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Le Violoneux de la Sapinière/31

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 205-212).

« C’est bien la peine de dépenser son vin. »

CHAPITRE XXXI

Voilà le facteur !

« Femme, voilà le facteur ! cria Julien Tarnaud.

— Est-ce une lettre de Louis ? demanda la Tarnaude en arrivant bien vite du fond de la cour où elle donnait la pâtée à ses gorets. — Il faut dire que Louis était prisonnier en Allemagne.

— Non… c’est de l’armée de la Loire, à ce que dit le facteur. La lettre vient du Mans. Donne un verre à ce brave homme, qu’il trinque avec nous à la santé de nos enfants.

— C’est bien la peine de dépenser son vin pour une lettre de cet écervelé d’Ambroise, » marmotta la Tarnaude en apportant le verre demandé.

Julien tournait et retournait la lettre.

« Elle est épaisse, dit-il, il y en a long dedans. Je m’en vais à Chaillé voir si Mlle Brandy a le temps de me la lire, ou le docteur, ou Mlle Anne. Je suis pressé de savoir s’il n’a pas de mal.

— Eh ! bien sûr qu’il n’a pas de mal, puisqu’il écrit. Tu feras mieux de fendre ton bois ; je n’en ai pas pour deux jours de ce qui reste. Tiens, d’ailleurs, voilà la petite Tessier qui arrive me rapporter des chemises que je lui ai données à arranger ; elle te lira ça. »

Véronique entra, dit poliment « bonjour la compagnie », remit les chemises à la mère Tarnaud, et lui demanda s’il n’y avait rien à faire pour son service. À cette question, ce fut Julien qui répondit :

« Voilà une lettre de mon gars qui vient d’arriver ; Véronique : voulez-vous nous la lire ? »

La mère Tarnaud, au lieu de retourner à ses gorets qui grognaient, s’installa auprès de la fenêtre avec son tricot, preuve qu’elle avait tout aussi grande envie que son mari d’entendre la lettre. Véronique prit la lettre, s’assit pour mieux la lire, et se mit à la parcourir rapidement. Puis, relevant ses yeux qui brillaient de joie et d’attendrissement :

« Il y a de bien belles choses, père Tarnaud, dit-elle. Écoutez, vous allez voir.

« Mon cher père, disait Ambroise, je ne tarderai pas à revenir au pays, et je n’aurais jamais cru, si on me l’avait dit quand je suis parti, que cela me ferait plus de chagrin que de plaisir. On vient de nous annoncer qu’on a conclu un armistice, ce qui veut dire qu’on s’arrête de se battre, et il paraît qu’au bout de l’armistice on fera la paix, mais une triste paix qui nous coûtera cher, et que nous serons bien obligés d’accepter, puisque nous ne pouvons plus nous défendre. Enfin, pour ce qui est de nous, je suis encore heureux de m’en être tiré avec mes bras et mes jambes, et de revoir la Sapinière. »

— Alors, si on a la paix, les prisonniers reviendront ! dit la Tarnaude en relevant le nez de dessus son tricot.

— Eh ! sans doute, répliqua Julien, et Louis sera ici pour la fenaison, et même plus tôt. Laisse donc lire la lettre d’Ambroise. » Véronique continua :

« À présent que j’ai le temps, je veux vous raconter une aventure qui m’est arrivée il y a trois semaines à peu près. C’était pendant notre retraite ; nous nous battions presque tous les jours, et nous étions bien contents quand nous pouvions nous arrêter la nuit pour dormir. Cette nuit-là, on me donna un billet de logement pour la maison d’un riche propriétaire, à deux cents pas de Troô, un gros village où il n’y a plus que des ruines à présent. J’étais avec d’autres sous-officiers. Toutes les portes étaient ouvertes, j’entre : personne
Véronique prit la lettre.
nulle part. Enfin je trouve dans une petite chambre deux femmes qui pleuraient. Je montre mon billet. Une des femmes, une grande belle jeune demoiselle, se lève et me dit : « Venez, monsieur le sergent, je vais voir si les Prussiens nous ont laissé de quoi vous donner à souper ; nous, nous n’avons plus besoin de rien. » Les camarades me rejoignent ; nous questionnons la demoiselle, et elle nous raconte que des uhlans sont venus dans la journée, qu’ils ont fouillé toute la maison, et qu’y ayant trouvé un fusil de chasse, ils sont entrés en fureur et ont emmené son père comme otage, pour le fusiller si l’on tirait sur un des leurs. « Ils ont dit aussi, ajoutait la pauvre demoiselle, que nous saurions bien quand ils l’auraient fusillé, parce qu’ils reviendraient mettre le feu à notre maison. Tous nos domestiques se sont sauvés, et je suis restée seule avec ma grand’mère qui ne peut pas marcher ; ils nous tueront toutes les deux ensemble quand ils auront tué mon pauvre père. Ô monsieur le sergent ! ils l’ont arraché de son lit, et ils l’ont emmené à moitié vêtu, par ce froid, malade et tremblant de fièvre. Je voulais aller avec lui, ils m’ont repoussée. Que Dieu les punisse ! »

» La pauvre demoiselle pleurait comme une Madeleine, et cela fendait le cœur. Je vis que les camarades étaient aussi attendris que moi, et je pensai qu’on pourrait peut-être sauver son père. Seulement il fallait se dépêcher ; nous n’avions pas tiré sur les uhlans, c’est vrai, puisqu’ils avaient déguerpi rien qu’au bruit de notre arrivée ; mais on pouvait avoir tiré sur eux dans d’autres endroits, et ils étaient bien capables de se tromper d’otages.

« Savez-vous où ils ont emmené votre père ? dis-je à la demoiselle. — J’entends un peu l’allemand, répondit-elle, et j’ai cru comprendre qu’ils passeraient la nuit à la Gauchère : c’est à deux lieues d’ici, sur la route de Montoire. »

» Je m’en allai demander à mon capitaine la permission de tenter l’expédition, et je pris avec moi vingt-cinq hommes de bonne volonté. Nous partîmes au pas accéléré, et neuf heures sonnaient lorsque nous aperçûmes les lumières de la Gauchère.

» Il n’y avait pas moyen d’entrer dans le village par la grand’route ; naturellement les Prussiens avaient des sentinelles en avant de leurs postes. Mais la demoiselle, qui avait voulu venir avec nous, nous fit passer par un petit chemin creux que les Allemands n’avaient pas su trouver, et qui nous amena à travers des jardins juste au milieu du village.

» Là, nous restâmes tapis derrière un mur, qui heureusement avait un trou tout exprès pour nous permettre de voir ce qui se passait sur la place, devant l’église.

» Les uhlans avaient fait un grand feu et se chauffaient à leur aise ; ils mangeaient et buvaient, se croyant bien gardés par leurs sentinelles.

» Il y avait sur la place plusieurs arbres, et au plus gros de ces arbres ils avaient attaché un homme dont le feu éclairait la figure pâle et les cheveux gris. Il les regardait courageusement, mais ses dents claquaient de froid, car il n’était vêtu que d’une chemise, d’un gilet et d’un pantalon, et l’on voyait qu’il avait de la peine à se tenir debout, malgré les cordes qui lui passaient sous les bras et qui l’attachaient à l’arbre. La pauvre demoiselle me serra le bras en me disant à l’oreille : Mon père. Je lui dis de se rassurer et de rester cachée, et je donnai le signal à mes hommes.

» Nous sautâmes tous à la fois par-dessus le mur, et nous courûmes aux Prussiens en poussant de grands cris pour leur faire croire que nous étions beaucoup. Ils furent surpris, et, comme ils ne sont pas vifs dans leurs mouvements, ils n’eurent pas le temps de tirer seulement un coup de fusil avant d’en voir par terre une douzaine des leurs. La bataille s’engagea ; il faisait trop nuit pour que les Prussiens vissent combien nous étions, et d’ailleurs chacun de nous tapait pour deux. Ceux qui étaient dans les maisons, et qui arrivaient tout effarés, voyant que leurs camarades avaient le dessous, et croyant avoir affaire à tout un régiment, couraient chercher leurs chevaux pour se sauver ; — c’est leur habitude de ne jamais se battre quand ils ne sont pas les plus forts.

» La demoiselle n’avait pas pu se décider à rester cachée derrière le mur, comme je le lui avais dit ; elle était accourue à notre suite, et s’était jetée au cou de son père, qu’elle essayait de délier quand un uhlan l’aperçut et étendit son pistolet vers elle pour lui casser la tête. Mais ce fut la sienne qui y resta, car je la lui fendis d’un bon coup de crosse, et son pistolet, qui était un grand revolver, me servit à en jeter à bas deux ou trois autres ; c’était utile, car nous n’avions pas beaucoup le temps de recharger nos armes. En un quart d’heure, tout fut fini. »

Comme nous allions partir, mes hommes découvrirent dans des écuries quatorze chevaux que les uhlans n’avaient pas eu le temps d’emmener ; c’était de bonne prise. Chacun des hommes valides se chargea d’un cheval, et prit en croupe, soit un camarade, soit un de nos blessés (il y en avait quatre). Moi, j’eus le vieux monsieur. Je lui donnai ma capote pour le réchauffer, et je me l’attachai en croupe avec une courroie passée autour de lui et de moi, comme on fait chez nous pour les femmes ; il ne pouvait plus se tenir. Sa fille monta à elle seule un cheval, et resta près de lui tout le temps de la route.

» À moitié chemin, nous rencontrâmes un détachement que le capitaine envoyait savoir de nos nouvelles, et qui nous ramena en triomphe avec nos chevaux. La vieille dame ne faisait que se désespérer ; aussi on n’a pas idée de sa joie quand elle revit son gendre et sa petite-fille.

» Nous avons eu depuis bien d’autres affaires, et je ne pensais plus à celle-là ; mais il paraît que le monsieur que nous avons tiré des griffes des Prussiens est le frère d’un général, qu’il lui a raconté ce que j’avais fait, que le général a demandé des notes sur ma conduite pendant toute la guerre ; et voilà pourquoi, mon cher père, je viens ce matin de recevoir la croix d’honneur. Je te prie de le faire savoir à Mlle Léonide, à M. le docteur, et surtout à Véronique ; je ne serais pas fâché non plus qu’on le dît à M. Bardio. Un ménétrier décoré ! cela fera-t-il de l’effet dans le pays ! J’espère que ma mère sera contente quand elle me donnera le bras et que les postes nous porteront les armes ! En attendant, je vous embrasse tous les deux. A-t-on des nouvelles de Louis ? Monsieur Emmanuel se porte bien.

» Votre fils affectionné,
» Ambroise Tarnaud. »

Pour le coup la Tarnaude était vaincue. Ambroise décoré ! Quelle gloire ! Elle pleurait à chaudes larmes et s’essuyait les yeux du coin de son tablier ; Louis n’occupait plus que la seconde place dans son cœur. Pour Julien Tarnaud, il pouvait mettre dans ses souvenirs de bonheur ce jour-là auprès de celui où Ambroise avait si glorieusement dévoilé son talent sur le violon. Et Véronique ! elle était plus fière que s’il se fût agi d’elle-même. Non-seulement elle accompagna le père et la mère Tarnaud à Chaillé pour annoncer avec eux la grande nouvelle aux gens qu’Ambroise désignait dans sa lettre, et même à bien d’autres, mais encore elle prit toute seule la route de la ville pour aller dire à M. Bardio qu’Ambroise avait la croix, tout aussi bien que s’il eût été le plus grand artiste de France. Le vieux maître s’en réjouit ; mais il faut avouer qu’il se réjouit encore plus de savoir son élève sain et sauf et mis à l’abri des coups par l’armistice.