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Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 1

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 241-260).


SECONDE PARTIE



I

UN HIVER AU KLONDIKE.



Un tremblement de terre, très localisé d’ailleurs, venait de bouleverser cette partie du Klondike, comprise entre la frontière et le Yukon, que traverse le cours moyen du Forty Miles Creek.

Le Klondike n’est pas, à vrai dire, exposé à de fréquentes secousses sismiques. Son sol contient cependant des agrégats quartzeux, des roches éruptives, indiquant que les forces plutoniques l’ont travaillé à son origine, et ces forces, endormies seulement, se réveillent parfois avec une violence peu ordinaire. Au surplus, dans toute la région des Montagnes Rocheuses, qui prennent naissance aux approches du cercle polaire arctique, se dressent plusieurs volcans dont la complète extinction n’est pas certaine.

Si l’éventualité des tremblements de terre ou des éruptions est, en général, peu à craindre dans le district, il n’en est pas ainsi des inondations dues aux crues soudaines de ses creeks.

Dawson City n’a pas été épargnée, et le pont qui réunit la ville à Klondike City, son faubourg, a été plus d’une fois emporté.

Cette fois, le territoire du Forty Miles Creek avait subi un double désastre. Le bouleversement complet du sol entraînait la destruction des claims sur une vaste étendue des deux côtés de la frontière. L’inondation était venue par surcroît, et l’eau recouvrait l’emplacement des anciens placers, où toute exploitation serait désormais impossible.

Il eût été difficile, au premier moment, d’apprécier la grandeur du dommage. Une obscurité profonde enveloppait la contrée. Si les maisonnettes, les cabanes, les huttes avaient été détruites, si la plupart des mineurs étaient maintenant sans abri, si le nombre des blessés et des morts, les uns écrasés sous les décombres, les autres noyés, était considérable, on ne l’apprendrait que le lendemain. Que toute cette population d’émigrants répandue sur les placers fût obligée d’abandonner la région, on ne le saurait qu’après avoir constaté l’importance de la catastrophe.

Ce qui paraissait, en tout cas, avoir causé un désastre irréparable, c’était le déversement d’une partie des eaux du Forty Miles Creek sur les gisements de sa rive droite. Sous la poussée des forces souterraines, le fond de son lit avait été soulevé au niveau des deux bords. Il y avait donc lieu de penser que l’inondation n’était point passagère. Dans ces conditions, comment reprendre les fouilles dans un sol recouvert par cinq à six pieds d’une eau courante dont on ne pourrait provoquer la dérivation ?

Quelle nuit de terreur et d’angoisses eurent à passer les pauvres gens frappés par cette soudaine catastrophe ! Ils n’avaient aucun abri, et l’orage dura jusqu’à cinq heures du matin. La foudre frappa à maintes reprises les bois de bouleaux et de trembles où s’étaient retirées les familles. En même temps, une pluie torrentielle mélangée de grêlons ne cessa de tomber. Si Lorique n’eût découvert, en remontant le ravin, une petite grotte dans laquelle Summy Skim et lui transportèrent Ben Raddle, le blessé n’aurait pas trouvé de refuge.

On imagine aisément à quelles idées les deux cousins devaient s’abandonner. Ainsi, c’était pour être les victimes de tels événements qu’ils avaient entrepris un si long et si pénible voyage ! Tous leurs efforts étaient perdus. Il ne restait rien de leur héritage, pas même ce que l’exploitation avait produit au cours des dernières semaines. De l’or recueilli par eux-mêmes et par leur infortunée compagne, il n’existait plus la moindre parcelle. Après la chute de la maisonnette, l’inondation avait tout balayé. Aucun objet n’avait pu être sauvé, et, à présent, l’or s’en allait en dérive dans le courant du rio.

Lorsque l’orage eut cessé, Summy Skim et le contre-maître quittèrent la grotte quelques instants, en laissant Ben Raddle aux soins de Jane Edgerton, et cherchèrent à se rendre compte de l’étendue du désastre. Comme le 129, le 127 bis et le 131 avaient disparu sous les eaux. La question de frontière était résolue du coup. Que le cent quarante et unième méridien fût reporté à l’Est ou à l’Ouest, cela n’intéressait plus les deux claims ; que le territoire fût alaskien ou canadien, peu importait. Le creek élargi coulait à sa surface.

Quant aux victimes de ce tremblement de terre, on ne connaîtrait leur nombre qu’après enquête. Assurément, des familles avaient dû être surprises, soit par les secousses du sol, soit par l’inondation, dans leurs cabanes ou dans leurs huttes, et il était à craindre que la plupart n’eussent péri sans avoir eu le temps de fuir.

Ben Raddle, Summy Skim, Lorique et Jane Edgerton n’avaient échappé que par miracle, et encore l’ingénieur ne s’en tirait-il pas sain et sauf. Il convenait de se procurer les moyens de le transporter à Dawson City dans le plus court délai.

Il va sans dire que de l’affaire Hunter-Skim il n’était plus question. Le rendez-vous du lendemain pour le duel tombait de lui-même. D’autres soins réclamaient les deux adversaires, qui ne se retrouveraient jamais, peut-être, l’un en face de l’autre.

D’ailleurs, quand les nuages furent dissipés et lorsque le soleil éclaira le théâtre du drame, ni l’un ni l’autre des deux Texiens ne fut aperçu. De la maison qu’ils occupaient à l’entrée du ravin, à travers lequel coulait désormais la dérivation du Forty Miles, il ne restait plus rien. Du matériel, dressé à la surface du claim, rockers, sluices ou pompes, il ne subsistait pas le moindre vestige. Le courant se propageait avec d’autant plus de rapidité que l’orage de la veille avait grossi les eaux, et l’élargissement de leur cours n’en abaissait pas le niveau.

Les deux Texiens et leur personnel avaient-ils pu se tirer indemnes de l’aventure, ou fallait-il les compter au nombre des victimes ? On l’ignorait, et, en vérité, Summy Skim ne songeait pas à s’en inquiéter. Sa seule préoccupation était de ramener Ben Raddle à Dawson City, où les soins ne lui manqueraient pas, d’y attendre son rétablissement, et, s’il en était temps encore, de reprendre le chemin de Skagway, de Vancouver et de Montréal. Ben Raddle et lui n’avaient plus aucun motif de prolonger leur séjour au Klondike. Le 129 ne rencontrerait plus d’acquéreurs, maintenant qu’il gisait sous une profonde masse d’eau. Le mieux serait donc de quitter le plus tôt possible cet abominable pays où, ainsi que l’avait dit bien souvent Summy Skim, non sans quelque raison, des gens sains d’esprit et de corps n’auraient jamais dû mettre le pied.

Mais un prompt retour serait-il possible ? La guérison de Ben Raddle n’exigerait-elle pas de longs jours, des semaines, des mois peut-être ?

La première quinzaine d’août allait bientôt prendre fin. La seconde ne s’achèverait pas sans que l’hiver, si précoce sous cette haute latitude, ne fermât les régions lacustres et la passe du Chilkoot. Le Yukon lui-même ne tarderait pas à devenir impraticable, et les derniers steamboats seraient partis pour le descendre jusqu’à son embouchure, avant que Ben Raddle fût en état de s’y embarquer.

C’était, dans ce cas, tout un hiver à passer à Dawson. Or, la perspective de rester ensevelis sept ou huit mois sous les neiges du Klondike, avec des froids de cinquante ou soixante degrés, n’était rien moins qu’agréable. Pour éviter une telle calamité, il convenait de rentrer à Dawson City en toute hâte, et de confier le blessé au docteur Pilcox, avec injonction de le guérir dans le plus court délai.

Fort heureusement, — car la question des transports ne laissait pas d’être épineuse, — Neluto retrouva sa carriole intacte sur l’épaulement où il l’avait remisée et que les eaux n’avaient pas atteint. Quant au cheval qui, pâturant en liberté, s’était enfui au moment du cataclysme, il put être repris et ramené à ses maîtres.

« Partons ! s’écria aussitôt Summy Skim. Partons à l’instant !

Ben Raddle lui saisit la main.

— Mon pauvre Summy, dit-il, me pardonneras-tu ? Si tu savais combien je regrette de t’avoir engagé dans cette triste affaire !..

— Il ne s’agit pas de moi, répliqua Summy Skim d’un ton bourru. Il s’agit de toi… Par exemple, sois docile, ou sinon !.. Mlle Jane va t’emmailloter la jambe du mieux possible, puis Patrick et moi nous t’étendrons dans la carriole, sur une bonne litière d’herbe sèche. J’y prendrai place avec Mlle Jane et Neluto. Lorique et Patrick nous rejoindront à Dawson City, comme ils le pourront. Nous marcherons aussi vite… non, je veux dire aussi lentement qu’il sera nécessaire, afin de t’éviter les cahots. Une fois à l’hôpital, tes maux seront finis, et le docteur Pilcox raccommodera ta jambe rien qu’en la regardant… Pourvu seulement qu’il ne la regarde pas trop longtemps et que nous puissions repartir avant la mauvaise saison !

— Mon cher Summy, dit alors Ben Raddle, il est possible que ma guérison demande plusieurs mois et je comprends quelle impatience tu dois avoir d’être de retour à Montréal… Pourquoi ne partirais-tu pas ?

— Sans toi, Ben ?.. Tu délires, je suppose. Mais, mon vieux Ben, je me ferais plutôt casser une jambe à mon tour ! »

À travers les routes encombrées de gens qui allaient chercher du travail sur d’autres placers, la carriole transportant Ben Raddle reprit le chemin de Fort Cudahy, en suivant la rive droite du Forty Miles Creek. Au bord de la rivière, fonctionnaient les claims que l’inondation n’avait pas atteints. Quelques-uns cependant, s’ils n’avaient pas été envahis par les eaux, n’étaient plus exploitables pour le moment. Bouleversés par les secousses du sol qui s’étaient propagées à une assez grande distance de la frontière, leur matériel brisé, leurs puits comblés, leurs poteaux abattus, leurs maisonnettes détruites, ils présentaient un lamentable aspect. Mais, enfin, ce n’était pas la ruine absolue et les travaux pourraient y être repris, l’année suivante.

La carriole ne marchait pas vite, les cahots de ces mauvaises routes causant de vives souffrances au blessé. Ce fut seulement le surlendemain que le véhicule s’arrêta à Fort Cudahy.

À TRAVERS LES ROUTES ENCOMBRÉES… (Page 246.)

Assurément, Summy Skim n’épargnait pas ses soins, mais la vérité force à reconnaître qu’il se montrait d’une insigne maladresse, et que Ben Raddle eût été à plaindre sans le secours de Jane Edgerton. Celle-ci inventait mille moyens de soutenir le membre brisé, découvrait pour lui des positions toujours nouvelles et toujours les meilleures, et surtout trouvait sans effort les paroles les plus propres à réconforter l’âme du malade.

Malheureusement, ni elle, ni Summy Skim n’étaient capables de réduire une fracture. Il fallait pour cela un médecin, et, pas plus qu’à Fort Cudahy, il n’en existait à Fort Reliance où l’on arriva quarante-huit heures après.

Summy Skim s’inquiétait à bon droit. La situation de son cousin n’allait-elle pas empirer avec le temps et le défaut de médication ? Ben Raddle, il est vrai, supportait sans se plaindre ses souffrances qui devaient être vives, mais c’est pour ne pas alarmer Summy qu’il se contenait ainsi, et celui-ci le comprenait aux cris de douleur qui échappaient parfois à l’ingénieur au plus fort de ses accès de fièvre.

Il fallait donc se hâter et atteindre, coûte que coûte, la capitale du Klondike. Là seulement, Ben Raddle pourrait être vraiment soigné. Aussi, quel soupir de soulagement poussa Summy Skim, quand, dans l’après-midi du 16 août, la carriole s’arrêta enfin devant l’hôpital de Dawson.

Le hasard voulut qu’à ce moment Edith Edgerton fût sur le seuil de la porte pour les besoins de son service. D’un coup d’œil, elle reconnut quel malade on lui amenait, et sans doute en éprouva-t-elle une violente émotion, car la subite pâleur de son visage put être remarquée de toutes les personnes présentes. Quelle que fût, d’ailleurs, cette émotion, elle ne la trahit par aucun autre signe extérieur, sinon qu’elle en oublia d’embrasser sa cousine. Sans prononcer une parole, elle prit rapidement les mesures les plus propres à soulager le blessé, qu’une fièvre ardente rendait à demi inconscient. Sous sa direction, celui-ci fut descendu de la carriole et transporté dans l’hôpital avec tant d’adresse qu’il ne poussa pas la moindre plainte. Dix minutes après, il était déposé dans une chambre particulière, et s’endormait entre deux draps d’une blancheur éblouissante et soigneusement bordés.

« Vous voyez, miss Edith, que j’avais raison de soutenir, en vous amenant à Dawson City, que nous avions à votre présence un intérêt personnel ! dit Summy d’un ton désolé.

— Qu’est-il donc arrivé à M. Raddle ? » interrogea Edith sans répondre directement à la remarque.

Ce fut Jane qui mit sa cousine au courant des aventures dont celle-ci voyait en somme le dénouement. Le récit durait encore quand survint le docteur Pilcox, qu’Edith avait aussitôt fait appeler.

Le tremblement de terre dont la région du Forty Miles Creek avait été le théâtre était connu depuis quelques jours à Dawson City. On savait maintenant qu’une trentaine de personnes en avaient été victimes. Mais le docteur Pilcox ne pouvait se douter que l’une d’elles fût l’ingénieur.

« Comment ! s’écria-t-il avec sa faconde habituelle, c’est monsieur Raddle !.. et avec une jambe brisée !

— Oui, docteur, lui-même, répondit Summy Skim… Et mon pauvre Ben souffre effroyablement.

— Bon !.. bon !.. Ce ne sera rien, reprit le docteur. On la lui remettra, sa jambe !.. Ce n’est pas un médecin, c’est un rebouteur qu’il lui faut. On va lui rebouter ça dans les règles !

Ben Raddle n’avait qu’une fracture simple au-dessous du genou, fracture que le docteur réduisit très habilement, puis le membre fut placé dans un appareil qui assura sa complète immobilité. Tout en agissant, le docteur parlait suivant sa coutume :

— Mon cher client, disait-il, vous pouvez vous vanter d’avoir une vraie chance ! Axiome : se briser les membres pour les avoir solides. Vous aurez des jambes de cerf ou d’orignal… une jambe de cerf plutôt, à moins que vous ne préfériez que je casse aussi l’autre !

— Merci bien ! murmura avec un pâle sourire Ben Raddle, revenu à la pleine conscience de lui-même.

— Ne vous gênez pas ! reprit le jovial docteur. À votre disposition… Non ?.. Vous ne vous décidez pas ?.. On se contentera donc d’en guérir une.

— Combien de temps exigera la guérison ? demanda Summy.

— Euh !.. Un mois… six semaines… Des os, monsieur Skim, ça ne se ressoude pas comme deux bouts de fer chauffés au rouge blanc. Il faut le temps, à défaut de la forge et du marteau.

— Le temps !.. le temps !.. maugréa Summy Skim.

— Que voulez-vous, répliqua le docteur Pilcox, c’est la nature qui opère, et, vous ne l’ignorez pas, elle n’est jamais pressée, la nature. C’est même pour cela qu’on a inventé la patience. »

Patienter, voilà ce que Summy Skim avait de mieux à faire. Patienter et se résigner à voir la mauvaise saison arriver avant que Ben Raddle fût remis sur pied ! Aussi a-t-on idée d’un pays où l’hiver commence dès la première semaine de septembre, où la neige et les glaces s’accumulent au point de rendre la contrée impraticable ? Comment, à moins d’être tout à fait valide, Ben Raddle pourrait-il, par de telles températures, affronter les fatigues du retour et franchir les passes du Chilkoot, pour aller s’embarquer à Skagway sur les steamboats de Vancouver ? Quant à ceux qui descendent le Yukon jusqu’à Saint-Michel, le dernier serait parti dans une quinzaine de jours en laissant les embâcles se former derrière lui !

Précisément, le Scout revint le 20 août à Dawson City.

Le premier soin de Bill Stell fut de s’informer si MM. Ben Raddle et Summy Skim avaient terminé l’affaire relative au claim 129, et s’ils se préparaient à reprendre la route de Montréal. Il alla, dans ce but, trouver le docteur Pilcox à l’hôpital.

Quelle fut sa surprise lorsqu’il apprit que Ben Raddle y était en traitement et ne pourrait être rétabli avant six semaines.

« Oui, Bill, lui déclara Summy Skim, voilà où nous en sommes ! Non seulement nous n’avons pas vendu le 129, mais il n’y a plus de 129 ! Et non seulement il n’y a plus de 129, mais il nous est impossible de quitter cet atroce Klondike pour un pays plus habitable !

Le Scout connut alors la catastrophe du Forty Miles et comment Ben Raddle avait été grièvement blessé dans cette circonstance.

« C’est bien là ce qu’il y a de plus déplorable, conclut Summy Skim, car enfin, nous en aurions fait notre deuil du 129. Je n’y tenais pas, moi, au 129 ! Parbleu ! Quelle sotte idée a eue l’oncle Josias d’acquérir le 129 et de mourir pour nous laisser le 129 ! »

Cent vingt-neuf !.. Avec quel mépris Summy Skim énonçait ce nombre maudit !

« Ah ! Scout, s’écria-t-il, si le pauvre Ben n’en avait pas été victime, comme au fond je l’aurais béni, ce tremblement de terre ! Il nous débarrassait d’un héritage encombrant ! Plus de claim ! Plus d’exploitation ! C’est tout bénéfice à mon sens.

— Vous allez donc être obligés, interrompit le Scout, de passer l’hiver à Dawson City ?

— Autant dire au pôle Nord, répliqua Summy Skim.

— De sorte que moi, reprit Bill Stell, qui venais vous chercher…

— Vous repartirez sans nous, Bill, » répondit Summy Skim, avec un accent de résignation qui confinait au désespoir.

C’est ce qui arriva quelques jours plus tard, après que le Scout eut pris congé des deux Canadiens, en promettant de revenir au début du printemps.

« Dans huit mois ! » avait soupiré Summy Skim.

Cependant le traitement de Ben Raddle suivait son cours régulier. Aucune complication n’était survenue. Le docteur Pilcox se déclarait on ne peut plus satisfait. La jambe de son client n’en serait que plus solide et lui en vaudrait deux à elle seule. « Cela lui en fera trois, si je compte bien, » avait-il coutume de dire.

Quant à Ben Raddle, il prenait son mal en patience. Admirablement soigné par Edith, il semblait s’accommoder le mieux du monde du régime de l’hôpital. Tout au plus eût-on pu lui reprocher de se montrer un peu trop exigeant à l’égard de sa douce garde-malade. Il fallait que celle-ci fît d’interminables stations au chevet de son blessé, et encore lui était-il interdit de le quitter quelques minutes, pour les besoins du service, sous peine de s’attirer les plus véhémentes protestations. Il est juste d’ajouter que la victime de cette tyrannie n’en paraissait pas autrement fâchée. Volontiers, elle s’oubliait en de longues causeries, quitte à réaliser, pendant le sommeil de l’ingénieur, des miracles d’activité, pour que les autres pensionnaires de l’hôpital ne souffrissent pas de la préférence qu’elle accordait à un seul.

Au cours de leurs tête-à-tête, les deux jeunes gens ne songeaient pas à ébaucher le moindre roman. Non, pendant que son cousin, chaque fois que le temps le permettait, allait à la chasse avec le fidèle Neluto, Ben Raddle se tenait au courant des marchés de Dawson City et des découvertes nouvelles dans les régions aurifères. Edith était sa gazette vivante. Elle lui lisait les journaux locaux, tels que Le Soleil du Yukon, Le Soleil de Minuit, La Pépite du Klondike, d’autres encore. De ce que le 129 n’existait plus, résultait-il qu’il ne restât plus rien à faire dans le pays ? N’y aurait-il pas quelque autre claim à acquérir, puis à exploiter ? L’ingénieur, décidément, avait pris goût à ses travaux du Forty Miles Creek.

S’il se gardait bien de parler de ces vagues projets à Summy Skim qui, cette fois, n’aurait pu contenir sa trop juste indignation, il se rattrapait quand Edith était seule auprès de lui. Celle-ci n’avait pas été abattue par la ruine de sa cousine, et sa foi dans l’avenir n’en était pas ébranlée. Elle discutait avec l’ingénieur les mérites de telle ou telle partie du district. Ils élaboraient ensemble des plans d’avenir le plus sérieusement du monde. On le voit, si la fièvre causée par la blessure ne dévorait plus le corps de Ben Raddle, la fièvre de l’or n’avait pas quitté son âme, et, de celle-là, il ne semblait pas près de guérir. Cette fièvre morale, ce n’était pas, d’ailleurs, le désir de posséder le précieux métal qui la lui donnait, mais bien la passion de la découverte et l’ivresse supérieure de rendre réalisables les rêves audacieux qu’enfantait son cerveau.

Comment son imagination n’eût-elle pas été surexcitée par les nouvelles des claims montagneux de la Bonanza, de l’Eldorado et du Little Skookum ?

Ici, on lavait jusqu’à cent dollars par ouvrier et par heure ! Là, on retirait huit mille dollars d’un trou long de vingt-quatre pieds, large de quatorze ! Un syndicat de Londres venait d’acheter deux claims sur le Bear et le Dominion au prix de dix-sept cent cinquante mille francs ! Le placer no 26, sur l’Eldorado, était à céder pour deux millions, et les ouvriers y recueillaient chacun et chaque jour jusqu’à soixante mille francs ! Au Dôme, sur la ligne de partage des eaux entre la Klondike River et l’Indian River, M. Ogilvie ne prévoyait-il pas, avec sa haute compétence, une extraction totale dépassant cent cinquante millions de francs ?

Et cependant, en dépit de ce mirage, Ben Raddle eût été sage, peut-être, de ne pas oublier ce que le pasteur de Dawson City répétait à un Français, M. Amès Semiré, l’un des voyageurs qui ont le mieux étudié ces régions aurifères :

« Avant de partir, il convient que vous vous assuriez la possession d’un lit à mon hôpital. Si la fièvre de l’or vous atteint, vous aussi, au cours de votre excursion, vous ne le regretterez pas. Pour peu que vous trouviez quelques parcelles d’or — et il y en a partout, dans le pays — vous vous surmènerez inévitablement. Dans ce cas vous attraperez sûrement le scorbut ou autre chose. Or, pour deux cent cinquante francs par an, je cède des abonnements qui vous donnent droit à une couchette et aux soins gratuits du médecin. Tout le monde me prend des tickets. Voici le vôtre »

Des soins, l’expérience actuelle montrait à Ben Raddle qu’il n’en manquerait pas à l’hôpital de Dawson. Mais son irrésistible besoin d’aventures n’allait-il pas l’entraîner loin de Dawson City, dans ces régions inexplorées où l’on découvrait de nouveaux gisements ?

Entre temps, Summy Skim s’était informé, près de la police, des Texiens Hunter et Malone. Avaient-ils été revus depuis la catastrophe du Forty Miles Creek ?

La réponse avait été négative. Ni l’un ni l’autre n’étaient revenus à Dawson City où leurs excès eussent, comme d’habitude, signalé leur présence. On les aurait rencontrés dans les casinos, dans les maisons de jeu, en tous ces lieux de plaisir où ils tenaient le premier rang. Il se pouvait donc qu’ils eussent péri dans le tremblement de terre du Forty Miles Creek, entraînés par l’inondation qui en avait été la conséquence. Toutefois, comme aucun des Américains qui travaillaient sur le claim 131 n’avait été retrouvé, et comme il n’était pas admissible que tous eussent été victimes du désastre, il était possible que Hunter et Malone fussent repartis avec leur personnel pour les gisements de Circle City et de Birch Creek, où ils avaient commencé leur campagne.

Au début d’octobre, Ben Raddle put quitter son lit. Le docteur Pilcox ne laissait pas d’être fier de cette guérison, à laquelle les soins d’Edith avaient contribué autant que les siens.

Si l’ingénieur était sur pied, il lui fallait toutefois s’imposer encore certains ménagements, et il n’aurait pu supporter le voyage de Dawson City à Skagway. D’ailleurs, il était trop tard. Les premières neiges de l’hiver tombaient, abondantes, les cours d’eau commençaient à geler, la navigation n’était plus praticable, ni sur le Yukon, ni sur les lacs. Déjà, la moyenne de la température atteignait quinze degrés au-dessous de zéro, en attendant qu’elle tombât à cinquante ou soixante.

Les deux cousins avaient fait choix d’une chambre dans un hôtel de Front street et prenaient au French Royal Restaurant leurs repas qui n’étaient pas assaisonnés de la plus franche gaîté. Ils parlaient peu. Mais, jusque dans la tristesse, la diversité de leurs natures continuait à s’accuser.

Lorsque Summy Skim disait parfois en hochant la tête :

« Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cette affaire, c’est que nous n’ayons pu quitter Dawson City avant l’hiver.

Ben Raddle répondait invariablement :

« Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est, peut-être, de n’avoir pas vendu notre claim avant la catastrophe et, sûrement, d’être dans l’impossibilité d’en continuer l’exploitation. »

Là-dessus, pour ne point entamer une discussion inutile, Summy Skim décrochait son fusil, appelait Neluto et partait en chasse aux environs de la ville.

Un mois s’écoula encore, au cours duquel les oscillations de la colonne thermométrique furent vraiment extraordinaires. Elle descendait à trente ou quarante degrés, puis remontait à quinze ou dix sous zéro, suivant la direction du vent.

Pendant ce mois, la guérison de Ben Raddle se poursuivit de la manière la plus satisfaisante. Bientôt, il put entreprendre, en compagnie de Summy Skim, des excursions chaque jour plus longues, auxquelles, à défaut de sa cousine retenue par ses fonctions, se joignait d’ordinaire Jane Edgerton. C’était un véritable plaisir pour les trois promeneurs, soit de marcher, lorsque le calme de l’atmosphère le permettait, soit, chaudement vêtus de fourrures, de glisser en traîneau sur la neige durcie.

Un jour, le 17 novembre, le trio, sorti à pied cette fois-là, se trouvait à une lieue environ, dans le nord de Dawson City ; Summy Skim avait fait bonne chasse et on se préparait à revenir, lorsque Jane Edgerton s’arrêta tout à coup et s’écria, en indiquant un arbre distant d’une cinquantaine de pas :

« Un homme !.. là !

— Un homme ? » répéta Summy Skim.

« UN HOMME ! LÀ ! » (Page 259.)

En effet, au pied d’un bouleau, un homme était étendu sur la neige. Il ne faisait aucun mouvement. Sans doute il était mort, mort de froid, car la température était alors très basse.

Les trois promeneurs coururent vers lui. L’inconnu paraissait âgé d’une quarantaine d’années. Il avait les yeux clos, et son visage exprimait une grande souffrance. Il respirait encore, mais si faiblement qu’il semblait parvenu au seuil même de la mort.

Comme si la chose allait de soi, Ben Raddle s’empara sur-le-champ de l’autorité.

« Toi, Summy, dit-il d’une voix brève, tâche de te procurer un véhicule quelconque. Moi, je cours à la plus prochaine maison chercher un cordial. Pendant ce temps, Mlle Jane frictionnera le malade avec de la neige et s’efforcera de le ranimer. »

L’ordre fut aussitôt exécuté. Quand Ben Raddle prit sa course, Summy était déjà parti et se dirigeait vers Dawson à toutes jambes.

Restée seule auprès de l’inconnu, Jane se mit en devoir de lui faire subir une friction héroïque. Le visage d’abord. Puis elle entr’ouvrit le grossier cafetan afin d’atteindre les épaules et la poitrine.

De l’une des poches, un portefeuille de cuir glissa, et des papiers s’éparpillèrent sur le sol. L’un d’eux attira plus particulièrement l’attention de Jane qui le ramassa et y jeta un rapide coup d’œil. C’était une feuille de parchemin pliée en quatre, aux arêtes élimées et presque coupées par des frottements répétés. Ouvert, le document n’était autre chose qu’une carte géographique, la carte d’un littoral marin, sans autre indication qu’un parallèle, un méridien et une grosse croix rouge en un point de cette côte ignorée.

Jane replia le document et, l’ayant mis machinalement dans sa poche, ramassa les autres papiers qu’elle réintégra dans le portefeuille, puis continua son énergique médication. Les bons effets, d’ailleurs, n’en étaient pas contestables. Le malade commençait à s’agiter. Bientôt ses paupières battirent et de vagues paroles s’échappèrent de ses lèvres bleuies, tandis que sa main, qu’il avait d’abord portée à sa poitrine, venait faiblement serrer celle de Jane Edgerton. En se penchant, la jeune fille put saisir quelques mots qui lui parurent dénués de sens :

« Là… disait le mourant… Portefeuille… Vous le donne… Volcan d’Or… Merci… À vous… Ma mère…

Ben Raddle revenait à ce moment, et, sur la route, on entendait le bruit d’une voiture qui s’approchait au galop.

— Voici ce que j’ai trouvé, dit Jane en remettant le portefeuille à l’ingénieur.

Ce portefeuille ne contenait que des lettres, toutes adressées au même destinataire : M. Jacques Ledun, et datées de Nantes ou de Paris.

— Un Français ! » s’écria Ben Raddle.

Un instant plus tard, l’homme retombé dans un profond coma était placé dans la carriole ramenée par Summy et emporté à toute bride vers l’hôpital de Dawson.