Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 13

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 199-211).


XIII

LE CLAIM 129.


Situé sur la rive droite du Forty Miles Creek, le claim 129 était, comme il a été dit, le dernier du Klondike, et les poteaux qui en marquaient la limite occidentale indiquaient en même temps la frontière alasko-canadienne.

Au delà du claim 129, vers le Sud, entre deux collines peu élevées, s’étendait une prairie verdoyante que bordaient de chaque côté des massifs de bouleaux et de trembles.

Au nord du claim, la rivière promenait ses eaux rapides, d’un étiage alors moyen, entre des berges faiblement inclinées en amont. Mais, sur la rive gauche, une chaîne de hauteurs, venue du Nord et s’infléchissant vers l’aval, les relevait brusquement, presque en face d’une arête de collines plus basses qui, sur la rive droite, courant perpendiculairement au creek, formaient la limite orientale de la propriété de Josias Lacoste. C’est derrière ces collines, au pied de l’autre versant, que Jane Edgerton s’acharnait, depuis près d’une semaine déjà, à son opiniâtre et stérile labeur, au moment où, le 10 juin, les deux cousins arrivèrent enfin au terme de leur voyage.

En maint endroit on apercevait maisons, cabanes ou huttes de propriétaires de claims. Sur un espace de deux à trois kilomètres on pouvait compter plusieurs centaines de travailleurs.

De l’autre côté de la frontière, en territoire américain, existaient des installations semblables, et, en première ligne, la plus proche, celle du claim 131, propriété du Texien Hunter, qui l’exploitait depuis un an et venait de commencer sa seconde campagne.

Que ce Hunter eût, dans le passé, cherché querelle à Josias Lacoste, son voisin, Summy Skim et Ben Raddle, qui connaissaient le personnage, étaient fort enclins à le croire. Hunter en avait été nécessairement pour ses peines. Établie conformément aux règles en usage, la propriété du claim 129 était régulière. Déclaration de la découverte avait été faite, acceptée par l’État et enregistrée dans les délais voulus au bureau du commissaire des mines du Dominion, moyennant une somme annuelle de trente-cinq dollars. De plus, un droit régalien de dix pour cent de l’or extrait devait être perçu, sous peine d’expropriation en cas de fraude. Mais Josias Lacoste n’avait jamais encouru cette pénalité, et, jamais non plus, il n’était tombé sous le coup de la loi, d’après laquelle tout claim non exploité pendant quinze jours au cours de la belle saison fait retour au domaine public. Il n’y avait eu interruption des travaux que depuis sa mort, en attendant que ses héritiers eussent pris possession de leur héritage.

L’exploitation entreprise par Josias Lacoste avait duré dix-huit mois. Elle s’était faite, en somme, sans grand profit, les frais de premier établissement, de personnel, de transport, etc., ayant été assez élevés. En outre, une soudaine inondation du Forty Miles avait bouleversé les travaux et occasionné de grands dommages. Bref, le propriétaire du claim 129 avait à peine couvert ses dépenses, lorsque la mort vint le surprendre.

Mais quel est le prospecteur qui perd jamais l’espoir, qui ne se croit pas toujours à la veille de rencontrer une riche veine, de découvrir quelque pépite de valeur, de laver des plats de mille, deux mille, quatre mille francs ?.. Et peut-être, après tout, Josias Lacoste aurait-il finalement réussi, bien qu’il n’eût à sa disposition qu’un matériel très restreint.

Tous les renseignements relatifs à l’exploitation, les deux cousins les obtinrent de l’ancien contremaître de Josias Lacoste. Depuis le renvoi du personnel, il était resté le gardien du claim, en attendant la reprise du travail, soit pour le compte des héritiers, soit pour celui d’un acquéreur.

Ce contre-maître se nommait Lorique. Canadien d’origine française, âgé d’une quarantaine d’années, et très entendu au métier de prospecteur, il avait travaillé pendant plusieurs années aux gisements aurifères de la Californie et de la Colombie britannique, avant de venir sur le territoire du Yukon. Personne n’aurait pu fournir à Ben Raddle des données plus exactes sur l’état actuel du 129, sur les profits effectués et à en espérer, sur la valeur réelle du claim.

Tout d’abord, Lorique s’occupa de loger du mieux possible Ben Raddle et Summy Skim, qui, vraisemblablement, auraient plusieurs jours à passer au Forty Miles Creek. À un campement sous la tente, ils préférèrent une chambre des plus modestes, propre du moins, dans la maisonnette que Josias Lacoste avait fait construire pour son contre-maître et lui. Bâtie au pied des collines du Sud, au milieu d’un massif de bouleaux et de trembles, elle offrait un abri suffisant, à cette époque de l’année où les grands mauvais temps n’étaient plus à craindre.

En ce qui concerne les vivres, le contre-maître ne serait point embarrassé pour en assurer à ses nouveaux maîtres. Il existe, en effet, dans cette région comme dans tout le Klondike, des sociétés de ravitaillement. Organisées à Dawson City où elles sont approvisionnées par les yukoners du grand fleuve, elles desservent les placers, non sans y recueillir de larges bénéfices, tant en raison des prix atteints par les divers objets de consommation que du nombre des travailleurs employés dans le district.

Le lendemain de leur arrivée au Forty Miles Creek, Ben Raddle et Summy Skim, guidés par Lorique, qui leur racontait les débuts de l’exploitation, visitèrent le claim.

« M. Josias Lacoste, disait Lorique, n’employa pas d’abord son personnel, qui se composait d’une cinquantaine d’ouvriers, au forage des puits sur la rive du creek. Il se contenta de procéder à des grattages superficiels, et ce fut seulement vers la fin de la première campagne que les puits s’enfoncèrent dans la couche aurifère.

— Combien en avez-vous percé à cette époque ? demanda Ben Raddle.

— Quatorze, répondit le contre-maître. Chacun d’eux a un orifice de neuf pieds carrés, ainsi que vous pouvez le voir. Ils sont restés en l’état, et il suffirait d’y puiser pour reprendre l’exploitation.

— Mais, s’enquit à son tour Summy Skim, avant de creuser ces puits, quel profit avait donné le grattage du sol ? Le rendement couvrait-il les dépenses ?

— Assurément non, monsieur, avoua Lorique. Il en est ainsi sur presque tous les gisements, lorsqu’on se borne à laver le gravier et les galets aurifères.

— Vous travailliez seulement au plat et à l’écuelle ? interrogea Ben Raddle.

— Uniquement, messieurs, et il est rare que nous ayons rapporté des plats de trois dollars.

— Tandis que, dans les claims de la Bonanza, s’écria Summy Skim, on en fait, dit-on, de cinq ou six cents !

— Croyez bien que c’est l’exception, déclara le contre-maître, et que si la moyenne est d’une vingtaine de dollars on se tient pour satisfait. Quant à celle du 129 elle n’a jamais notablement dépassé un dollar.

— Piteux !.. piteux !.. insinua Summy entre ses dents.

Ben Raddle se hâta de rompre les chiens.

— Quelle profondeur ont vos puits ?

— De dix à quinze pieds. C’est suffisant pour atteindre la couche où se rencontre ordinairement la poudre d’or.

— Quelle est le plus souvent l’épaisseur de cette couche ?

— Environ six pieds.

— Et combien un pied cube de matière extraite donne-t-il de plats ?

— À peu près dix, et un bon ouvrier est capable d’en laver une centaine par jour.

— Ainsi vos puits n’ont pas encore servi ?.. demanda Ben Raddle.

— Tout était prêt lorsque M. Josias Lacoste est mort. Le travail a dû être suspendu.

Si ces renseignements passionnaient Ben Raddle, il était manifeste que son cousin y prenait aussi un certain intérêt. N’étaient-ils pas de nature, en effet, à lui faire connaître aussi exactement que possible la valeur du 129 ?.. Une question précise fut, à ce sujet, posée par lui au contre-maître.

— Nous avons extrait pour une trentaine de mille francs d’or, répondit celui-ci, et les dépenses ont à peu près absorbé cette somme. Mais je ne mets pas en doute que la veine du Forty Miles ne soit bonne. Sur les claims du voisinage, lorsque les puits ont fonctionné, le rendement a toujours été considérable.

— Vous savez sans doute, Lorique, dit Ben Raddle, qu’un syndicat de Chicago nous a fait des offres d’achat ?

— Je le sais, monsieur. Ses agents sont venus visiter le placer, il y a quelque temps.

— Le syndicat nous a offert cinq mille dollars de la propriété. Est-ce suffisant, à votre avis ?

— C’est dérisoire, affirma catégoriquement Lorique. En me basant sur les résultats obtenus dans les autres claims du Forty Miles Creek, je n’estime pas la valeur du vôtre à moins de quarante mille dollars.

— C’est un beau chiffre, dit Summy Skim, et, ma foi, nous n’aurions pas à regretter notre voyage, si nous en retirions ce prix-là. Malheureusement la vente du claim sera bien difficile, tant que la question de frontière ne sera point résolue.

— Qu’importe !.. objecta le contre-maître. Que le 129 soit canadien ou alaskien, il a toujours la même valeur.

— Rien de plus juste, dit Ben Raddle. Il n’en est pas moins vrai que le syndicat a cru devoir retirer ses propositions malgré le bas prix offert.

— Lorique, demanda Summy Skim, y a-t-il lieu d’espérer que cette rectification soit prochainement terminée ?

— Je ne puis vous répondre qu’une chose, messieurs, déclara Lorique, c’est que la commission a commencé ses travaux. À quelle époque seront-ils terminés ?.. Je pense que pas un des commissaires ne pourrait le dire. Ils sont d’ailleurs aidés par l’un des géomètres le plus en renom du Klondike, un homme d’une grande expérience, M. Ogilvie, qui a relevé avec précision l’état cadastral du district.

— Qu’augure-t-on du résultat probable de l’opération ? interrogea Ben Raddle.

— Qu’il tournera à la confusion des Américains, répondit le contre-maître, et que, si la frontière n’est pas à sa vraie place, c’est qu’il faudra la reporter vers l’Ouest.

— Ce qui assurerait définitivement au 129 la nationalité canadienne, conclut Summy Skim.

Ben Raddle posa alors quelques questions au contre-maître sur les rapports de Josias Lacoste avec le propriétaire du claim 131.

— Ce Texien et son compagnon ? fit le contre-maître. Hunter et Malone ?

— Précisément.

— Ma foi, messieurs, ils ont été fort désagréables, je vous déclare tout net. Ce sont deux chenapans, ces Américains-là. À tout propos, ils nous ont cherché noise, et, dans les derniers temps, nous ne pouvions travailler que le revolver à la ceinture. À plus d’une reprise, les agents ont dû intervenir pour les mettre à la raison.

— C’est ce que nous a dit le chef de la police que nous avons rencontré à Fort Cudahy, déclara Ben Raddle.

— Je crains, ajouta Lorique, qu’il n’ait plus d’une fois encore l’occasion d’intervenir. Voyez-vous, messieurs, on n’aura la paix que le jour où ces deux coquins auront été expulsés.

— Comment pourraient-ils l’être ?

— Rien ne sera plus facile, si la frontière est reportée plus à l’Ouest. Le 131 sera alors en territoire canadien, et Hunter devra se soumettre à toutes les exigences de l’Administration.

— Et naturellement, fit observer Summy Skim, il est de ceux qui prétendent que le cent quarante et unième méridien doit être reporté vers l’Est ?

— Naturellement, répondit le contre-maître. C’est lui qui a ameuté tous les Américains de la frontière, aussi bien ceux du Forty Miles que ceux du Sixty Miles. Plus d’une fois ils ont menacé d’envahir notre territoire et de s’emparer de nos claims. C’est Hunter et Malone qui les poussaient à ces excès. Les autorités d’Ottawa ont fait parvenir leurs plaintes à Washington, mais il ne semble pas qu’on soit pressé de les examiner.

— On attend sans doute, dit Ben Raddle, que la question de frontière ait été tranchée.

— Probable, monsieur Raddle. Jusque-là, il faudra nous tenir sur nos gardes. Quand Hunter saura que les nouveaux propriétaires sont arrivés au Forty Miles Creek, il est capable de tenter quelque mauvais coup.

— Il sait qu’il trouvera à qui parler, déclara Summy Skim, car nous avons déjà eu l’honneur de lui être présentés. »

En parcourant l’étendue du claim, les deux cousins et le contremaître s’étaient arrêtés près du poteau séparant le 129 du 131. Si le 129 était désert, le 131 était au contraire en pleine activité. Le personnel de Hunter travaillait aux puits percés en amont. Après avoir été lavée, la boue, entraînée par l’eau des rigoles, allait se perdre dans le courant du Fort Miles.

Ben Raddle et Summy Skim cherchèrent vainement à reconnaître Hunter et Malone au milieu des ouvriers du 131. Ils ne les aperçurent pas. Lorique pensait, d’ailleurs, qu’ils avaient dû, après quelques jours passés sur le claim, se rendre plus à l’Ouest, dans cette partie de l’Alaska où l’on signalait de nouvelles régions aurifères.

La visite du claim achevée, les deux cousins et le contre-maître revinrent à la maisonnette où les attendait le déjeuner préparé par Neluto.

« Eh bien ! pilote, demanda gaîment Ben Raddle, le déjeuner sera-t-il bon ?

— Délicieux, monsieur Raddle !.. s’il n’est pas raté, » répliqua l’Indien corrigeant suivant sa coutume par une restriction modeste son orgueilleuse affirmation. Lorsque le déjeuner fut terminé, Summy Skim s’enquit des projets de son cousin.

« Tu connais maintenant le claim 129, lui dit-il, et tu sais quelle est sa valeur. En restant ici, je n’imagine pas que tu puisses en apprendre davantage !

— Ce n’est pas mon avis, répondit Ben Raddle. J’ai à causer longuement avec le contre-maître, à examiner les comptes de l’oncle Josias. Je ne pense pas que ce soit trop de quarante-huit heures pour cela.

— Va pour quarante-huit heures, accorda Summy Skim, à la condition que j’aie la permission de chasser dans les environs.

— Chasse, mon ami, chasse. Cela te distraira pendant les quelques jours qu’il nous faut patienter ici.

— Tiens, observa Summy Skim en souriant, voici les quarante-huit heures devenues déjà quelques jours !

— Sans doute, dit Ben Raddle… Si même j’avais pu voir travailler les ouvriers… laver des écuelles et des plats…

— Oh ! oh ! fit Summy Skim, les quelques jours me paraissent en passe de devenir quelques semaines !.. Attention ! Ben, attention !.. Nous ne sommes pas des prospecteurs, ne l’oublie pas.

— C’est entendu, Summy. Cependant, puisque nous ne pouvons pas traiter la vente de notre claim, je ne vois pas pourquoi, en attendant que la commission de rectification ait fini ses travaux, Lorique ne recommencerait pas…

— Alors, interrompit Summy Skim, nous voilà condamnés à prendre racine ici tant que ce maudit méridien n’aura pas été remis à sa place !

— Autant ici qu’ailleurs. Où irions-nous, Summy ?

— À Dawson City, Ben, par exemple.

— Y serions-nous mieux ? »

Summy Skim ne répondit pas. Sentant la colère le gagner, il prit son fusil, appela Neluto, et tous deux, quittant la maisonnette, remontèrent le ravin vers le Sud.

Summy Skim avait bien raison de se mettre en colère. Ben Raddle était, en effet, décidé à tenter l’exploitation du placer devenu sa propriété. Puisqu’une circonstance inattendue l’obligeait à prolonger son séjour au Forty Miles Creek durant quelques semaines, comment résister à la tentation d’utiliser les puits tout préparés, de vérifier leur rendement ?.. L’oncle Josias avait-il tout fait pour obtenir de bons résultats ?.. Ne s’était-il pas contenté de suivre la vieille méthode des orpailleurs, évidemment trop rudimentaire, alors qu’un ingénieur trouverait sans doute un autre procédé plus rapide et plus productif ?.. Et enfin, si, des entrailles de ce sol qui lui appartenait, il y avait à retirer des centaines de mille francs, des millions peut-être, était-il raisonnable d’y renoncer pour un prix dérisoire ?..

Oui, telles étaient les pensées de Ben Raddle. À tout prendre, il n’était pas autrement fâché que la question de frontière lui donnât un argument devant lequel force serait à Summy Skim de s’incliner, et, optimiste jusqu’au bout, il allait jusqu’à se dire que son cousin finirait par prendre goût à ce qui le passionnait lui-même.

Aussi, quand il eut examiné les comptes de l’oncle Josias, quand le contre-maître lui eut fourni tous les documents de nature à le renseigner, il demanda sans préambule :

« Si vous aviez maintenant à recruter un personnel, le pourriez-vous, Lorique ?

— Je n’en doute pas, monsieur Raddle, répondit le contremaître. Des milliers d’émigrants cherchent de l’ouvrage dans le district et n’en trouvent pas. Il en arrive tous les jours sur les gisements du Forty Miles. Je pense même que, vu l’affluence, ils ne pourraient prétendre à des salaires très élevés.

— Il ne vous faudrait qu’une cinquantaine de mineurs ?

— Tout au plus. M. Josias Lacoste n’en a jamais employé davantage.

— En combien de temps auriez-vous réuni ce personnel ? demanda Ben Raddle.

— En vingt-quatre heures.

Puis, après un instant, le contre-maître ajouta :

« Auriez-vous donc l’intention de prospecter pour votre compte, monsieur Raddle ?

— Peut-être… Du moins, tant que nous n’aurons pas cédé le 129 à son prix.

— En effet, cela vous permettrait de mieux apprécier sa valeur.

— D’ailleurs, observa Ben Raddle, que faire ici, jusqu’au jour où la question de frontière sera réglée d’une façon ou d’une autre ?

— C’est juste, approuva le contre-maître. Mais, qu’il soit américain ou canadien, le 129 n’en vaut pas moins ce qu’il vaut. Pour moi, j’ai toujours eu l’idée que les claims des affluents de gauche du Yukon ne sont point inférieurs à ceux de la rive droite. Croyez-moi, monsieur Raddle, on fera fortune aussi vite sur le Sixty Miles et le Forty Miles que sur la Bonanza ou l’Eldorado.

— J’en accepte l’augure, Lorique, » conclut Ben Haddle, très satisfait de ces réponses, qui s’accordaient avec ses propres désirs.

Restait Summy Skim. Peut-être trouverait-il tout de même la pilule trop amère. Ben Raddle concevait à cet égard plus d’inquiétude qu’il ne voulait bien se l’avouer.

Mais une heureuse chance le protégeait décidément. L’explication redoutée ne put avoir lieu. Quand Summy revint, vers cinq heures du soir, il n’était point seul. Ben le vit apparaître au sommet de la colline qui limitait le claim en aval, suivi d’un gigantesque ouvrier chargé comme une bête de somme, et ayant à son côté un compagnon d’une taille au contraire très exiguë. De loin, Summy faisait de grands gestes d’appel.

SUMMY FAISAIT DE GRANDS GESTES D’APPEL. (Page 209.)

« Eh ! arrive donc, Ben ! cria-t-il dès qu’il fut à portée de la voix. Que je te présente notre voisine !

— Miss Jane ! s’exclama Ben Raddle en reconnaissant le soi-disant compagnon de son cousin.

— Elle-même !.. claironna Summy… Et propriétaire du claim 127 bis encore !

Il est inutile de dire si la jeune Américaine reçut de l’ingénieur un cordial accueil. Celui-ci fut ensuite mis au courant des aventures de son associée, qu’il félicita avec chaleur de son sang-froid et dont il déplora sincèrement l’échec relatif. Summy en profita pour glisser sa requête.

« J’ai affirmé à notre voisine, dit-il, que tu ne lui refuserais pas un conseil. J’espère que tu ne me désavoueras pas ?

— Tu plaisantes, protesta Ben Raddle.

— Alors tu visiteras son claim ?

— Sans aucun doute.

— Tu l’examineras soigneusement ?

— Cela va sans dire.

— Et tu lui donneras ton avis autorisé ?

— Dès demain. Au besoin je ferai appel aux lumières de Lorique, qui est plus pratique que moi de ces régions.

— C’est très bien, Ben, et tu es un bon garçon. Quant à vous, mademoiselle, votre fortune est faite, déclara Summy avec conviction.

Ben Raddle estima le moment opportun pour faire part à son cousin de sa décision.

— Et la nôtre aussi, Summy, insinua-t-il sans oser le regarder en face.

— La nôtre ?

— Oui. Puisque après tout il faut attendre que la question de ce maudit méridien soit tranchée, j’ai pris le parti d’exploiter jusque-là. Dès demain Lorique recrutera du personnel.

Ben Raddle s’attendait à une explosion. Il tomba des nues en entendant son cousin dire d’un air bonasse :

— C’est une excellente idée, Ben !.. Excellente, en vérité !

Puis, délaissant aussitôt ce sujet, comme s’il eût été dénué d’importance, Summy ajouta :

« À propos, Ben, je me suis permis d’offrir l’hospitalité nocturne de notre maison à mademoiselle Jane, qui en est réduite à coucher à la belle étoile. Tu n’y vois pas d’inconvénient, je suppose ?

— En voilà une question ! fit Ben. Notre maison est à la disposition de miss Edgerton, c’est évident.

— Tout est donc pour le mieux, dit Summy. Et, dans ces conditions, je suis d’avis…

— Que ?..

— Que nous fassions faire à notre voisine le tour du propriétaire, acheva joyeusement Summy, qui, sans attendre de réponse, se mit en marche, entraînant avec lui Jane Edgerton, et suivi de Ben Raddle abasourdi du détachement de son cousin.

Cependant, celui-ci disait à sa compagne de l’air le plus sérieux du monde :

« Les placers peuvent, tout de même, avoir du bon, quelquefois. Les placers, voyez-vous, mademoiselle Jane… »

Incapable de comprendre une aussi étonnante métamorphose, Ben Raddle alluma une cigarette en haussant les épaules.