Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 17

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 475-483).


XVII

UN RÈGLEMENT DE COMPTES.


Après un court séjour au nouveau claim 129, les deux cousins et les deux cousines avaient regagné Dawson City, en laissant Lorique à la tête de l’exploitation. Tout était convenu avec lui. Il dirigerait le claim, jusqu’à son épuisement que rien ne faisait prévoir, et il enverrait les comptes chaque semaine à Montréal où Summy Skim et Ben Raddle allaient se hâter de revenir.

Le contre-maître, cela va de soi, serait intéressé dans les bénéfices réalisés. À cet égard, il s’en était remis à ses maîtres dont il connaissait la droiture et l’équité. Le jour encore lointain où les gisements du Forty Miles Creek seraient épuisés, Lorique serait donc riche lui aussi, et capable, soit d’entreprendre une exploitation pour son compte, soit d’aller chercher un repos bien gagné sous un ciel plus clément.

Assurément, les quatre voyageurs avaient été quelque peu tassés dans la voiture qui les emmenait, mais personne n’avait songé à s’en plaindre. Les nerfs encore secoués par cette série d’émotions heureuses, tous s’étaient montrés fort gais. Edith, elle-même, s’était départie de son calme un peu froid.

Les deux cousins s’étant en cours de route enquis des projets des jeunes filles, chacune d’elles avait énoncé les siens. Ils étaient bien simples. Puisque le sort n’avait pas favorisé les efforts de Jane, rien ne serait changé dans leur situation. Celle-ci continuerait à prospecter, tandis que sa cousine retournerait à ses malades.

Ben Raddle et Summy, sans s’indigner autrement, s’étaient bornés à demander aux jeunes filles si elles les prenaient pour des monstres d’ingratitude, et la conversation en était restée là.

Ce soir-là, il s’agissait de trancher la question. Sur la convocation de Ben Raddle, tous quatre étaient réunis dans un salon dont celui-ci s’était assuré l’exclusive possession.

L’ingénieur entra tout de suite dans le vif de la question.

« L’ordre du jour est de régler nos comptes, dit-il en ouvrant la séance.

Summy bâilla.

— Ça va être bien ennuyeux !.. fit-il remarquer. D’ailleurs, je te l’ai déjà dit, insatiable Ben, pour moi, pose zéro et retiens tout !

— Si nous commençons par des plaisanteries de ce genre, répondit Ben Raddle sévèrement, nous n’en finirons pas. Soyons sérieux, Summy, je t’en prie.

— Soyons donc sérieux ! acquiesça Summy en soupirant. Mais que de temps perdu qu’on pourrait mieux employer !

Ben Raddle reprit :

— Le premier point dont il convient de tenir compte, c’est que l’exploitation du Forty Miles Creek est la conséquence, indirecte il est vrai, mais enfin la conséquence de la découverte du Golden Mount.

— D’accord ! approuvèrent ses trois interlocuteurs.

— Par conséquent, les engagements pris en raison de ce voyage conservent toute leur valeur, et au premier rang celui qui concerne la mère de Jacques Ledun. Avez-vous une idée de ce qu’il serait juste selon vous de lui allouer ?

— Une participation du quart ?.. proposa Jane Edgerton.

— Ou même des quatre quarts, renchérit Summy. En ce qui me regarde, je n’y vois aucun inconvénient.

Ben Raddle haussa les épaules.

— Il me semble, suggéra Edith de sa voix calme, qu’une rente serait préférable.

— Mademoiselle Edith a raison, comme toujours, dit l’ingénieur. Nous adopterons donc le principe d’une rente, dont nous fixerons le quantum ultérieurement, mais qui sera en tout cas largement calculée, cela va sans dire.

L’approbation fut unanime.

« Il faudra en outre, reprit Ben Raddle, désintéresser généreusement Lorique, le Scout et les hommes qui ont fait avec nous l’expédition du Golden Mount.

— C’est évident, dirent ensemble les deux cousines.

— Ce qui restera ensuite devra être, suivant nos conventions avec miss Jane, divisé en deux parties égales. Une pour elle, l’autre pour moi. Je ne pense pas que miss Jane refuse de partager à son tour avec sa cousine à qui nous devons le claim 129, tandis que, de mon côté, je partagerai avec Summy, en dépit de ses airs dégoûtés.

— Votre calcul n’est pas juste, objecta Jane. Puisque vous voulez, sans y être forcé, partager avec nous, il faut du moins appliquer toutes les conventions. Vous oubliez qu’un contrat antérieur vous donne droit à dix pour cent sur mes bénéfices au Klondike.

— C’est exact, reconnut Ben Raddle, d’un air sérieux.

Il prit un crayon et du papier.

« Chiffrons maintenant, annonça-t-il. Nous disons donc que j’ai droit à un dixième de votre moitié, soit à un vingtième de l’ensemble, ce qui fait au total onze vingtièmes pour moi et neuf vingtièmes pour vous.

— Si je compte bien, intervint Summy de l’air le plus sérieux du monde, il résulte des calculs que la part de Mlle  Edith sera les sept cinquièmes des trois quarts des trente-huit quatre-vingt-neuvièmes… Quant à la mienne, on la trouvera en divisant la hauteur du Golden Mount par le rayon du cercle polaire et en multipliant le quotient par l’âge du Scout. On obtiendra ainsi une équation exponentielle, dont on extraira la racine, et qui, soumise à l’analyse algébrique et au calcul intégral ou différentiel, au choix…

— Ces plaisanteries sont de mauvais goût, prononça Ben Raddle sèchement, tandis que les deux cousines riaient aux éclats.

— Quel fatras ! soupira Summy Skim, qui alla s’asseoir dans le coin le plus éloigné en manifestant une suprême indifférence.

Ben Raddle le suivit d’un regard courroucé, haussa de nouveau les épaules, et reprit :

— Or, comme notre crédit à la Transportation and Trading Company s’élève à…

Il fut interrompu par Jane Edgerton.

— Après tout, monsieur Raddle, dit-elle de l’air le plus naturel du monde, à quoi bon tous ces comptes ?

— Cependant…

— Oui, à quoi bon ?.. Puisqu’on va évidemment se marier.

Se cramponnant aux bras du fauteuil sur lequel il était mollement étendu, Summy Skim se releva d’un seul coup en poussant un véritable rugissement.

— Avec qui ? s’écria-t-il, la voix étranglée.

Ramassé sur lui-même, le visage convulsé, les poings crispés, il ressemblait à une bête fauve prête à bondir.

Incapables de résister au comique intense de ce spectacle, ses amis partirent à l’unisson d’un homérique éclat de rire.

Il ne riait pas, Summy. Il venait de découvrir son propre cœur, et il en était littéralement bouleversé. Il aimait, lui, le célibataire endurci, si heureux de son célibat, il aimait à l’adoration, depuis longtemps, depuis toujours, depuis que pour la première fois, sur le pont du Foot Ball, lui était apparue cette petite fille qui riait là-bas à gorge déployée. C’est par elle et pour elle qu’il avait si allégrement supporté un absurde exil dans ces contrées baroques. Puisqu’il ne pouvait pas la décider à quitter le Klondike, c’est pour y rester avec elle qu’il s’était condamné à y vivre. Et la voilà maintenant qui parlait tranquillement de se marier ! Avec Ben Raddle sans doute, plus jeune et plus séduisant que son malheureux cousin. Certes, s’il en était ainsi, Summy Skim saurait s’effacer… mais quelle douleur serait la sienne !

« Avec qui ? répéta-t-il d’une voix si pleine de larmes que le rire de Jane en fut arrêté.

— Mais avec vous, monsieur Skim, dit-elle. Cela va de soi. À quoi bon ?..

Elle n’eut pas le temps d’achever.

Summy s’était précipité. Il l’avait enlevée comme une plume dans ses grands bras, et maintenant, il l’emportait dans une sarabande effrénée, en l’embrassant de tout son cœur. Jane avait beau se débattre et se défendre, Summy, éperdu, ne sentait plus les coups. C’est seulement lorsque, hors d’haleine, il dut s’écrouler dans un fauteuil en soufflant comme un phoque, qu’il se résigna à lâcher son léger fardeau.

« Grand fou ! fit Jane ni fâchée, ni rieuse, en rajustant sa coiffure dont l’harmonie était gravement compromise.

Sans paraître s’occuper de Ben Raddle qui regardait Edith en silence, ni de sa cousine dont les yeux restaient obstinément baissés, Jane reprit sa phrase interrompue par le délire de Summy :

« À quoi bon demander ce qu’on sait d’avance ? Il est aussi clair que je me marie avec vous, monsieur Skim, que M. Raddle épouse ma cousine.

Les paupières d’Edith battirent légèrement.

— Confirmez-vous, miss Edith, ce que vient de dire votre cousine ? demanda Ben Raddle d’une voix un peu tremblante.

Pour toute réponse, la jeune fille montra son clair regard et d’un geste loyal tendit la main.

L’enthousiasme de Summy Skim ne connut plus de bornes. Agité, trépidant, exhilarant, bousculant, renversant les meubles sur son passage, il se mit à parcourir la pièce en tous sens.

— Qu’est-ce que nous faisons là ? disait-il. Puisque nous sommes d’accord, pourquoi perdre un temps précieux ? Agissons, que diable ! Agissons ! »

On eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’un mariage, et, a fortiori, deux mariages, ne pouvaient s’improviser au milieu de la nuit, et on ne parvint à le calmer qu’en s’engageant à réduire au minimum les indispensables délais.

On se hâta, en effet, et, quelques jours plus tard, le double mariage était célébré au temple de Dawson. Ce fut une belle cérémonie. Les aventures des deux couples rendaient ceux-ci légendaires. Toute la population, un peu raréfiée à vrai dire en cette saison par l’exploitation des gisements aurifères, faisait la haie sur le passage du cortège. La beauté impérieuse de Jane, la grâce fière d’Edith, l’air énergique de Ben Raddle et la superbe prestance de Summy Skim furent admirés par un nombreux public.

Ils étaient là, tous les compagnons de misère et de victoire, Lorique, le Scout et le personnel entier de l’expédition du Golden Mount. Edith donnait le bras au docteur Pilcox, plus joyeux et plus rond que jamais, et Jane était conduite à l’autel par le gigantesque Patrick aussi rutilant que le soleil dans la gloire de ses habits neufs. Jane avait voulu qu’il en fût ainsi, et l’Irlandais ne se montrait pas peu fier de l’honneur que lui faisait sa jeune maîtresse, qu’il s’entêtait ingénument à appeler « monsieur Jean », en dépit de sa robe blanche et de son bouquet de fleurs d’oranger…

— Donne-moi le bras, Patrick.

— Oui, monsieur Jean.

— Fais donc attention, Patrick. Tu marches sur la traîne de ma robe.

— Oui, monsieur Jean. »

Il n’en démordait pas. Jane riait de tout son cœur.

Les nouveaux époux quittèrent Dawson le soir même du mariage, sur l’un des steamers descendant le Yukon. Lorique et le Scout les saluèrent de la rive. Le premier, dès le lendemain, se mettrait en route pour reprendre la direction de ses claims. Quant au Scout, il allait retourner à Skagway par la région des lacs en emmenant son personnel ; mais, s’il continuait ensuite le dur métier de guide, ce ne serait plus qu’en amateur volontaire. Le Scout, devenu riche, était bien forcé de convenir que la prospection peut quelquefois avoir du bon.

Par contre, deux des personnages qui ont figuré dans ce récit descendaient eux aussi le Yukon et se dirigeaient sur Montréal en compagnie des jeunes mariés. Neluto, en effet, avait au dernier moment réussi à prendre une décision : celle de ne pas quitter un aussi déterminé chasseur que Summy Skim. Quant à Patrick, la mort seule aurait pu le séparer de « monsieur Jean ».

Peu à peu, les vivats qui saluaient le départ s’apaisèrent dans le lointain, les lumières de Dawson décrurent, s’éteignirent, et ce fut la nuit tout autour du grand steamer soufflant sans se lasser son halètement robuste. Il faisait beau. Du ciel rempli d’étoiles tombait une douce température, bien rare à cette époque de l’année.

Les lumières de Dawson décrurent… (Page 482.)

À l’arrière du bateau, Summy Skim avait groupé quatre fauteuils et l’on goûtait paisiblement le charme de l’heure.

Mais bientôt Ben Raddle rompit l’heureux silence. Il n’était pas en son pouvoir d’arrêter le fonctionnement de son cerveau et, déjà, il échafaudait des projets. Appuyé sur une fortune colossale, il pouvait tout entreprendre, désormais. Aussi se laissait-il aller à des rêves qu’il exprimait tout haut. Agir, créer, produire… Transformer le tas d’or en de vastes entreprises, qui se changeraient en or à leur tour, lequel se muerait en entreprises plus vastes et plus nombreuses… Et ainsi de suite… toujours !

Jane écoutait d’une oreille avide et donnait la réplique au frénétique rêveur. Peu à peu, leurs sièges se rapprochèrent l’un de l’autre, puis, las de l’immobilité, ils se levèrent d’un même mouvement et allèrent s’accouder côte à côte au garde-fou, l’un oubliant sa femme, l’autre son mari.

Summy soupira.

« Les voilà partis, tous les deux ! dit-il à Edith restée près de lui.

— Il faut, répondit la petite épouse raisonnable, prendre les gens et les aimer comme ils sont.

— Vous avez raison, Edith, reconnut Summy d’un ton peu convaincu.

Mais il avait décidément un vrai chagrin. Un soupir plus gros que le précédent gonfla de nouveau sa poitrine.

« Oui, dit-il encore, les voilà partis. Jusqu’où iront-ils ainsi ?

Edith souleva, puis laissa retomber sa main, acceptant du geste l’avenir quel qu’il fût.

« Je connais mon Ben, reprit Summy. Il ne sera pas à Montréal depuis huit jours qu’il aura la nostalgie des aventures. Il voudra repartir, et je crains bien qu’il n’entraîne votre cousine, déjà si peu disposée à voir la vie d’une manière raisonnable.

— S’ils partent, répondit Edith, ils finiront toujours par revenir. Nous les attendrons au logis.

— Ce n’est pas gai, ça, Edith.

— Mais c’est utile, Summy. Pendant qu’ils courront le monde, nous, nous garderons leur maison.

Summy eut un dernier soupir.

— Et nous élèverons leurs enfants, » dit-il, sans bien se rendre compte de ce que sa réponse contenait à la fois de profondeur comique et de sublime abnégation.