Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 12

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 182-198).


XII

LES DÉBUTS D’UNE PROSPECTRICE.


À peine débarquées du bateau qui les avait amenées, les deux cousines s’étaient hâtées de se rendre à l’hôpital de Dawson. Accueillie d’une manière paternelle par le docteur Pilcox, Edith prit immédiatement son service, sans plus de gêne ni de trouble que si elle l’avait quitté de la veille.

Pendant ce temps, Jane, allant droit à son but, retirait au bureau de l’Administration un permis de chasse, pêche et mines, qui lui fut délivré en échange d’une somme de dix dollars, parcourait la ville de Dawson et se procurait rapidement l’équipement et le matériel du prospecteur. À midi, c’était chose faite. Elle revenait alors à l’hôpital, transformée de la tête aux pieds.

Ses cheveux noirs réunis au sommet de la tête et dissimulés sous un vaste chapeau de feutre, chaussée de gros souliers fortement encloués, vêtue d’une blouse et d’un pantalon en rude et solide étoffe, elle avait perdu toute apparence féminine et ressemblait à un jeune et alerte garçon.

Les deux cousines déjeunèrent ensemble. Puis, sans rien manifester de l’émotion qu’elles éprouvaient en réalité l’une et l’autre, elles s’embrassèrent comme de coutume, et, tandis qu’Edith retournait à ses malades, Jane se mit résolument en route vers l’aventure et l’inconnu.

Au cours de ses achats elle s’était renseignée, en interrogeant les uns et les autres. De la moyenne des indications recueillies il résultait qu’elle n’avait aucune chance de succès vers le Sud et vers l’Est. C’est dans ces directions que se rencontraient les régions les plus riches et, par suite, les plus courues. Elle pourrait les sillonner longtemps avant d’y trouver un coin inexploité capable de la payer de ses peines.

Vers l’Ouest, au contraire, les rios et les creeks étaient moins connus, et la concurrence y était moins âpre. Peut-être, dans cette direction, lui serait-il possible de s’assurer la possession d’un claim jusque-là négligé, sans s’éloigner outre mesure de la ville.

Jane Edgerton, s’en fiant à son heureuse étoile, quitta Dawson par l’Ouest, et, pic et bissac sur l’épaule, descendit la rive gauche du Yukon.

Où allait-elle ainsi ? En vérité, elle-même n’en savait rien. Elle marchait droit devant elle, ayant, pour tout plan, le projet bien arrêté de remonter la première rivière de quelque importance qui couperait le chemin et d’en explorer soigneusement les rives.

Vers cinq heures du soir, aucun rio ne s’étant encore rencontré qui méritât un autre nom que celui de ruisseau, Jane, un peu lasse, fit une courte halte, et entama ses provisions. Jusque-là elle n’avait aperçu âme qui vive depuis la dernière maison de la ville. Le pays autour d’elle était silencieux et semblait désert.

Son frugal repas terminé, elle allait se remettre en marche, quand une voiture venant de Dawson City déboucha sur le chemin et s’approcha rapidement. C’était une simple carriole, moins encore, une véritable charrette de paysan, recouverte d’une bâche en toile et traînée par un cheval vigoureux. Sur la banquette suspendue par des cordes au-dessus de l’essieu, un gros homme au visage rubicond et jovial s’étalait, en faisant gaiement claquer son fouet.

Une montée assez raide commençant à cet endroit, force fut à la voiture de se mettre au pas. Jane entendit, derrière elle, le cheval frapper le sol d’un sabot ralenti, et les roues grincer à une distance qui lui parut demeurer invariable.

Une voix, un peu épaisse peut-être, mais joyeuse, l’interpella tout à coup :

« Eh ! petiot, disait la voix, que fais-tu par ici ?

À ces mots, prononcés dans un anglais très intelligible, mais d’une incorrection puissamment comique pour une oreille anglo-saxonne, Jane se retourna et toisa son interlocuteur avec tranquillité.

— Et vous ? dit-elle.

La bouche du gros homme se fendit en un large sourire.

Bon Diou ! s’écria-t-il, en aggravant son accent étranger d’un violent accent marseillais, tu n’as pas froid aux yeux, mon jeune coq ! Voyez-vous ce toupet d’interroger les passants ? Serais-tu de la police, mon pitchoun ?

— Et vous ? dit encore Jane Edgerton.

— « Et vous, » répéta plaisamment le conducteur de la charrette. Tu ne sais donc dire que ça, gamin ?.. Ou bien, peut-être faudrait-il être présenté à monsieur ?..

— Pourquoi pas ? répliqua Jane souriant à demi.

— Rien de plus simple, affirma le joyeux personnage en excitant son attelage d’un léger coup de fouet. J’ai l’honneur de te présenter Marius Rouveyre, le plus important négociant de Fort Cudahy. À ton tour maintenant, pas vrai ?

— Jean Edgerton, prospecteur.

La charrette s’était arrêtée net, Marius Rouveyre ayant involontairement tiré sur les guides dans l’excès de sa surprise. Il les lâchait maintenant et se tenait les côtes, en riant à gorge déployée.

Prospecteur !.. bégayait-il au milieu de son rire. Prospecteur, pécaïré !.. Tu veux donc te faire manger par les loups ?.. Et depuis combien de temps es-tu prospecteur, comme tu dis ?

— Depuis trois heures, répondit Jane Edgerton rouge de colère. Mais voilà plus de deux mois que je suis en route pour arriver jusqu’ici, et je n’ai pas été mangée, il me semble.

— Juste ! reconnut le gros Marius en redevenant sérieux. C’est vrai qu’il est venu jusqu’ici, ce petit !.. N’empêche que tu as choisi là un fichu métier… Le pauvre !.. Tiens, ta figure me revient. Tu me plais, bien que tu te redresses un peu trop sur tes ergots… J’ai justement besoin d’un commis, et, si tu veux la place… Voilà qui vaudrait mieux que la prospection !

— Commis ?.. interrogea Jane. Commis de quoi ?

— De tout, affirma Marius Rouveyre. Je fais tous les commerces. Mon magasin, ma voiture même contiennent absolument de tout. Tu ne pourrais t’imaginer ce qu’il y a dans ces caisses-là. Fil, aiguilles, épingles, ficelle, jambons, papier à lettre, saucissons, corsets, conserves, jarretières, tabac, vêtements d’homme et de femme, casseroles, chaussures, etc. Un vrai bazar ! Dans ce carton, c’est un chapeau haut-de-forme, le seul qui existera à Fort Cudahy. Je le louerai à chaque mariage, et il me rapportera mille fois son prix. Il faudra qu’il aille à toutes les têtes par exemple !.. Dans cet autre, c’est une robe… une robe de bal… et décolletée… et de la dernière mode de Paris, mon cher !

— On vend ces choses-là ici ?

— Si je vendrai ma robe ? Misère de moi, on se l’arrachera ! Celui qui aura trouvé la première grosse pépite l’offrira à son épouse, afin qu’elle écrase les autres de son luxe dans les soirées dansantes de Fort Cudahy… Mais, ça, c’est de la fantaisie… Le sérieux est là, dans ces autres caisses… Champagne, brandy, whisky, etc. J’ai beau en faire venir, il n’y en a jamais assez… Voyons, ma proposition te convient-elle ? Quatre dollars par jour, nourri et logé ?

— Non, monsieur, répondit franchement Jane Edgerton. Je vous remercie, mais je veux suivre mon idée.

— Mauvaise idée, petiot, mauvaise idée, affirma Marius Rouveyre avec conviction. La prospection, ça me connaît. Je peux t’en parler pour l’avoir pratiquée.

— Vous avez été prospecteur ?

— Parbleu ! comme tout le monde ici. On commence toujours comme ça. Mais sur cent il y en a un qui réussit, deux qui changent leur fusil d’épaule, une dizaine qui repartent plus gueux qu’auparavant, et le reste y laisse sa peau… J’ai bien failli être de ceux-là !

— Vraiment ? fit Jane, toujours désireuse de s’instruire.

— Tel que tu me vois, mon petit, reprit Marius, je suis marin, un marin de Marseille, en France. J’avais déjà roulé ma bosse dans les cinq parties du monde, quand je me laissai embobiner par un sacripant que j’eus le malheur de rencontrer à Vancouver où j’étais en relâche. À l’entendre, il n’y avait qu’à se baisser, par ici, pour ramasser des pépites grosses comme la tête. Nous partîmes tous les deux. C’est mon pécule, naturellement, qui paya le voyage, et, naturellement toujours, je ne trouvai ici que misère. Je n’avais plus que la peau et les os, et ma bourse n’était guère plus grasse, quand le mécréant qui m’avait entraîné m’abandonna pour une nouvelle dupe. Cela me permit de réfléchir, et comme Marius n’est pas plus bête qu’un autre, il ne tarda pas à comprendre que tout ce qu’un mineur gagne au Klondike reste au Klondike, dans les tripots, dans les cabarets et dans les magasins où l’on vend cent francs ce qui coûte ailleurs cent sous. Je résolus donc de me faire cabaretier et marchand, et je m’applaudis de mon idée, conclut Marius Rouveyre en se tapotant le ventre avec satisfaction, car ma bourse et moi nous nous sommes arrondis de compagnie !

On arrivait en haut de la côte. Marius arrêta sa voiture

— Décidément, tu ne veux pas ?..

— Décidément, non, dit Jane Edgerton.

— Tu as tort, soupira Marius, qui rendit la main à son cheval.

Mais, presque aussitôt, la voiture s’arrêtait de nouveau.

— Il ne sera pas dit que je t’aurai laissé sur la route coucher à la belle étoile. Marius est assez riche pour rendre service à un petit gars comme toi. Où vas-tu ?

— Je vous l’ai dit : devant moi.

— Devant toi !.. devant toi !.. Tu peux aller longtemps devant toi. Il n’y a pas un seul creek sérieux avant Fort Cudahy. Veux-tu que je te conduise jusque-là ?

— En voiture ?

— En voiture.

— Comment donc !.. J’accepte avec reconnaissance, se hâta de répondre Jane ravie de la proposition.

— Ouste, alors !.. Monte vite !.. Et nigaud qui s’en dédit ! »

Grâce à cette aubaine inespérée, Jane vit le début de son voyage singulièrement abrégé. Le cheval avait le trot allongé. Le 4 juin, à une heure fort tardive, il est vrai, il s’arrêtait à la porte du magasin de Marius Rouveyre.

Celui-ci ne se fit pas faute alors de réitérer ses propositions d’embauchage. Ces trente-six heures passées avec son jeune compagnon avaient augmenté la sympathie qu’il avait tout de suite ressentie pour lui. Son insistance fut vaine. Jane Edgerton entendait exécuter ses projets, et elle se remit en marche dès les premières heures de la journée du 5 juin.

Un affluent du Yukon lui barra bientôt la route. Elle obliqua au Sud-Ouest, et, sans même connaître le nom de cet affluent, en remonta la rive droite.

Toute la journée elle marcha. Tantôt le chemin suivait le bord même du creek, tantôt le caprice d’une montée l’en écartait, et l’eau n’était plus visible alors qu’au bas de ravins dévalant en pente plus ou moins raide.

Jane ne manquait pas de s’engager dans ces ravins et les descendait consciencieusement jusqu’au bout. Peut-être dans l’un d’eux trouverait-elle un coin favorable négligé par ceux qui l’avaient précédée. Mais la fin du jour approcha sans que son espoir fût réalisé. Tout le sol était, ou occupé, ou jalonné de poteaux qui le transformaient en propriétés régulières. Pas un pouce de terrain qui fût res nullius. Les claims succédaient aux claims, sans autre interruption que les points inaccessibles ou manifestement stériles.

D’ailleurs, Jane ne songeait pas à s’étonner de son échec. Comment aurait-il pu en être autrement dans ce pays parcouru par une foule de mineurs et déjà mis en coupe réglée ? Ce n’était plus un désert qui l’entourait. De tous côtés on travaillait, et l’invraisemblable eût été que la moindre pépite ait pu échapper à la sagacité des innombrables chercheurs.

Il fallait aller plus loin, voilà tout. Elle irait donc plus loin, et autant qu’il serait nécessaire.

Vers le soir, un nouveau ravin s’ouvrit à droite de la route. Jane s’y engagea comme elle l’avait fait pour les précédents, et descendit vers le creek en examinant soigneusement le terrain d’alentour. D’aspect plus rude et plus sauvage que les autres, ce ravin ne gagnait la rive qu’au prix de nombreuses sinuosités. Au bout de cent pas, Jane avait perdu la route de vue et n’avait plus devant elle qu’un sentier resserré entre deux hautes murailles de roches et coupé à chaque instant par de larges et profondes crevasses.

Elle se trouvait précisément au bord de l’une de ces excavations et se préparait à la franchir, quand, à un détour du sentier, surgit, à vingt mètres d’elle, un homme dont l’aspect la fit frissonner. C’était une sorte de géant, un colosse hirsute, haut de six pieds ou approchant. La tignasse rouge qui retombait sur son front en mèches épaisses et frisées lui donnait un air bestial qu’aggravait le surplus du personnage. Nez camus, oreilles écartées, lèvres lippues, vastes mains couvertes de poils roux, gros souliers éculés au-dessus desquels flottaient les restes d’un pantalon en loques, c’était une brute sans conteste, mais à coup sûr une brute dont la force devait être prodigieuse.

En s’apercevant mutuellement, Jane Edgerton et l’homme s’étaient arrêtés sur place. Celui-ci sembla d’abord réfléchir, dans la mesure du moins où une telle occupation pouvait lui être permise. Puis il se remit en route d’un pas de bœuf, lourd et solide. À mesure qu’il s’avançait, Jane voyait plus nettement les traits de son visage, et, tandis qu’elle en discernait mieux l’aspect féroce, l’inquiétude tout de suite conçue grandissait.

En quelques secondes, l’homme parvint à la crevasse au bord de laquelle Jane s’était immobilisée comme pour s’en faire éventuellement une défense. Là, il fit halte de nouveau.

Jane saisit son revolver et l’arma. (Page 190.)

Aucun doute n’était désormais possible sur ses intentions. Le regard torve de ses yeux injectés, le rictus qui découvrait ses dents, ses poings énormes crispés pour l’attaque, tout criait la folie du meurtre. Jane saisit son revolver et l’arma.

Comme s’il eût raillé une telle arme maniée par cette main d’enfant, l’homme, de l’autre côté de la crevasse, haussa les épaules, ricana, ramassa rapidement et lança avec violence une pierre qui, d’ailleurs, manqua son but, puis se jeta à corps perdu dans la coupure, qu’il était de taille à franchir en trois bonds. Jane attendait froidement l’ennemi, afin de tirer à coup sûr.

Il n’en fut pas besoin. Dès son premier pas, le géant, glissant sur un caillou, s’était écroulé en poussant un véritable hurlement. Il ne se releva pas.

Qu’était-il arrivé ?.. Jane n’y pouvait rien comprendre. L’assaillant n’était pas mort. Sa poitrine se soulevait, en effet, par saccades et des plaintes s’échappaient de ses lèvres. En tous cas, puisqu’il était hors de combat, le mieux était de remonter le ravin, de regagner la route et de s’enfuir au plus vite.

Un gémissement plus profond arrêta Jane dans sa retraite et ramena son attention sur son adversaire terrassé. Celui-ci était méconnaissable. Les lèvres lippues s’étaient rapprochées et n’avaient plus rien de féroce ; les yeux, tout à l’heure sanglants, n’exprimaient plus qu’une intolérable douleur ; le gros poing s’était ouvert et la main se tendait maintenant en un geste de prière. L’assassin suant le meurtre s’était, comme par un coup de baguette, transformé en un pauvre diable en proie à la plus affreuse misère et devenu subitement plus faible qu’un petit enfant.

« Me laisserez-vous donc mourir ici ?.. dit-il d’une voix rugueuse en assez bon anglais.

Jane n’hésita pas. Toute la pitié de la femme s’éveilla dans son cœur. Délibérément, elle descendit dans la crevasse et s’approcha.

— Ou bien, c’est donc que vous allez me tuer vous-même ?.. gémit alors le malheureux dont les regards éperdus se fixaient sur le revolver que Jane avait gardé à la main.

Simplement, celle-ci remit son arme à la ceinture et continua d’avancer.

— Que vous est-il arrivé ?.. demanda-t-elle. Qu’avez-vous ?..

— Quelque chose de cassé, pour sûr. Ça me tient là… et là… répondit le blessé, en montrant ses reins et sa jambe droite.

— Laissez-moi faire… Je vais voir, dit Jane en s’agenouillant.

Délicatement, avec des gestes doux et précis, elle releva le bourgeron crasseux et le bas du pantalon effiloché.

— Vous n’avez rien de cassé, déclara-t-elle après examen. Ce n’est qu’un « effort » causé par un faux mouvement, lorsque vous avez glissé. Dans un quart d’heure, vous irez mieux.

Sans s’occuper du risque qu’elle-même pouvait courir en se mettant ainsi à portée des larges mains naguère si menaçantes, elle donna méthodiquement ses soins. Massages intelligents, frictions énergiques, ventouses posées à l’aide du gobelet surmontant son bidon de prospecteur, un médecin n’eût pas mieux fait. Le résultat de ce traitement ne se fit pas attendre. Pour cruels que soient un « tour de rein » et un « coup de fouet », ce sont là maux peu graves. Bientôt la respiration revint au blessé. Une demi-heure plus tard, incapable encore de se mettre debout, il était du moins assis, le dos appuyé contre un rocher, et en état de répondre aux questions.

— Qui êtes-vous ?.. Comment vous appelez-vous ? demanda Jane.

Le regard du misérable n’exprimait plus qu’un immense étonnement. Que cet enfant qu’il avait voulu tuer le sauvât maintenant, cela bouleversait toutes ses idées. C’est d’une voix timide qu’il répondit :

— Patrick Richardson, monsieur.

— Vous êtes Anglais ?.. Américain ?..

— Irlandais.

— Prospecteur ?..

— Non, monsieur. Forgeron.

— Pourquoi avez-vous quitté votre pays et votre métier ?

— Pas de travail… La misère… Pas de pain.

— Et ici, avez-vous mieux réussi ?

— Non.

— Vous n’avez pas trouvé de claim ?

— Comment en aurais-je cherché ? Je ne connais rien à tout cela.

— Qu’espériez-vous donc ?

— Louer mes bras.

— Eh bien ?

— J’ai essayé. Les claims sont au complet pour l’instant.

— Où alliez-vous quand vous m’avez rencontrée ?

— Dans l’Est, où je serai peut-être plus heureux.

— Et pourquoi vouliez-vous me tuer tout à l’heure ?

— Toujours la même chose… Je meurs de faim, dit Patrick Richardson en baissant les yeux.

— Ah !.. ah !.. fit Jane.

Après un court silence, elle tira des provisions de son bissac.

— Mangez, dit-elle.

Elle ne fut pas obéie sur-le-champ. Patrick Richardson, d’un regard de plus en plus obscurci, contemplait l’enfant qui venait ainsi à son secours. Le misérable pleurait.

« Mangez ! » répéta Jane.

Le débile colosse ne se fit pas, cette fois, répéter l’invitation. Goulûment, il se jeta sur la nourriture offerte.

Pendant qu’il dévorait, Jane observait son convive inattendu. Bien certainement, c’était un minus habens que Patrick Richardson. Ses oreilles écartées, son prognathisme presque aussi accusé que celui d’un nègre, signaient son irrémédiable infériorité intellectuelle. Mais, en dépit de sa tentative de violence, ce ne devait pas être un méchant. À n’en pas douter, Jane avait devant elle un de ces déshérités du sort, un de ces êtres de misère, épaves des grandes villes, qu’un implacable destin rejette constamment au ruisseau où ils sont nés. En dernière analyse, ses grosses lèvres exprimaient la bonté, et ses yeux bleus avaient un regard naïf plein d’une douceur étonnée. C’était peut-être la première fois qu’il trouvait un peu de compassion sur la dure route de la vie.

Quand Patrick fut restauré, Jane avait achevé ses réflexions.

« Si cela vous convient, je vous prends à mon service, dit-elle en le regardant fixement.

— Vous !..

— Oui, vous aurez dix dollars par jour ; c’est le prix du pays. Mais je ne vous payerai que plus tard, lorsque j’aurai récolté assez d’or pour pouvoir le faire. En attendant, à titre d’acompte, j’assurerai votre nourriture, et, à la première occasion, je vous habillerai d’une manière plus confortable. Ces conditions vous vont-elles ? »

Patrick saisit la main de Jane et y appuya ses lèvres. Il n’était pas besoin d’autre réponse. Ce n’était pas un serviteur que Jane allait avoir en sa personne. C’était un esclave ; c’était un chien.

« Maintenant, reprit-elle, il s’agit de dormir. Je vais tâcher de faire un lit de feuilles sur lequel vous vous étendrez. Demain, il ne sera plus question de votre accident. »

Le lendemain, en effet, après quelques nouvelles passes de massage, Patrick put se remettre en route de bon matin. Certes, la douleur lui arracha plus d’une grimace, quand un mouvement involontaire lui contractait les reins ou la jambe. Il réussit toutefois, en s’appuyant sur l’épaule de son maître, à remonter le sentier sans trop de peine et à regagner la route. Et c’était, en vérité, un bizarre spectacle que celui de ce colosse, dont l’aspect rappelait celui d’un ours de grande taille, guidé et protégé par cet adolescent qui compensait la faiblesse de ses muscles par la fermeté de son âme.

La marche rendit, par degrés, l’élasticité aux membres de Patrick, et bientôt le singulier couple adopta un train plus rapide. Un peu avant midi, on fit halte pour le déjeuner. Jane commença à concevoir quelque inquiétude, en voyant de quelle manière son compagnon faisait disparaître les provisions. Ce grand corps était un abîme qu’il serait bien onéreux de combler !

Vers le soir, un nouveau ravin s’ouvrit sur la droite de la route. Jane et Patrick s’engagèrent dans cette coupée plus large que les précédentes et la descendirent jusqu’à la rivière.

À mesure qu’il en approchait, le ravin s’agrandissait. Sa largeur ne devait pas, au bas de la pente, être inférieure à cinq cents mètres. Là, sa surface était divisée en deux étages bien distincts, le plus haut en amont, le plus bas en aval, par une énorme barrière de rochers perpendiculaire au creek et presque exactement horizontale, barrière qui, sortie du thalweg du ravin, se terminait, à la rive, en un éperon haut d’une dizaine de mètres. Jane examina l’étage inférieur où le hasard l’avait conduite.

C’est la pente régulière du sol de cette partie du ravin qui faisait la hauteur de la barrière de rochers élevée vers l’amont. Ce sol était percé de nombreux puits plus ou moins comblés par les éboulements et, de tous côtés, on apercevait les débris d’un outillage d’orpailleur. C’était manifestement l’emplacement d’un ancien claim.

Que ce claim fût abandonné, nul doute à cela. L’état des puits et du matériel le prouvait avec évidence, et, d’ailleurs, aucun piquet n’en délimitait l’étendue. Il pouvait être intéressant, cependant, le plus gros du travail étant fait, d’en reprendre l’exploitation, et Jane décida qu’elle ferait en cet endroit sa première tentative.

Dès le lendemain, les objets les plus essentiels : seaux, plats, écuelles, achetés à hauts prix dans le voisinage, Patrick attaquait sur son ordre le déblaiement d’un puits, et, moins de vingt-quatre heures après, commençait à en laver les boues, tandis qu’elle-même s’occupait des formalités nécessaires pour obtenir la pose des poteaux indicateurs et pour s’assurer la possession du claim.

Ces formalités furent accomplies en moins de trois jours, mais, au même moment qu’on jalonnait son claim auquel on attribuait le numéro 127 bis, Jane était obligée de reconnaître que, s’il contenait de l’or, ce n’était qu’à dose infinitésimale, et qu’elle n’avait aucune chance d’y faire ample récolte de pépites. Malgré le travail acharné de Patrick, ils ne pouvaient, en raison sans doute de leur inexpérience, laver à deux par vingt-quatre heures plus d’une centaine de plats, dont le rendement moyen n’excédait que de très peu un dixième de dollar. C’était bien juste de quoi payer le serviteur qu’elle avait engagé et assurer sa subsistance personnelle. Si la situation ne s’améliorait pas, elle se retrouverait aussi pauvre à la fin qu’au commencement de l’été.

Avait-elle donc eu tort de s’arrêter en cet endroit ? N’aurait-elle pas dû pousser plus loin et passer la frontière, dont, ainsi qu’elle l’avait appris lors de sa demande de concession, cinq à six cents mètres tout au plus la séparaient ?

Jane avait appris autre chose. Elle connaissait maintenant le nom de la rivière bordant le claim où elle s’essayait au dur métier de prospectrice : le Forty Miles, ce même creek sur la rive duquel était situé le claim 129, voisin du sien, et qui se trouvait sûrement là, derrière cette colline fermant le ravin au Sud-Ouest.

Fut-ce en raison d’un espoir confus, fut-ce par simple entêtement de réussir dans la chose entreprise, Jane, en tous cas, ne voulut pas s’avouer vaincue avant d’avoir lutté jusqu’au bout, et, plus que jamais, s’acharna à laver le plus grand nombre possible de ces plats qui lui donnaient un si maigre profit.

Une après-midi, le 11 juin, elle était, ainsi que Patrick, absorbée comme de coutume dans son travail, au point d’en oublier le reste du monde, quand elle fut interpellée ex abrupto par une voix bien connue :

« Oserai-je, mademoiselle, m’informer de votre santé ?

— Monsieur Skim ! s’écria-t-elle, toute rose d’un plaisir qu’elle ne cherchait pas à cacher.

— Lui-même, dit Summy, en serrant chaleureusement la main qui lui était tendue.

— Ma santé est excellente, monsieur Skim, reprit Jane.

— Et celle de votre claim, mademoiselle ?.. Puisque aussi bien vous avez un claim, à ce que je vois.

— Je vous avouerai, monsieur Skim, que je n’en suis pas enchantée, reconnut Jane moins gaiement. C’est à peine si je recueille de dix à douze cents au plat. À peine de quoi payer mes frais.

— Triste résultat ! fit Summy Skim, qui, d’ailleurs, ne semblait pas autrement affecté d’un tel malheur. Quels sont vos projets ?

— Je ne sais, dit Jane. Aller plus loin… quitter sans doute ce mauvais claim qui m’a coûté plus qu’il ne vaut et où un malheureux hasard m’a conduite…

— Un hasard ? insista Summy. Vous ignoriez donc être notre voisine ?

— Je l’ai appris il y a quelques jours. Mais, quand je me suis arrêtée ici pour la première fois, j’ignorais que ce creek fût le Forty Miles et que votre propriété se trouvât de l’autre côté de cette colline.

— Ah bah !.. fit Summy désappointé.

Après un instant de silence, il reprit :

« Pourquoi, mademoiselle, ne profiteriez-vous pas de ce hasard, puisque hasard il y a ? Avant de vous enfoncer dans les déserts de l’Alaska, il serait bon, ce me semble, d’étudier à fond le coin que vous avez d’abord choisi. Je ne vous offre pas mon concours, car je suis trop ignorant de ces sortes de choses, mais, à cinq cents mètres d’ici, il y a mon cousin Ben Raddle, un ingénieur comme on n’en rencontre pas tous les jours, et, si vous le voulez…

— Un bon conseil est toujours le bienvenu, et j’accepterai volontiers ceux de M. Ben Haddle, dit Jane. Quand il aura examiné mon claim, il verra lui-même ce qu’on en peut espérer.

— C’est donc convenu… Mais, mademoiselle, permettez-moi une question, en attendant, si elle n’est pas trop indiscrète.

— Elle ne l’est pas, affirma Jane à l’avance.

— C’est que je ne vois pas trace de la moindre bicoque ici… Où donc dormez-vous pendant la nuit ?

— En plein air, tout simplement, répondit Jane en riant. Un lit de feuilles, un oreiller de sable. On dort merveilleusement ainsi.

Summy Skim ouvrait de grands yeux.

— En plein air ! se récria-t-il. Vous n’y songez pas, mademoiselle. C’est d’une imprudence !..

— Que non pas ! dit Jane. J’ai deux gardiens, monsieur Skim.

— Deux gardiens ?

— Voici l’un, expliqua Jane en indiquant le revolver passé à sa ceinture… et voici l’autre, ajouta-t-elle en montrant Patrick Richardson, qui, à quelque distance, considérait avec surprise le nouveau venu.

Summy ne paraissait qu’à demi rassuré.

— Ce sauvage ?.. répliqua-t-il. Certes, il est de taille à vous défendre, mais c’est égal !.. vous feriez bien mieux, le travail terminé, de franchir cette colline, et d’accepter l’hospitalité que mon cousin et moi serions si heureux de vous offrir.

Jane secoua négativement la tête.

— Vous avez tort, mademoiselle, vous avez tort, insista Summy. Croyez-moi, ce serait plus sûr… et même, si ce n’était pas plus sûr, ce serait du moins… plus…

— Plus ?..

— Plus convenable, conclut Summy Skim brûlant ses vaisseaux.

Jane Edgerton fronça les sourcils. De quoi se mêlait ce monsieur Skim ? Elle allait vertement répliquer et clouer l’indiscret conseiller par une de ses coutumières sorties sur l’égalité des sexes… Elle n’en eut pas le courage. Summy, qui n’osait plus la regarder en face, avait un air bizarre, à la fois furieux et déconfit, qui lui donna à réfléchir.

Ses lèvres esquissèrent un malicieux sourire aussitôt réprimé, puis, lui tendant la main :

— Vous avez raison, monsieur Skim, dit-elle sérieusement. J’accepte l’hospitalité que vous avez la bonté de m’offrir.

— Bravo ! applaudit Summy. Dans ce cas, soyez bonne jusqu’au bout, mademoiselle. Terminez votre journée un peu plus tôt aujourd’hui, et acceptez-la tout de suite, cette hospitalité. Vous me raconterez vos aventures en route, et dès demain Ben viendra visiter votre claim.

— Comme vous voudrez, concéda Jane, qui appela : « Patrick ! »

— Monsieur Jean ? répondit l’Irlandais.

— Assez travaillé pour aujourd’hui. Nous allons au claim 129.

— Bien, monsieur Jean.

— Ramasse les outils et passe devant.

— Oui, monsieur Jean, fit le docile Patrick, qui, chargé des écuelles, des plats, des pics et des pioches, attaqua pesamment la pente de la colline, à distance respectueuse de Jane et de Summy.

— Monsieur Jean ? interrogea Summy. Il vous prend donc pour un homme ?

— Comme vous voyez, monsieur Skim. Grâce à mon costume de mineur.

Summy considéra le vaste dos du géant, qui marchait devant lui.

— C’est une brute ! affirma-t-il avec une si profonde conviction que, sans savoir exactement pourquoi, Jane Edgerton éclata de rire.