Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 294-304).


IV

CIRCLE CITY.


On le sait, les richesses du Nord-Dominion et de l’Alaska ne se bornent pas à celles du Klondike. Cela est fort heureux pour les amateurs d’émotions fortes, car, si les claims du Klondike sont loin d’être épuisés, leur prix s’élève de jour en jour, et, si ce n’est aux sociétés puissantes, il deviendra bientôt impossible d’en acquérir. C’est pourquoi les prospecteurs, par groupes ou isolément, sont obligés d’étendre leurs recherches jusque dans les contrées du Nord, en descendant le cours de la Mackensie et ensuite celui de la Porcupine River.

Il est à noter que des bruits de toutes sortes attiraient, dès cette époque, l’attention des mineurs sur ces lointaines contrées plus inconnues que ne l’étaient l’Australie, la Californie et le Transvaal, lors des premières exploitations. Des nouvelles arrivaient, apportées par on ne sait qui, venues on ne sait d’où. Plus particulièrement, elles circulaient grâce à ces tribus indiennes qui parcourent les vastes solitudes du Nord sur les confins de l’océan Arctique. Incapables d’exploiter eux-mêmes les gisements, ces indigènes s’efforcent d’attirer les émigrants vers les régions septentrionales. À les en croire, les creeks aurifères se multiplient dans la partie du Nord-Amérique qui se développe au delà du cercle polaire. Les Indiens rapportaient parfois des échantillons de pépites ramassées aux environs de Dawson City et qu’ils prétendaient avoir trouvées vers le soixante-quatrième parallèle. On le comprendra, grande devait être la disposition des mineurs, trop souvent déçus dans leurs espérances, à tenir ces trouvailles pour authentiques.

Ainsi que Ben Raddle ne l’ignorait pas, l’existence d’un volcan aurifère s’était même accréditée au Klondike, sous une forme légendaire. Peut-être étaient-ce ces bruits vagues qui avaient poussé le Français Jacques Ledun à s’aventurer dans l’extrême Nord. Rien n’indiquait actuellement que l’on songeât à se lancer sur ses traces. Mais la légende du Volcan d’Or ne laissait pas d’avoir des partisans, et, puisque certains mineurs se disposaient à chercher la fortune dans le Nord du Dominion, peut-être ce qui n’était qu’à l’état d’hypothèse ne tarderait-il pas à devenir une réalité.

Vers l’Est et vers l’Ouest, la prospection se montrait également très active. Déjà, la région des Dômes était mise en coupe réglée, et, dans la direction opposée, une armée de pioches égratignait le sol aux environs de Circle City.

C’est là que les deux Texiens, Hunter et Malone, avaient commencé la campagne qui devait être si tragiquement interrompue. L’exploitation entreprise sur le bord du Birch Creek n’ayant donné que des résultats médiocres, ils étaient revenus au claim 131, jusqu’au moment où la catastrophe du 5 août les en avait chassés.

Ni Hunter, ni Malone, ni aucun de leurs hommes ne furent personnellement victimes du désastre. Si l’on put croire tout d’abord qu’ils avaient péri, c’est qu’ils étaient immédiatement repartis pour Circle City avec leur personnel, après avoir reconnu que le malheur était irréparable.

En de telles circonstances, Hunter ne songea pas plus à la rencontre projetée avec Summy Skim, que Summy Skim n’y songea de son côté. L’affaire se trouvait réglée, ipso facto, par force majeure.

Lorsque les Texiens eurent regagné les gisements de Circle City, la belle saison avait encore près de deux mois à courir. Ils reprirent donc l’exploitation abandonnée. Mais, décidément, ils n’avaient pas eu la main heureuse en acquérant leur nouveau claim. Les profits n’y dépassaient guère les frais, et, si Hunter n’eût pas possédé quelques ressources, ses compagnons et lui-même eussent été sans doute fort embarrassés pendant le prochain hiver.

Une circonstance particulière allait d’ailleurs les délivrer de tout souci à cet égard.

Ces hommes violents ne pouvaient semer autour d’eux que discorde et querelles. Avec leur insolente prétention d’imposer leur volonté à tous, de ne respecter les droits de personne, de se considérer partout en pays conquis, ils ne cessaient de s’attirer de mauvaises affaires. On a vu quelle tournure prenaient les choses sur les claims du Forty Miles Creek. Il en fut de même sur celui de Birch Creek. À défaut d’étrangers, leurs compatriotes eurent à souffrir de leur mauvaise foi et de leur violence.

Finalement, le gouvernement de l’Alaska dut intervenir. La police, puis la justice s’en mêlèrent. À la suite d’une collision avec les représentants de l’autorité, la bande de Hunter tout entière fut arrêtée, condamnée à dix mois de prison et dûment verrouillée dans celle de Circle City.

La question du logement et de la nourriture pendant l’hiver se trouva du coup réglée pour les Texiens et leurs compagnons. En revanche, Hunter et Malone durent renoncer aux plaisirs des grandes villes, et la présence des deux honorables gentlemen ne fut point signalée de toute la saison dans les casinos de Skagway, Dawson ou Vancouver.

Leur incarcération donnait à Hunter et à Malone tout le temps de penser à l’avenir. Leur peine devait finir au retour de la belle saison. Que feraient-ils de leur personnel et que feraient-ils eux-mêmes à ce moment ? L’exploitation du claim du Forty Miles Creek devenue impossible, celle du gisement de Circle City ne donnant que des résultats insuffisants, leurs ressources seraient rapidement épuisées s’ils ne rencontraient pas quelque bonne affaire. Recruté dans des contrées diverses, mais ayant toutes le défaut commun de posséder une police insuffisamment endurante, leur personnel, composé de gens de sac et de corde, était à l’entière dévotion des deux aventuriers. L’ordre qu’ils donneraient serait accompli, quel qu’il fût. Encore fallait-il donner cet ordre, c’est-à-dire avoir un plan, avoir un but. Ce but, parviendraient-ils à le découvrir ! L’occasion se présenterait-elle de sortir de l’impasse dans laquelle ils étaient actuellement fourvoyés ?

Cette occasion se présenta, et voici dans quelles circonstances.

Au nombre des détenus dont ils partageaient la vie, Hunter avait remarqué un Indien nommé Krarak, qui, de son côté, paraissait observer tout particulièrement Hunter. Ce sont là des sympathies très naturelles. On s’apprécie entre coquins. Les deux hommes étaient faits pour se comprendre, et une certaine intimité fut bientôt établie entre eux.

Krarak était âgé d’une quarantaine d’années. Trapu, vigoureux, l’œil cruel, la physionomie farouche, sa nature ne pouvait que plaire à Hunter et Malone.

Il était Alaskien d’origine, et connaissait bien le pays qu’il parcourait depuis sa jeunesse. Il eût assurément fait un excellent guide, et l’on aurait pu s’en rapporter à son intelligence, si son aspect n’eût pas inspiré la plus grande défiance. Défiance trop justifiée. Les mineurs au service desquels il était entré avaient tous eu à s’en plaindre, et c’est à la suite d’un vol important, précisément sur les exploitations de Birch Creek, qu’il avait été incarcéré dans la prison de Circle City.

Au cours du premier mois, Hunter et Krarak gardèrent une certaine réserve l’un vis-à-vis de l’autre. Ils s’observaient. Hunter, ayant cru comprendre que Krarak voulait lui faire une confidence, attendait que celui-ci se décidât.

Il ne se trompait pas, d’ailleurs. Un jour, en effet, afin d’entrer en matière, l’Indien lui parla de ses pérégrinations à travers la partie inconnue du Nord-Amérique, alors qu’il servait de guide aux agents de la baie d’Hudson, dans la région arrosée par la Porcupine River, et située entre Fort Yukon, Fort Mac Pherson et la mer Arctique.

Krarak se borna, d’abord, à des généralités et ne dit que juste ce qu’il fallait dire pour exciter les convoitises de Hunter, mais peu à peu il se montra plus expansif.

« Que ferais-tu si tu étais libre ? » (Page 299.)

— C’est dans le Nord et au voisinage de l’Océan, affirma-t-il un jour, que l’or se trouve en abondance. Avant peu, on comptera sur le littoral les mineurs par milliers.

— Il n’y a qu’une chose à faire, répondit Hunter : les y devancer.

— Sans doute, répliqua Krarak. Encore faut-il connaître la situation des gisements.

— Tu en connais, toi ?

— Plusieurs. Mais le pays est difficile… on peut s’y égarer pendant des mois, et passer auprès des claims sans les voir… Un surtout, et quel claim… Ah ! si j’étais libre !..

Hunter le regarda bien en face.

— Que ferais-tu, si tu étais libre ? demanda-t-il.

— J’irais là où j’allais lorsque j’ai été pris, répondit Krarak.

— Où donc ?

— Là où l’or se ramasse à la brouette ! » déclara l’Indien avec emphase.

Hunter eut beau le presser de questions, Krarak ne s’avança pas davantage. Il en avait dit assez, d’ailleurs, pour enflammer la cupidité de son interlocuteur.

Hunter et Malone, convaincus que Krarak connaissait des gisements dans le voisinage de la mer Polaire, eurent tous deux la même pensée qu’il fallait lui faire dévoiler tout ce qu’il savait, en vue de la prochaine campagne. De là, d’interminables entretiens, dont les deux Texiens ne retirèrent aucun profit. Si l’Indien continua d’être affirmatif sur l’existence des placers, il garda toujours un silence absolu sur leur situation exacte.

Avec les dernières semaines d’avril était arrivée la fin d’un hiver qui avait été aussi dur à Circle City qu’à Dawson. Les prisonniers avaient beaucoup souffert. Hunter et ses compagnons attendaient impatiemment d’être remis en liberté, bien résolus à entreprendre une expédition vers les hautes régions du continent américain.

Pour cela, le concours de Krarak était indispensable, et celui-ci ne semblait pas disposé à le refuser. Les autorités de l’Alaska s’opposaient malheureusement à ce qu’il obéît à ses préférences naturelles. Si Hunter et les siens devaient, en effet, être prochainement libérés, il n’en était pas ainsi de l’Indien, que ses engagements antérieurs à l’égard de la justice de son pays obligeaient à séjourner plusieurs années encore dans la prison de Circle City.

Restait la ressource d’une évasion. La fuite n’était possible qu’en s’ouvrant un passage sous l’un des murs du préau, qui limitait à la fois, de ce côté, la prison et la ville. De l’intérieur, on ne pouvait pratiquer cette ouverture sans attirer l’attention des gardiens. Mais, de l’extérieur, la nuit, en prenant les précautions voulues, le travail ne présenterait pas de grandes difficultés.

Le concours de Hunter devenait à son tour nécessaire. Entre les deux sacripants, le marché fut vite conclu. Aussitôt libre, Hunter viendrait en aide à Krarak, qui, libre lui aussi, se mettrait au service du Texien et le conduirait aux gisements connus de lui dans le Nord du Klondike.

Le 13 mai, l’emprisonnement de Hunter et de sa bande arriva à son terme. L’Indien n’eut donc plus qu’à se tenir sur le qui-vive. Comme il n’était point enfermé dans une cellule, il lui serait facile, le moment venu, de quitter le dortoir commun et de se glisser à travers le préau sans être remarqué.

C’est ce qu’il fit dès la nuit suivante. Couché au pied du mur, il attendit jusqu’à l’aube.

Il eut lieu d’exercer sa patience. Aucun bruit ne parvint à son oreille entre le coucher et le lever du soleil. Hunter et Malone n’avaient encore pu agir. Craignant que la police n’eût le mauvais goût de s’étonner de ne point les voir quitter immédiatement Circle City, ils avaient cru devoir attendre vingt-quatre heures. Les outils ne leur manquaient pas. Ils avaient retrouvé à l’auberge où ils étaient descendus et où ils élurent de nouveau domicile en sortant de la prison les pics et les pioches de leur dernière campagne.

La bourgade montrait déjà une certaine animation. Les prospecteurs des gisements alaskiens du bas cours du Yukon, attirés par la précocité de la belle saison, commençaient à y affluer. Cette circonstance favorisait la bande des Texiens qui se perdraient ainsi plus aisément dans la foule.

La nuit suivante, Krarak, dès dix heures du soir, reprit son poste au pied du mur. La nuit était obscure, et une assez forte brise soufflait du Nord.

Vers onze heures, l’Indien, l’oreille appliquée au ras du sol, crut comprendre que l’on travaillait à sa délivrance.

Il ne se trompait pas. Hunter et Malone s’étaient mis à l’œuvre. Avec la pioche, ils foraient une galerie sous le pied de la muraille, afin de ne pas avoir besoin d’en déplacer les pierres.

De son côté, dès qu’il eut bien reconnu l’endroit choisi, Krarak fouilla le sol avec ses ongles.

Il n’y eut aucune alerte. Les gardiens ne furent point attirés dans le préau. Le vent vif et froid les retenait à l’intérieur où l’absence de Krarak resta inaperçue.

Le trou était assez large pour livrer passage à un homme. (Page 302.)

Enfin, un peu après minuit, le trou fut assez large pour livrer passage à un homme de corpulence ordinaire.

« Viens, dit une voix qui était celle de Hunter.

— Personne au dehors ? demanda Krarak.

— Personne. »

Quelques instants plus tard, l’Indien était en liberté.

Au delà du Yukon, dont Circle City occupe la rive gauche, il apercevait une vaste plaine encore parsemée des dernières neiges de l’hiver. La débâcle était commencée et le fleuve charriait des glaçons. Une barque n’aurait pu s’y engager, en admettant qu’il eût été possible à Hunter de s’en procurer une sans exciter la défiance de la police.

L’Indien n’était pas homme à se laisser arrêter par un tel obstacle. Il saurait bien sauter d’un glaçon à l’autre pour atteindre la rive droite. Une fois là, toute la campagne s’ouvrait devant lui. Il serait loin lorsqu’on découvrirait sa fuite.

Il importait cependant que le fugitif fût hors d’atteinte avant le lever du soleil. Il n’avait donc pas une heure à perdre.

Hunter lui dit :

« Tout est convenu ?

— Convenu, répondit Krarak.

— Où nous retrouverons-nous ?

— Comme il a été dit : à dix milles de Fort Yukon, sur la rive gauche de la Porcupine.

C’est, en effet, ce qui avait été arrêté entre eux. Dans deux ou trois jours, Hunter et ses compagnons quitteraient Circle City et se dirigeraient vers Fort Yukon, situé en aval dans le Nord-Ouest. De là, ils remonteraient le cours de la Porcupine vers le Nord-Est. Quant à l’Indien, après avoir franchi le Grand Fleuve, il se dirigerait au Nord, en droite ligne, vers son tributaire.

Au moment de se séparer :

— Tout est convenu ? répéta Hunter.

— Tout.

— Et tu nous conduiras ?.. fit Malone.

— Droit aux placers.

Hunter gardait malgré lui une certaine méfiance.

— Pars donc, dit-il. Et, si tu nous as trompés, ne crois pas nous échapper. Il y aurait alors trente hommes lancés à ta poursuite et qui sauraient bien te retrouver.

— Je ne vous ai pas trompés, répondit Krarak avec calme.

Tendant son bras vers le Nord, il ajouta :

« Une fortune, une fortune immense nous attend tous là-bas.

L’Indien se rapprocha de la rive.

« L’endroit où je vous conduirai, affirma-t-il avec une sorte de solennité, n’est pas un placer. C’est une poche d’or, une montagne d’or plutôt. Vous n’aurez que la peine d’en remplir vos charrettes. Fussiez-vous cent, fussiez-vous mille, vous pourriez encore me laisser ma part sans diminuer la vôtre. »

D’un bond, Krarak s’élança sur un glaçon qui fut aussitôt saisi par le courant. Un instant, Hunter et Malone purent le voir passer d’un glaçon à l’autre, s’éloignant toujours vers la rive droite du fleuve. En quelques minutes, il avait disparu dans l’obscurité.

Les Texiens regagnèrent alors leur auberge, et, dès le lendemain, commencèrent leurs préparatifs pour cette nouvelle campagne.

Il va sans dire que l’évasion de l’Indien fut connue au lever du soleil. Mais l’enquête de la police ne donna aucun résultat, et la complicité de Hunter resta ignorée.

Trois jours après, celui-ci et ses compagnons, en tout une trentaine d’hommes, s’embarquaient avec un matériel très réduit sur un chaland qui allait descendre le fleuve jusqu’à Fort Yukon.

Le 22 mai, après s’être ravitaillée à cette bourgade et avoir chargé ses provisions sur un traîneau tiré par un vigoureux attelage de chiens, la caravane remonta vers le Nord-Est le long de la rive gauche de la Porcupine. Si l’Indien était exact au rendez-vous, on le rencontrerait le soir même.

« Pourvu qu’il y soit ! dit Malone.

— Il y sera, avait répondu Hunter. S’il a menti, la peur le tient, et l’intérêt, s’il a dit vrai. »

L’Indien était à son poste, en effet, et, sous sa direction, la bande continua de longer la rive gauche de la Porcupine, en route vers les solitudes glacées de l’extrême Nord.