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Le Violoneux de la Sapinière/32

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 213-218).

Ce sont bien eux !

CHAPITRE XXXII

Retour au pays.

Par une belle journée de printemps, toute la population de Chaillé s’était portée en avant du bourg, sur la route qui mène à la Roche-sur-Yon et non-seulement les gens de Chaillé, mais encore ceux des environs qui avaient un fils à l’armée. On y voyait le père et la mère Tarnaud, qui avaient mis la clef sous la porte à la Sapinière pour venir attendre Ambroise ; on y voyait la famille Arnaudeau, y compris Sylvanie, qui portait le deuil de la patrie avec beaucoup de volants, de garnitures, de retroussis, de fleurs, de plumes, de broches, de colliers, de pendeloques et autres ornements, le tout d’un noir irréprochable ; on y voyait Anne, qui n’était pas en deuil, mais qui portait une vieille robe, ayant dépensé pour les malheureux que la guerre avait faits tout l’argent destiné à sa toilette ; on y voyait aussi Mlle Léonide, Véronique et sa mère. Les mobiles arrivaient ce jour-là, et ils avaient voulu venir tous ensemble, à pied, depuis la Roche-sur-Yon : c’était leur dernière étape ; et tous les yeux étaient braqués sur la route qui s’allongeait à perte de vue, blanche et poudreuse, à travers les champs verdoyants, disparaissant dans un pli de terrain pour reparaître un peu plus haut. Enfin un nuage de poussière apparaît là-bas, près du dernier moulin : si c’étaient eux ! On ne voit plus rien : la route descend à cet endroit-là. Quelque chose reparaît sur le haut de la pente : c’est un groupe nombreux : ils approchent, ce sont bien eux ! dans peu d’instants on pourra les reconnaître. « Je vois le lieutenant, s’écrie Anne ! il marche en avant, un peu sur le côté ; et Ambroise, je le vois aussi ! » Toute la foule se précipite au-devant d’eux, et pendant quelques moments c’est une confusion d’embrassades, de poignées de main, de paroles tendres et joyeuses ; on se dédommage de la longue et triste séparation, et chaque soldat, son père à son côté, sa mère ou sa sœur pendue à son bras, ses petits frères portant son bagage, s’achemine vers son logis. Il faut s’arrêter encore pourtant : en arrière du groupe des heureux qui emmènent leurs fils, un autre groupe attend tristement les voyageurs. Là aussi on les embrasse, on leur serre la main, on leur dit : « Dieu soit béni pour vous avoir conservés ! » mais on ajoute en pleurant : « Mon pauvre Jacques ! mon pauvre Pierre ! mon pauvre Alexandre ! vous l’avez vu tomber ? a-t-il beaucoup souffert ? a-t-il parlé de nous avant de mourir ? savez-vous où il est enterré, et si l’on a mis une croix sur lui ? » Les jeunes gens répondent d’une voix émue, en se découvrant au souvenir des morts. Demain on priera pour eux dans la vieille église, et leurs frères d’armes y viendront.

On se sépare, et chaque famille s’en va fêter le retour du soldat ; mais les fêtes ne sont pas gaies : après les premiers instants de joie on se remet à penser à ce qu’on a perdu, et les jeunes gens ne peuvent se consoler que cela ait fini ainsi.

Laissons la Tarnaude placer devant Ambroise une soupe aux choux toute fumante et un poulet gras, — elle en réserve un autre pour Louis, qui doit être en marche pour revenir d’Allemagne, — et entrons chez le bon M. Arnaudeau. Martuche est bien allée avec les autres au-devant d’Emmanuel ; mais tout en l’attendant, tout en l’embrassant, elle n’avait pas l’esprit tranquille ; elle était tourmentée par la crainte que son pot-au-feu cessât de bouillir ; et Martuche rêvait pour le retour d’Emmanuel un bouillon comme on n’en aurait jamais vu. Elle est rassurée ; son feu ne s’est pas éteint, et le bouillon frémit tout doucement. À la broche maintenant le dindon engraissé avec tant de soin, et truffé dès la semaine dernière par la prévoyante Martuche ! Les entrées mijotent avec un fumet exquis : voici un canard aux olives, un civet de lièvre dont on se lèchera les doigts, un fricandeau si tendre qu’on n’aura qu’à lui montrer le couteau pour qu’il se range en tranches sur sa litière d’oseille, un filet de bœuf aux champignons, lardé, doré, pénétré de jus et glacé de sauce. Voici la salade ; et Martuche a été chercher Véronique pour y disposer avec goût des cercles et des arabesques de bourrache, de capucines et de cerfeuil haché. Ses entremets, ses crèmes, ses gâteaux, son dessert, ornent le buffet ; on y voit jusqu’à des pommes et des poires de la dernière saison, un miracle de conservation. « Ce sera un dîner dont on parlera longtemps, dit Martuche à Véronique ; et je n’en ferai qu’un plus beau dans toute ma vie : ce sera le dîner de noce de M. Emmanuel.

— Est-ce qu’il va se marier ? demanda Véronique.

— On ne me l’a pas dit, mais j’ai mon idée, et s’il me charge de lui choisir une femme. Quand je dis ça, je sais bien qu’il ne m’en chargera pas ; mais ça se pourrait bien qu’il eût la même idée que moi. Enfin, suffit. Vous verrez, Véronique, si vous ne serez pas chargée de faire la robe de la mariée. »

Véronique souriait ; elle avait son idée, elle aussi, et c’était la même que celle de Martuche. Pourquoi ne serait-ce pas aussi celle d’Emmanuel ?

Le dîner fut superbe, et Martuche y acquit une gloire qui rayonna jusqu’à ses vieux jours. Les convives, du reste, étaient dignes de le manger : c’étaient M. le maire, M. le notaire, cousin des Arnaudeau, M. le vicomte de Montadille, qui avait daigné quitter Nantes pour cette occasion et venir secouer à l’anglaise la main de son beau-frère qu’il appelait « cher » et « bon ».

C’était encore Mlle Léonide, le docteur, et sa fille Anne, qui se trouva, on ne sait comment, assise entre le maître de la maison et son fils.

On parla de la guerre, de la paix, des événements, on revint sur les fautes commises, on se plaignit, on accusa celui-ci et celui-là. Mlle Léonide mit fin aux lamentations en frappant sur la table.

« Tout cela est, si je peux m’exprimer ainsi, dit-elle, de la moutarde après dîner. Ce n’est pas que je veuille vous dire de passer l’éponge sur la dernière année, d’oublier tout et d’accorder une amnistie complète aux traîtres, aux lâches et aux imbéciles, non : il faut garder la mémoire pour se garer d’eux désormais ; mais il faut penser à l’avenir plus encore qu’au passé, et y travailler de tout son cœur, chacun selon ses forces. Qu’est-ce que vous allez faire, Emmanuel, à présent que vous voilà revenu ?

— Mademoiselle, vous parlez d’or : c’est précisément ce que j’allais dire. Je vais pendre mon sabre, mes pistolets, et autres outils meurtriers au mur de ma chambre où ils formeront une belle panoplie ; je prierai ma mère d’enfermer mon uniforme dans une malle avec de la lavande pour le préserver des mites, et dès demain je chausse des sabots pour faire le tour de nos terres. Les bestiaux manquent, j’en élève ; je donne à chaque terrain la culture qui lui convient, je travaille du matin au soir, j’obtiens des produits superbes, et je me rends utile à mon pays, selon mes moyens, comme vous le disiez. Approuvez-vous ?

— Complétement !

— Et moi aussi ! dit M. Arnaudeau.

— Moi aussi, répéta Mme Arnaudeau : de cette façon, tu ne nous quitteras plus. J’avais pourtant pensé qu’avec ton grade tu aurais peut-être envie de rester militaire, et…

— Ma bonne mère, tu peux te rappeler que je t’ai priée de mettre de la lavande dans mon uniforme pour le préserver des mites. Ceci indique que je le reprendrai au besoin. Mais quant à faire mon métier d’être militaire, cela n’est pas plus dans mes goûts qu’avant la guerre. Considère-moi donc tout simplement comme un bon fermier. »

M. le vicomte et Mme la vicomtesse de Montadille firent une petite moue ; mais les autres convives paraissaient très-contents. M. Arnaudeau était aux anges.

« Maintenant, reprit Emmanuel, comme on n’a jamais vu un fermier sans fermière… »

Il s’arrêta un instant pour regarder les visages. Son père riait de tout son cœur, Mlle Léonide souriait, Mme Arnaudeau ne semblait pas mécontente, et regardait fixement Anne, qui regardait son assiette.

Emmanuel recommença.

« Comme on n’a jamais vu un fermier sans fermière, je te prie, mon cher père, de vouloir bien demander à monsieur le docteur de me céder Mlle Anne, si toutefois elle veut bien consentir à être la reine de ma maison, de mes étables, de mes basses-cours et de tous leurs habitants.

— Tout de suite, mon garçon ! s’écria M. Arnaudeau radieux. Une si bonne fille ! jamais tu ne pourras trouver une meilleure femme. Docteur, vous ne me la refuserez pas, n’est-ce pas ? vous savez bien que mon garçon la rendra heureuse ! »

Et l’excellent homme s’était levé, il avait pris dans ses deux mains la fine taille d’Anne, et l’avait à moitié portée, à moitié traînée vers le docteur. Anne riait et pleurait à la fois ; mais elle ne dit point non lorsque son père lui demanda tout bas : « Veux-tu ? » Et quand elle fut revenue à sa place, fêtée par tous les convives, elle dit à Emmanuel avec un petit air grave de maîtresse de maison :

« Emmanuel, vous m’apporterez vos livres de la ferme-modèle, pour que je les étudie : je ne veux pas être une fermière pour rire.

— Je savais bien, moi, dit Martuche qui arrivait avec un énorme gâteau, que Véronique aurait bientôt une robe de noce à faire. Allons, mademoiselle Anne, je mets le gâteau devant vous, vous allez le couper, pour qu’on voie si vous êtes bonne à marier. »

On rit, et Anne embrassa gaiement Martuche, ce qui ne laissa pas de scandaliser un peu M. le vicomte et Mme la vicomtesse. Mais on ne peut pas contenter tout le monde. Inutile de dire que le gâteau fut très-bien coupé.

Dès le lendemain, comme il l’avait dit, Emmanuel chaussa des sabots et s’en alla avec son père examiner leurs propriétés. On décida l’achat de quelques landes qui confinaient aux champs de blé, et l’on choisit à mi-côte l’emplacement de la ferme. Emmanuel fit venir des ouvriers, donna des plans, et dicta une foule de dispositions. Il fit venir aussi des machines qui étonnèrent un peu les gens du pays ; mais comme il avait l’air de savoir très-bien ce qu’il voulait, on lui obéit.

La maison s’éleva rapidement : il fallait qu’elle fût bâtie avant l’hiver, et Anne la voyait déjà en rêve, blanche, claire et gaie, avec des rideaux de mousseline partout, de la verdure par derrière, un parterre par devant, les bâtiments de la ferme du côté de l’est, et comme perspective, les maisons de Chaillé groupées en bas de la colline, et l’Yon serpentant entre les prairies. Les landes se défrichaient, les machines fonctionnaient, tout allait à merveille.

Sylvanie et son mari étaient retournés à Nantes, se trouvant dépaysés à la campagne, et personne ne les avait regrettés, pas même Mme Arnaudeau, qui se trouvait très-bien chez eux, mais qui était un peu gênée de les avoir chez elle, où elle ne pouvait jamais les contenter. D’ailleurs, tout en continuant à penser que Sylvanie était une femme supérieure, très-supérieure à Anne assurément, elle se laissait peu à peu gagner par la grâce et la simplicité de cette dernière, qui lui parlait avec déférence, au lieu de lui donner à entendre, comme Sylvanie le faisait à chaque instant, qu’elle était bien surannée et bien passée de mode.

Le docteur était le moins heureux dans tout cela. Certes, il était content du sort de sa fille et n’aurait pas désiré un autre gendre ; mais il ne pouvait s’empêcher de songer au vide de sa maison quand Anne n’y serait plus.

Cette idée-là était aussi venue à Anne, et elle en avait parlé à Mlle Léonide, qui s’était mise à rire. Anne, étonnée du manque de sensibilité de la vieille demoiselle, n’avait plus rien dit ; mais elle se promettait bien de mettre tout en œuvre pour décider le docteur à renoncer à ses malades et à venir habiter la Ferme-Neuve : c’est ainsi qu’on avait baptisé sa future habitation.