat. À revoir, Anne ; je reviendrai vous dire adieu en uniforme avant de partir.

— Et toi ? demanda tout bas Véronique à Ambroise.

— Lui, dit Emmanuel, il lui manque quelques semaines d’âge pour être soldat ; il faut espérer que la guerre sera finie l’an prochain, quand sa classe sera appelée. Adieu, je vais trouver mon père. Pauvre homme ! il était si heureux de mon retour ! J’aime autant qu’il apprenne cela par moi que par un autre. »

Anne ne dit rien ; elle lui tendit la main avec un faible sourire, et le regarda s’en aller.

Ambroise sortit après lui, et les deux jeunes filles restèrent seules.

Véronique cousait, les yeux baissés ; Anne tenait une aiguille, mais ses mains tremblaient.

« Je vais serrer cette robe rose, dit-elle enfin ; il n’y aura certainement pas de bal demain : bien sûr, personne en France ne doit avoir envie de danser. »