Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 2

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 261-274).


II

LE VOLCAN D’OR


En quelques minutes, la carriole fut à l’hôpital. L’homme qu’elle rapportait y fut introduit et déposé dans cette même chambre que Ben Raddle avait occupée jusqu’à sa guérison. Ainsi, le malade n’aurait pas à subir le voisinage des autres hospitalisés.

C’est à Summy Skim qu’il devait cette faveur. Celui-ci, pour l’obtenir, avait mis enjeu ses hautes relations.

« C’est un Français, presque un compatriote ! avait-il dit à Edith Edgerton. Ce que vous avez fait pour Ben, je vous demande de le faire pour lui ; et j’espère que le docteur Pilcox le guérira comme il a guéri mon cousin. »

Le docteur ne tarda pas à se rendre auprès de son nouveau pensionnaire. Le Français n’avait point repris connaissance et ses yeux restaient fermés. Le docteur Pilcox constata un pouls très faible, une respiration à peine sensible. De blessure, il n’en observa aucune sur ce corps effroyablement amaigri par les privations, les fatigues, la misère. Nul doute que le malheureux ne fût tombé d’épuisement près de l’arbre au pied duquel on l’avait ramassé, et bien certainement le froid l’eût achevé s’il fût resté toute la nuit sans secours et sans abri.

« Cet homme est à demi gelé, » dit le docteur Pilcox.

On entoura le malade de couvertures et de boules d’eau chaude ; on lui fit prendre des boissons brûlantes, on le frictionna pour rétablir la circulation. Tout ce qu’il y avait à faire fut fait. Vains efforts qui ne purent le tirer de son état de prostration.

La vie reviendrait-elle dans le moribond qu’on avait ramené ? Le docteur Pilcox refusait de se prononcer.

Jacques Ledun, tel était, on l’a vu, le nom inscrit sur l’adresse des lettres, toutes signées par sa mère, trouvées dans le portefeuille du Français. La plus récente, timbrée de Nantes, avait déjà cinq mois de date. La mère écrivait à son fils : à Dawson City, Klondike. Elle implorait une réponse qui n’avait peut-être pas été envoyée.

Ben et Summy les lurent, ces lettres, qu’ils passaient ensuite à Edith et à Jane Edgerton. Leur émotion à tous fut profonde. Plus d’une crispation de la face la dissimula chez les hommes, tandis que les jeunes filles, malgré leur force d’âme, laissaient librement couler des larmes de pitié. Chaque ligne criait l’amour maternel le plus ardent. C’était une suite ininterrompue de conseils, de caresses et d’appels. Que Jacques se soignât bien, et surtout qu’il revînt et renonçât à son aventureuse poursuite de la fortune ; tel était le vœu incessant de la mère lointaine qui se riait de la misère, à la condition que l’on fût deux pour la supporter.

Ces lettres fournissaient, en tous cas, d’utiles indications sur leur destinataire. S’il succombait, on pourrait ainsi prévenir la pauvre mère du malheur qui la frappait.

Ce qui fut établi par l’ensemble de ces lettres, au nombre d’une dizaine, c’est que Jacques Ledun avait quitté l’Europe depuis deux ans déjà. Il ne s’était pas rendu directement au Klondike pour y exercer le métier de prospecteur. Les inscriptions de quelques lettres indiquaient qu’il avait dû chercher fortune tout d’abord sur les gisements aurifères de l’Ontario et de la Colombie. Puis, attiré sans doute par les prodigieuses nouvelles des journaux de Dawson City, il s’était joint à la foule des mineurs. Du reste, il ne semblait pas qu’il eût été propriétaire d’un claim, car son portefeuille ne contenait aucun titre de propriété, ni d’ailleurs aucun document en dehors des lettres qui venaient d’être lues.

Il en existait un cependant, mais celui-là ne se trouvait plus dans le portefeuille. Il était entre les mains de Jane Edgerton, qui ne songea même pas à le communiquer à sa cousine et à ses amis. Le soir seulement, au moment de se coucher, elle pensa à ce bizarre morceau de parchemin, et, l’ayant étalé sous la lumière de la lampe, s’amusa à le déchiffrer comme elle eût fait d’un rébus.

C’était bien une carte, ainsi qu’elle l’avait tout d’abord supposé. Des lignes assez irrégulièrement tracées au crayon dessinaient le littoral d’un océan où allait se jeter un cours d’eau auquel affluaient quelques rivières. À en juger par l’orientation naturelle de la carte, ce cours d’eau paraissait se diriger vers le Nord-Ouest. Était-ce donc le Yukon ou son tributaire la Klondike River ? Cette hypothèse n’était pas admissible. D’après le sens de la carte, il ne pouvait être question que de l’océan Glacial et d’une contrée située au-dessus du cercle polaire arctique. Au croisement d’un méridien numéroté 136° 15′ et d’un parallèle dont on n’indiquait pas l’ordre numérique était tracée la croix rouge qui, tout de suite, avait attiré l’attention de Jane Edgerton. C’est en vain que celle-ci s’appliqua à résoudre le problème. Sans le chiffre de la latitude, il était impossible de savoir quelle partie du Nord-Amérique représentait la carte, et plus spécialement en quel point du continent pouvait être située la mystérieuse croix rouge.

Était-ce donc vers cette contrée quelle qu’elle fût que se dirigeait Jacques Ledun, ou en revenait-il lorsqu’il était tombé vaincu à quelques kilomètres de Dawson City ? On ne le saurait jamais, si la mort emportait le malheureux Français sans qu’il eût repris connaissance.

Il ne paraissait pas douteux que Jacques Ledun appartînt à une famille occupant un certain rang social. Ce n’était pas un ouvrier. Les lettres de sa mère, écrites de bon style, en témoignaient. Par quelles vicissitudes, par quelles infortunes avait-il passé pour en être arrivé à ce dénûment, à cette fin misérable sur un lit d’hôpital ?

Quelques jours s’écoulèrent. Malgré les soins dont Jacques Ledun était entouré, son état ne s’améliorait pas. À peine s’il pouvait, pour répondre aux questions, balbutier des mots inintelligibles. Qu’il fût en possession de son intelligence, on était même en droit d’en douter.

« Il est à craindre, dit à ce propos le docteur Pilcox, que l’esprit de notre malade n’ait été fortement ébranlé. Lorsque ses yeux s’entr’ouvrent, j’y surprends un regard vague qui me donne à penser.

— Mais son état physique, s’informa Summy Skim, ne s’améliore-t-il pas ?

— Il me paraît plus grave encore que son état moral, » déclara nettement le docteur.

Pour que le docteur Pilcox, si confiant d’ordinaire, tînt ce langage, c’est qu’il avait peu d’espoir dans la guérison de Jacques Ledun.

Cependant Ben Raddle et Summy Skim ne voulaient pas désespérer. À les entendre, une réaction se produirait avec le temps. Quand bien même Jacques Ledun ne devrait point revenir à la santé, il recouvrerait, du moins, son intelligence ; il parlerait, il répondrait.

Quelques jours plus tard, l’événement sembla leur donner raison. Le docteur Pilcox avait-il trop douté de l’efficacité de ses remèdes ? Toujours est-il que la réaction si impatiemment attendue par Ben Raddle commença à se produire. L’état de prostration de Jacques Ledun parut moins absolu. Ses yeux restaient plus longtemps ouverts. Son regard plus ferme interrogeait, parcourait avec surprise cette chambre inconnue et les personnes groupées autour de lui : le docteur, Ben Raddle, Summy Skim, Edith et Jane Edgerton.

Le malheureux était-il donc sauvé ?

Le docteur secoua la tête avec découragement. Un médecin ne pouvait être dupe de ces trompeuses apparences. Si l’intelligence se rallumait, c’était à la veille de s’éteindre. Ces yeux, qui venaient de se rouvrir, seraient bientôt à jamais refermés. Il n’y avait là qu’une dernière révolte de la vie luttant inutilement contre un prochain anéantissement.

Edith s’était penchée, guettant les paroles que, bien bas, d’une voix entrecoupée de soupirs et qui s’entendait à peine, murmurait Jacques Ledun. Elle dit, répondant à une question devinée plutôt que comprise :

« Vous êtes dans une chambre de l’hôpital.

— Où ? interrogea le malade en essayant de se redresser.

— À Dawson City… Il y a six jours, on vous a trouvé évanoui sur la route… On vous a transporté ici.

Les paupières de Jacques Ledun s’abaissèrent un instant. Il semblait que cet effort l’eût épuisé. Le docteur lui fit prendre quelques gouttes d’un cordial qui ramena le sang à ses joues décolorées et la parole à ses lèvres.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Des Canadiens, répondit Summy Skim, presque des Français. Ayez confiance. Nous vous sauverons. »

Le malade eut un pâle sourire, et retomba sur son oreiller. Sans doute comprenait-il que la mort était proche, car, de ses yeux clos, filtraient de grosses larmes qui coulaient une à une sur son visage amaigri. De l’avis du docteur, on ne lui adressa pas d’autres questions. Mieux valait le laisser reposer. On veillerait à son chevet, et on serait là, prêts à lui répondre, dès qu’il aurait repris assez de force pour parler.

Les deux jours suivants n’amenèrent ni aggravation, ni amélioration dans l’état de Jacques Ledun. Sa faiblesse était toujours la même, et on pouvait craindre qu’il lui fût impossible de réagir. Cependant, à de longs intervalles, en ménageant ses efforts, il put parler de nouveau et répondre à des questions qu’il paraissait provoquer. On sentait qu’il y avait bien des choses qu’il désirait dire.

Peu à peu, on parvint ainsi à connaître l’histoire de ce Français, autant d’après ce qu’il raconta volontairement dans ses instants lucides que par ce qu’on réussit à comprendre dans ses moments de délire. Certaines circonstances de sa vie demeuraient toutefois entourées de mystère. Que faisait-il au Klondike ? D’où venait-il, où allait-il, quand il était tombé aux portes de Dawson ? On n’avait aucun renseignement sur ce sujet.

Âgé de quarante-deux ans, d’une constitution robuste qui n’avait pu être altérée à ce point que par les plus atroces privations, Jacques Ledun était un Breton de Nantes.

Sa mère, veuve d’un agent de change ruiné en des spéculations hasardeuses, demeurait encore dans cette ville, où elle soutenait contre la misère grandissante une lutte chaque jour plus inégale.

Dès l’enfance, Jacques Ledun avait eu la vocation de la mer. Une grave maladie, survenue au moment où il allait passer les examens de l’École navale l’avait arrêté aux premiers pas de cette carrière. Ayant dépassé l’âge réglementaire, il dut s’engager comme pilotin à bord d’un navire de commerce, et, après quelques voyages à Melbourne, aux Indes et à San Francisco, il se fit recevoir capitaine au long cours. C’est à ce titre qu’il était entré comme enseigne auxiliaire dans la marine militaire.

Son service dura trois ans, au bout desquels comprenant que, à moins de circonstances rares où peut se distinguer un marin, il n’aurait jamais l’avancement de ses camarades sortis du Borda, il donna sa démission et chercha une position dans la marine marchande.

Un commandement était difficile à obtenir, et il dut se contenter d’être second sur un voilier à destination des mers du Sud.

Quatre années s’écoulèrent ainsi. Il atteignait vingt-neuf ans quand son père mourut, laissant sa veuve dans un état voisin de la misère. En vain Jacques Ledun s’efforça-t-il de changer sa place de second pour celle de capitaine. Le manque d’argent lui interdisant de prendre, ainsi que cela se fait d’ordinaire, une part dans le navire dont il sollicitait le commandement, il resta second. Quel médiocre avenir s’ouvrait devant lui, et comment arriverait-il à cette aisance, si modeste fût-elle, qu’il rêvait pour sa mère ?

Ses voyages l’avaient amené en Australie et en Californie où les gisements aurifères attirent tant d’émigrants. Comme toujours, c’est le plus petit nombre qui s’y enrichit, tandis que l’immense majorité n’y rencontre que ruine et misère. Jacques Ledun, ébloui par l’exemple des plus heureux, résolut de poursuivre la fortune sur la route si périlleuse des chercheurs d’or.

À cette époque, l’attention venait d’être attirée sur les mines du Dominion, avant même que ses richesses métalliques se fussent si étonnamment accrues par les découvertes du Klondike. En d’autres parties moins éloignées, d’un accès plus facile, le Canada possédait des territoires aurifères où l’exploitation s’effectuait dans des conditions meilleures, sans être interrompue par les terribles hivers de la région yukonienne. Une des mines de cette région, la plus importante peut-être, le Roi, venait alors de produire en deux ans quatre millions cinq cent mille francs de dividende. Ce fut au service de cette société qu’entra Jacques Ledun.

Mais celui qui se borne à vendre le travail de son cerveau ou de ses membres ne s’enrichit pas d’ordinaire. Ce que rêvait le courageux et imprudent Français, une fortune rapidement enlevée par quelque heureux coup du sort, demeurait aussi irréalisable sur la terre ferme que sur la mer. Ouvrier ou employé, il était condamné à végéter toute sa vie.

On parlait alors des découvertes faites sur les territoires arrosés par le Yukon. Le nom du Klondike éblouissait comme avaient ébloui ceux de la Californie, de l’Australie et du Transvaal. La foule des mineurs se portait vers le Nord. Jacques Ledun suivit la foule.

En travaillant sur les gisements de l’Ontario, il avait fait la connaissance d’un certain Harry Brown, Canadien d’origine anglaise. Tous deux étaient animés de la même ambition, dévorés du même appétit de réussir. Ce fut cet Harry Brown qui décida Jacques Ledun à quitter sa position pour se lancer dans l’inconnu. Tous deux, avec les quelques économies dont ils pouvaient disposer, se rendirent à Dawson City.

Résolus à travailler cette fois pour leur propre compte, ils eurent la sagesse de comprendre qu’il leur fallait porter leur effort ailleurs que dans les districts trop connus de la Bonanza, de l’Eldorado, du Sixty Miles ou du Forty Miles. Quand bien même les claims n’y fussent pas montés à des prix exorbitants, les deux compagnons n’y eussent pas trouvé une place libre. On s’y disputait déjà les placers à coups de millions de dollars. Il fallait aller plus loin, dans le Nord de l’Alaska ou du Dominion, bien au delà du Grand Fleuve, dans ces régions presque inexplorées où quelques hardis prospecteurs signalaient de nouvelles richesses aurifères. Il fallait aller là où personne n’était allé encore. Il fallait découvrir quelque gisement sans maître, dont la possession appartiendrait au premier occupant.

Ainsi raisonnèrent Jacques Ledun et Harry Brown.

Sans matériel, sans personnel, après s’être assuré avec ce qu’il leur restait d’argent l’existence pour dix-huit mois, ils quittèrent Dawson City, et, vivant du produit de leur chasse, s’aventurèrent au Nord du Yukon à travers la contrée à peu près inconnue qui s’étend au delà du cercle polaire arctique.

VIVANT DU PRODUIT DE LEUR CHASSE… (Page 268.)

L’été débutait au moment où Jacques Ledun se mit en route, presque exactement six mois avant le jour où il venait d’être relevé mourant aux environs de Dawson City. Jusqu’où leur campagne avait-elle conduit les deux aventuriers ? S’étaient-ils transportés aux limites du continent sur les rivages de l’océan Glacial ? Quelque découverte les avait-elle payés de tant d’efforts ? Il n’y paraissait pas, à en juger par le dénûment de l’un d’eux. Et celui-là était seul ! Des deux compagnons, attaqués par des indigènes sur la route du retour, seul Jacques Ledun avait pu sauver sa vie, en abandonnant tout ce qu’il possédait aux assaillants. Harry Brown était mort sous leurs coups, et ses os blanchissaient maintenant dans ces régions désolées.

Ce fut la dernière information que l’on put obtenir. Encore, cette douloureuse histoire, n’avait-il été possible de la recueillir que par bribes, lorsqu’un peu de lucidité revenait au malade, dont la faiblesse, ainsi que l’avait prévu le docteur Pilcox, s’aggravait de jour en jour.

Quant au résultat de son exploration, quant à la région atteinte par Jacques Ledun et Harry Brown et d’où ils revenaient au moment de l’attaque des Indiens, autant de secrets qui risquaient d’être enfermés à jamais dans la tombe où le pauvre Français ne tarderait pas à être couché.

Et, cependant, un document existait, incomplet, il est vrai, mais que la fin de cette histoire eût probablement complété. Ce document que nul en dehors d’elle ne connaissait, Jane y pensait souvent. L’usage qu’elle en ferait dépendrait des circonstances. Bien certainement, elle le restituerait à Jacques Ledun s’il revenait à la santé. Mais, s’il mourait au contraire ?.. En attendant, Jane s’entêtait dans de vaines tentatives pour percer l’irritant mystère. Que cette carte fût celle de la contrée où le Français et son compagnon avaient passé la dernière saison, cela n’était pas douteux. Mais quelle était cette contrée ?.. Où courait ce creek dont la ligne sinueuse se dessinait du Sud-Est au Nord-Ouest ? Était-ce un affluent du Yukon, du Koyukuk ou de la Porcupine River ?..

Un jour qu’elle était seule avec lui, Jane mit sous les yeux du malade cette carte que sa main avait vraisemblablement tracée. Le regard de Jacques Ledun s’anima, se fixa un instant sur la croix rouge qui excitait au plus haut point la curiosité de la jeune prospectrice. Celle-ci fut convaincue que cette croix marquait le lieu de quelque découverte… Mais bientôt le malade repoussa de la main la carte qui lui était offerte, puis referma les yeux sans que le moindre mot eût éclairé l’irritant mystère.

N’avait-il donc pas la force de parler ? Ou bien entendait-il garder jusqu’au bout son secret ? Au fond de cette âme, prête à quitter un corps épuisé, restait-il encore l’espoir de revenir à la vie ? Peut-être le malheureux voulait-il se réserver le prix de tant d’efforts. Peut-être se disait-il qu’il reverrait sa mère et qu’il lui rapporterait une fortune conquise pour elle.

Plusieurs jours s’écoulèrent. On était alors en pleine saison froide. À plusieurs reprises la température s’abaissa jusqu’à cinquante degrés centigrades au-dessous de zéro. Il était impossible de braver de tels froids au dehors. Les heures qu’ils ne donnaient pas à l’hôpital, les deux cousins les passaient dans leur chambre. Parfois, cependant, après s’être emmitouflés de fourrures jusque par-dessus la tête, ils se rendaient dans quelques casinos où le public se faisait, d’ailleurs, assez rare, la plupart des mineurs ayant gagné, avant les grands froids, Dyea, Skagway ou Vancouver.

Peut-être Hunter et Malone s’étaient-ils installés, pour l’hiver, dans l’une de ces villes. Le certain, c’est que, depuis la catastrophe du Forty Miles Creek, personne ne les avait revus et qu’ils ne figuraient pas, d’autre part, au nombre des victimes du tremblement de terre dont l’identité avait été reconnue.

Pendant ces journées souvent troublées par des tempêtes de neige, Summy Skim ne pouvait aller chasser, en compagnie du fidèle Neluto, les ours qui venaient rôder jusqu’aux abords de Dawson City. Il en était réduit, comme tout le monde, à se confiner dans une claustration quasi absolue, cause, avec l’excessif abaissement de température, des maladies qui déciment la ville au cours de la mauvaise saison. L’hôpital ne suffisait plus à recevoir les malades, et elle serait bientôt occupée de nouveau, la place qui ne tarderait pas à être libre dans la chambre de Jacques Ledun.

Le docteur Pilcox avait tout essayé en vain, pour lui rendre des forces. Les remèdes avaient perdu toute action, et son estomac ne supportait plus aucune nourriture. Visiblement la vie abandonnait de jour en jour, d’heure en heure, cet organisme épuisé.

Le 30 novembre, dans la matinée, Jacques Ledun eut une crise si furieuse que l’on put croire qu’il n’en reviendrait pas. Il se débattait, et, si faible qu’il fût, on eut peine à le maintenir dans son lit. En proie à un violent délire, il bégayait des mots, toujours les mêmes, dont il n’avait pas conscience.

« Là !.. le volcan… l’éruption… l’or… de la lave d’or…

Puis, dans un appel désespéré, il criait :

« Mère… mère… pour toi !..

Par degrés, l’agitation se calma et le malheureux tomba dans un profond abattement. La vie ne se trahissait plus en lui que par un léger souffle. Le docteur le jugea incapable de supporter une seconde crise de ce genre.

Pendant l’après-midi, Jane Edgerton, étant venue s’asseoir au chevet du malade, le trouva plus calme. Il semblait même avoir repris la pleine conscience de lui-même. Une grande amélioration s’était produite sans conteste, comme il arrive parfois aux approches de la mort.

Jacques Ledun avait rouvert les yeux. Son regard, d’une singulière fixité, alla chercher celui de la jeune fille. Évidemment, il avait quelque chose à dire, il voulait parler. Jane se pencha, s’efforçant de comprendre les mots presque inintelligibles que balbutiaient les lèvres du mourant.

— La carte… disait Jacques Ledun.

— La voici, répondit vivement Jane, en rendant le document à son légitime propriétaire.

Comme il l’avait fait une première fois, celui-ci repoussa le papier du geste.

— Je la donne… murmura-t-il. Là… la croix rouge… un volcan d’or…

— Vous donnez votre carte ?.. à qui ?

— Vous…

— À moi ?..

— Oui… À la condition… que vous pensiez… à ma mère.

— Votre mère ?.. Vous voulez me recommander votre mère ?

— Oui…

— Comptez sur moi. Mais que dois-je faire de votre carte ? Je n’en puis comprendre le sens.

Le mourant parut se recueillir, puis, après un moment de silence :

— Ben Raddle… dit-il.

— Vous voulez voir M. Raddle ?

— Oui. »

Quelques instants plus tard, l’ingénieur était au chevet du malade, qui, d’un signe, fit comprendre à Jane Edgerton qu’il désirait rester seul avec lui.

Alors, après avoir cherché à tâtons la main de Ben Raddle, Jacques Ledun dit :

« Je vais mourir… ma vie s’en va… je le sens…

— Non, mon ami, protesta Ben Raddle. Nous vous sauverons.

— Je vais mourir, répéta Jacques Ledun. Approchez-vous… Vous m’avez promis de ne pas abandonner ma mère… J’ai foi en vous… Écoutez, et retenez bien ce que je vais vous dire.

D’une voix qui s’affaiblissait par degrés, mais claire, la voix d’un homme dont la raison n’était pas altérée, en possession de toute son intelligence, voici ce qu’il confia à Ben Raddle :

— Quand vous m’avez trouvé… je revenais… de très loin… dans le Nord… Là, sont situés les plus riches gisements du monde… Pas besoin de remuer la terre… C’est la terre elle-même qui rejette l’or de ses entrailles !.. Oui !.. là… j’ai découvert une montagne… un volcan qui renferme une immense quantité d’or… un volcan d’or… le Golden Mount…

— Un volcan d’or ? répéta Ben Raddle d’un ton qui exprimait une certaine incrédulité.

— Il faut me croire, s’écria Jacques Ledun avec une sorte de violence, en essayant de se redresser sur son lit. Il faut me croire. Si ce n’est pour vous, que ce soit pour ma mère… mon héritage, dont elle aura sa part… J’ai fait l’ascension de ce mont… Je suis descendu dans son cratère éteint… plein de quartz aurifère, de pépites… Rien qu’à les ramasser…

Après cet effort, le malade retomba dans une prostration dont il sortit au bout de quelques minutes. Son premier regard fut pour l’ingénieur.

« Bien, murmura-t-il, vous êtes là… près de moi… vous me croyez… vous irez là-bas… là-bas… au Golden Mount… Sa voix baissait de plus en plus, Ben Raddle, qu’il attirait de la main, s’était penché sur son chevet.

« Par 68° 37′ de latitude… la longitude est marquée sur la carte…

— La carte ? interrogea Ben Raddle.

— Vous demanderez… à Jane Edgerton…

Mlle  Edgerton possède la carte de cette région ? insista Ben Raddle au comble de la surprise.

— Oui… donnée par moi… Là… au point marqué d’une croix… près d’un creek… dans le Nord du Klondike… un volcan… dont la prochaine éruption lancera de l’or… dont les scories sont de poussière d’or… là… là… Jacques Ledun, à demi relevé entre les bras de Ben Raddle, tendait sa main tremblante dans la direction du Nord.

Ces derniers mots s’échappèrent de ses lèvres livides :

« Mère… mère…

Puis, avec une douceur infinie :

« Maman ! »

Une suprême convulsion l’agita.

Il était mort.