Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 18

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 484-490).
2e partie


XVIII

DANS LES DÉLICES DE GREEN VALLEY.


MONTRÉAL. — VUE GÉNÉRALE.
(Cliché Notman, Montréal.)

C’est l’été. Pas un nuage dans l’azur du ciel. Le soleil de midi tombe librement sur la campagne ardente.

Guêtré de cuir, Summy Skim, revenu de la chasse avec Neluto, fume paisiblement sa pipe à l’ombre des grands arbres, devant la maison de Green Valley. À quelques mètres de lui, presque à ses pieds, trois petits enfants — trois ans, cinq ans, six ans — jouent sous la surveillance d’une bonne à l’aspect rassurant. Elle n’a pas moins de six pieds, cette bonne, et sa barbe grisonnante ferait honte à un sapeur. Elle répond, d’ailleurs, au nom de Patrick Richardson, peu à peu transformé en nourrice sèche par la confiance de monsieur Jean.

Si Patrick a vieilli, sa force est restée prodigieuse ; mais, cette force, qu’il n’emploie plus à boxer les ours, est maintenant la propriété exclusive des fils de Jane et de Summy. On ne rencontre plus le géant sans les trois bambins, un juché sur l’épaule, un autre assis sur la paume de la main comme sur un fauteuil dont le pouce serait le dossier, le dernier parfois niché dans une poche, car Patrick a cousu lui-même à sa veste des poches spéciales à cet usage. Ils peuvent l’escalader comme une montagne, le piétiner, lui tirer la barbe et les cheveux ou lui enfoncer les doigts dans les yeux. Patrick se laisse faire avec un air béat. C’est un fameux joujou, que Patrick Richardson, pour les petits enfants.

Les douze coups de midi vont sonner quand une jeune femme arrive au trot allongé d’un bon cheval. Summy se lève et court aider l’écuyère qu’il serre dans ses grands bras, comme jadis dans le salon de Northern Hotel. Un peu plus, Summy danserait comme il le fit alors. Mais Summy Skim ne danse plus depuis qu’il a commencé, disons-le tout bas, à bedonner légèrement. Quant à Jane Edgerton, elle n’a pas changé en devenant Jane Skim. Elle est toujours aussi petite, aussi frêle, aussi jolie.

Le bonheur plane sur la maison paisible. (Page 487.)

« À table ! s’écrie Summy d’une voix joyeuse.

Aussitôt les trois enfants montent à l’assaut de Patrick. L’aîné s’installe sur l’épaule, le cadet dans le creux de la main, le plus petit au fond de la poche.

— Ils ont été sages, Patrick ? demande Jane.

— Très sages, monsieur Jean, affirme l’Irlandais.

Au moment où l’on va pénétrer dans la maison, une autre jeune femme apparaît sur le seuil. Celle-ci est blonde. Comment, en effet, Edith Raddle ne serait-elle pas blonde comme l’était Edith Edgerton ? Edith tient encore à la main son outil de travail, la plume agile dont elle sait faire si bon usage.

— Ben n’est pas arrivé ? interroge Jane.

— Non, répond Edith. Il ne sera pas ici avant trois heures. »

On entre. On se met à table. Tout, dans la demeure, comme au dehors, a gardé la simplicité d’autrefois. Une aile, simplement, a été ajoutée à la vieille bâtisse pour loger les nouveaux habitants.

On cause tout en déjeunant. Les paroles sont calmes et bienveillantes. Cette journée n’a rien de particulier. C’est la longue chaîne des jours heureux et pareils qui continue à dérouler ses maillons.

Le bonheur plane sur la maison paisible.

Des années ont coulé, depuis les aventures du Golden Mount et le retour à Montréal, sans atténuer le double amour né sous le ciel glacé du Klondike. Jane, et Summy, Edith et Ben ne font qu’un seul être, et chacun d’eux sent quatre cœurs battre dans sa poitrine.

Les craintes de Summy ne se sont pas réalisées. Aidé en cela par Edith, il a été assez diplomate pour canaliser le besoin d’action de sa femme. C’est chose faite aujourd’hui, et il a repris confiance dans la solidité d’un lien que la naissance des enfants est d’ailleurs venue consolider.

Puisque la question d’argent ne comptait plus pour lui, il en a profité pour agrandir ses terres. Maintenant c’est de tout un pays qu’il est le roi incontesté. Jane y a trouvé l’aliment nécessaire à son activité. Elle s’est passionnée pour l’exploitation agricole de ces vastes espaces, et ses hangars sont remplis de machines perfectionnées que son cerveau ingénieux améliore sans cesse.

Edith est l’administrateur de la communauté. C’est elle qui tient les comptes. Elle examine, juge et décide en dernier ressort, tous s’inclinant devant son infaillible bon sens. Lorsque Jane se laisse emporter par son imagination, et menace de s’engager sur une voie hasardeuse, sa cousine est là pour crier « casse cou ! » et pour remettre les choses en équilibre.

Il n’y a que Summy qui soit capable de troubler sa gestion. Ce détestable propriétaire, sous prétexte qu’il est trop riche, s’obstine à rendre en cachette la majeure partie des loyers que lui versent ses fermiers. Edith gronde pour la forme, car, après tout, c’est vrai qu’on est trop riche.

Summy a beau donner, en effet, il ne peut arriver à dépenser l’argent aussi vite que Ben Raddle le gagne.

Avant d’être définitivement épuisés, les claims du Forty Miles ont produit vingt fois leur première récolte, et, cet or, Ben Raddle n’en a pas thésaurisé une parcelle. Il l’a répandu dans tous les coins du monde, d’où il s’obstine sans cesse à revenir décuplé, pour repartir sans cesse en de nouveaux voyages.

L’ingénieur, appuyé sur une si formidable puissance, a réalisé son rêve. Il a fait de tout, il s’est intéressé à tout, donnant, pour son plaisir, sa vie entière à un travail acharné. Le jour est proche où il fera partie de la tribu des milliardaires, ce qui lui sera un motif de travailler davantage. Tout lui réussit. Il a spéculé avec le même bonheur sur les cotons, les laines, les sucres et les cuirs, et l’argent gagné est allé travailler lui aussi dans les entreprises les plus disparates. Aujourd’hui, il possède des mines de cuivre et de charbon, des lignes de chemin de fer dans l’Amérique du Sud et dans les Balkans, des puits de pétrole au Texas et en Roumanie, des stations centrales électriques et beaucoup d’autres choses encore. Hier, il vient de fonder le trust de l’étain. Il fondera demain celui du nickel.

Au milieu de ces multiples affaires, Ben Raddle ne s’y reconnaîtrait pas, si Edith n’était pas là pour administrer son œuvre. Jour par jour, heure par heure, il est tenu au courant de sa situation. Il n’a à s’occuper de rien, et, sans souci, il peut créer.

Ben Raddle est un homme heureux.

Mais cet homme heureux n’est jamais là, et c’est le seul point noir dans la vie de Summy. Toujours par monts et par vaux, il passe et disparait comme l’éclair. Au passage, il embrasse affectueusement sa femme qui l’accueille en souriant et le laisse repartir sans une observation. Edith, avec son calme accoutumé, attend son heure qu’à des signes certains elle sait être désormais prochaine.

Summy Skinn est moins patient, et il ne se gêne pas pour accabler Ben Raddle des plus vifs reproches. Celui-ci le laisse dire d’abord, puis il se fâche, ce qui a pour effet de couper court à la morale.

Summy, quand son cousin est reparti pour une nouvelle tournée, est le premier, d’ailleurs, à l’excuser.

« Il ne faut pas en vouloir à mon pauvre Ben, a-t-il coutume de dire à Edith, s’il est toujours prêt à faire éruption. Après tout, quand on a eu un volcan dans sa vie, il vous en reste toujours quelque chose. »

FIN.