Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 9

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 364-377).


IX

UNE CHASSE À L’ORIGNAL.


La rive gauche du Rio Rubber dessinait un coude prononcé à cinquante toises environ de l’endroit où s’ouvrait la galerie allant rejoindre la cheminée du cratère. La dérivation serait pratiquée à l’angle même formé par ce coude. Il s’agissait donc de creuser un canal long de trois cents pieds.

Dès la matinée du 9 juillet, on attaqua l’ouvrage.

Les premiers coups de pioche permirent de constater que le terrassement n’exigerait pas de grands efforts. Le sol, jusqu’à sept ou huit pieds, était formé de terre assez friable. Cette profondeur serait très suffisante, avec une largeur à peu près égale, et il ne serait pas nécessaire de recourir à la mine, ce qui aurait pu épuiser la provision de poudre.

Le personnel de la caravane montrait une grande activité. La proximité du but doublait l’ardeur de tous. On connaissait le plan de Ben Raddle. Bien que plusieurs en comprissent mal la théorie, nul ne mettait en doute que le Golden Mount ne vomît bientôt l’or à plein cratère.

Patrick, notamment, faisait merveille. Servi par sa force prodigieuse, il accomplissait à lui seul la besogne de dix hommes.

Le canal avançait donc avec rapidité. On se relayait et, profitant des longs crépuscules, on travaillait une partie des nuits. Ben Raddle surveillait l’accomplissement de l’œuvre, et s’occupait de faire soutenir les berges du canal, tout en recherchant s’il ne recoupait pas quelque filon aurifère. Il ne découvrit rien.

« Voilà un rio, fit observer le Scout, qui ne vaut pas la Bonanza. Mais enfin, peu importe que ses eaux ne charrient pas de pépites, si elles nous procurent celles du Golden Mount ! »

Huit jours s’écoulèrent. Le 16 juillet, le canal était presque entièrement achevé. Encore quelques mètres à creuser, et il suffirait ensuite d’échancrer la berge du rio sur une largeur de cinq à six pieds et de percer la paroi qui subsistait encore entre le fond de la galerie et la cheminée. Les eaux iraient aussitôt d’elles-mêmes se déverser dans les entrailles du volcan.

Combien de temps faudrait-il alors pour que l’éruption, provoquée par l’accumulation des vapeurs, se produisît ? Nul n’aurait pu répondre sur ce point avec précision. Toutefois, l’ingénieur avait observé que l’activité volcanique s’était accrue de jour en jour. Au milieu des fumées plus épaisses qui couronnaient la montagne, les flammes s’élevaient à une plus grande hauteur, et, pendant les quelques heures d’obscurité, éclairaient la contrée environnante sur une large étendue. Il y avait donc lieu d’espérer que les eaux, lancées dans le foyer central, seraient immédiatement vaporisées et provoqueraient une énergique et soudaine recrudescence des phénomènes éruptifs.

Ce jour-là, vers la fin de l’après-midi, Neluto vint trouver Summy Skim, et, d’une voix qu’une course rapide rendait haletante :

« Ah !.. monsieur Skim !.. monsieur Skim !..

— Qu’y a-t-il, Neluto ?

— Il y a… il y a des orignals, monsieur Skim !

— Des orignals ! s’écria Summy.

— Oui… tout une bande… une demi-douzaine peut-être… ou plus… ou…

— Ou moins, continua Summy. Je connais l’antienne, mon garçon. Dans quelle direction ces orignals ?

— Par là.

Et l’Indien indiquait la plaine à l’Ouest du Golden Mount.

— Loin ?

— Euh !.. une lieue à peu près… ou une demi-lieue…

— Ou deux cents kilomètres, c’est entendu, dit Summy en riant.

Un des plus vifs désirs de l’enragé chasseur était de rencontrer des orignals et d’en abattre une couple. Ce désir, il n’avait pu le satisfaire depuis son arrivée au Klondike. À peine si deux ou trois de ces animaux avaient été signalés aux environs de Dawson City ou sur le territoire du Fort Miles Creek. La nouvelle apportée par Neluto était donc de nature à surexciter ses instincts cynégétiques.

— Viens ! » dit-il à l’Indien.

Tous deux quittèrent le campement et longèrent pendant quelques centaines de pas la base du Golden Mount. Parvenu au tournant du dernier contrefort méridional, Summy put, de ses propres yeux, apercevoir la troupe des orignals qui remontaient tranquillement vers le Nord-Ouest à travers la vaste plaine.

Malgré le violent désir qu’il éprouva de commencer immédiatement la poursuite, il eut la sagesse de remettre au lendemain l’accomplissement de son projet. Il était trop tard pour partir en chasse. Le principal, d’ailleurs, était que ces ruminants eussent paru aux environs. On saurait bien les retrouver.

Aussitôt rentré au camp, Summy fit connaître son dessein à Ben Raddle. Comme les bras ne manquaient pas pour achever le canal, l’ingénieur ne vit aucun inconvénient à se priver de Neluto pendant une journée. Il fut donc convenu que les deux chasseurs se lanceraient dès cinq heures du matin sur les traces des orignals.

« Mais, recommanda Ben Raddle, tu me promets, Summy, de ne pas trop t’éloigner…

— C’est aux orignals que tu devrais faire cette recommandation, répondit Summy Skim en riant.

— Non, Summy, c’est bien à toi que je la fais. Il y a toujours à redouter quelques mauvaises rencontres dans ce pays désert.

— C’est précisément parce qu’il est désert qu’il est sûr, répliqua Summy.

— Soit ! Summy. Promets-moi, cependant, d’être de retour dans l’après-midi.

— Dans l’après-midi… ou dans la soirée, Ben.

— Des soirées qui durent la moitié de la nuit !.. Cela ne t’engage à rien, fit remarquer l’ingénieur. Non, Summy, disons six heures, et sache que, si tu n’es pas revenu avant six heures, je serai réellement inquiet.

— Entendu, Ben, repartit Summy Skim. Entendu pour six heures… avec le quart de grâce !

— J’accepte le quart de grâce, à la condition qu’il ne dure pas plus de quinze minutes ! »

Ben Raddle redoutait toujours que son cousin, une fois en chasse, ne se laissât entraîner plus qu’il ne convenait. Jusqu’ici aucun parti d’Indiens ne s’était montré aux bouches de la Mackensie, et il y avait lieu de s’en féliciter. Mais enfin cette éventualité pouvait se produire d’un jour à l’autre, et Ben Raddle ne cessait de penser à la fumée que Neluto avait cru discerner au-dessus des arbres de la forêt. Bien que près de quinze jours se fussent écoulés depuis lors sans incident, il en conservait une certaine angoisse et aspirait au moment où, la campagne terminée et heureusement terminée, il pourrait reprendre la route de Dawson.

Le lendemain, avant cinq heures, Summy Skim et Neluto quittèrent le campement, armés chacun d’une carabine à longue portée, munis de provisions pour deux repas, et accompagnés d’un chien choisi parmi les rares échantillons de la race canine que la caravane avait emmenés avec elle. Cet animal, qui répondait au nom de Stop, était plutôt un chien de garde que de chasse. Mais Summy, ayant cru reconnaître en lui une certaine finesse d’odorat, doublée d’un caractère des plus sociables, l’avait attaché à sa personne et poursuivait méthodiquement son éducation. Il se montrait même généralement assez vain des résultats obtenus.

Le temps était beau et frais, malgré le soleil qui, depuis longtemps déjà, traçait sa longue courbe au-dessus de l’horizon. Les deux chasseurs s’éloignèrent rapidement, tandis que leur chien gambadait autour d’eux en aboyant.

En somme, les excursions faites par Summy Skim aux approches de Dawson City ou dans le voisinage de Forty Miles Creek ne lui avaient procuré, si l’on en excepte les trois ours abattus, dont deux dans une circonstance assez mémorable, que du menu fretin : grives, grouses, perdrix ou autres bestioles du même genre. Aussi exultait-il à la pensée de tenir bientôt au bout de son fusil un plus noble gibier.

L’orignal est un élan à la tête parée de magnifiques andouillers. Autrefois très commun dans la contrée arrosée par le Yukon et ses tributaires, ce ruminant, jadis à demi domestique, s’est dispersé depuis la découverte des claims du Klondike et s’est réfugié sous des latitudes plus septentrionales, où il tend à retourner à l’état sauvage.

On ne l’approche plus que difficilement, et on ne l’abat que dans des circonstances très favorables. C’est grand dommage, car sa dépouille est précieuse, et sa chair excellente est estimée à l’égal de celle du bœuf.

Summy Skim n’ignorait pas combien la défiance de l’orignal est aisément excitée. Cet animal est doué d’une façon remarquable sous le triple rapport de l’ouïe, de l’odorat et de la vitesse. À la moindre alerte, en dépit de son poids qui peut atteindre jusqu’à cinq cents kilos, il se dérobe avec une telle rapidité que toute poursuite devient inutile. Les deux chasseurs prirent donc les plus minutieuses précautions pour arriver à portée de fusil.

Le troupeau des ruminants, alors arrêté sur la lisière de la forêt, était par conséquent éloigné d’une lieue et demie environ.

Quelques bouquets d’arbres se dressaient çà et là, et il était possible, à la rigueur, pour franchir une partie du parcours, de se glisser, ou, pour mieux dire, de ramper de l’un à l’autre sans donner l’éveil. Mais, dans le voisinage de la lisière, il n’en serait plus ainsi, et les chasseurs ne pourraient faire un pas sans trahir leur présence. Les orignals détaleraient alors et il faudrait renoncer à l’espoir de retrouver leurs traces.

Après conseil tenu, Summy Skim et Neluto décidèrent de pénétrer dans la forêt plus au Sud. De là, en allant d’arbre en arbre, peut-être parviendraient-ils à rejoindre la bande et la prendre à revers.

Trois quarts d’heure plus tard, Summy Skim et l’Indien entraient dans la forêt à deux kilomètres environ du point où paissaient les orignals. Neluto tenait par le collier Stop tout frémissant d’impatience.

« Suivons maintenant la lisière en dedans des arbres, dit Summy Skim. Mais, pour Dieu, ne lâche pas le chien !

— Oui, monsieur Skim, répondit l’Indien, mais, à votre tour, tenez-moi bien, ça ne sera pas de trop ! »

Summy Skim sourit. En vérité il avait assez de peine à se retenir lui-même !

Sous le couvert des arbres, la marche ne s’effectuait pas sans difficultés. Les trembles, les bouleaux et les pins se pressaient les uns contre les autres, et d’épaisses broussailles embarrassaient la marche. Il fallait éviter de faire craquer du pied les branches mortes dont le sol était jonché. Le bruit eût été d’autant plus aisément entendu par les orignals, que nul souffle ne traversait l’espace. Le soleil, devenu plus ardent, inondait de lumière les ramures immobiles. Aucun pépiement d’oiseau ne frappait l’oreille, aucune rumeur ne venait des profondeurs de la forêt.

Il était plus de neuf heures, lorsque les deux chasseurs firent halte à moins de trois cents pieds de l’endroit occupé par les orignals. Les uns pâturaient et se désaltéraient à un rio qui sortait du bois ; les autres, couchés sur l’herbe, étaient probablement endormis. Le troupeau ne manifestait aucune inquiétude. Cependant, à n’en pas douter, la moindre alerte le mettrait en fuite, et très probablement dans la direction du Sud, vers les sources de la Porcupine River.

Summy Skim et Neluto n’étaient pas gens à se reposer, bien qu’ils en eussent besoin. Puisque l’occasion d’un heureux coup de fusil se présentait, ils ne la laisseraient pas échapper.

Les voici donc, la carabine armée, le doigt sur la gâchette, qui se faufilent entre les broussailles, en rampant le long de la lisière Bien qu’il y manquât le piment du danger, puisqu’on n’avait pas affaire à des fauves, jamais Summy Skim — il en fit plus tard l’aveu — n’avait ressenti pareille émotion. Son cœur battait à coups précipités, sa main tremblait et il craignait de ne pouvoir tirer juste. Vraiment, s’il manquait une pareille occasion d’abattre l’orignal tant convoité, il n’aurait plus qu’à mourir de honte !

Summy Skim et Neluto s’approchaient sans bruit à travers les herbes, à la suite l’un de l’autre. Quelques minutes de cette silencieuse reptation les amenèrent à moins de soixante pas de l’endroit où stationnaient les ruminants. Ils étaient à portée. Stop, maintenu par Neluto, haletait, mais n’aboyait pas.

Les orignals ne paraissaient pas se douter de l’approche des deux chasseurs. Ceux qui étaient étendus sur le sol ne se relevèrent point, tandis que les autres continuaient à brouter.

Toutefois, l’un d’eux, une bête magnifique, dont les andouillers se développaient comme la ramure d’un jeune arbre, redressa la tête à ce moment. Ses oreilles s’agitèrent, il tendit son museau vers la lisière, comme s’il eût voulu humer l’air qui lui en arrivait.

Avait-il donc flairé le danger, et n’allait-il pas s’enfuir en entraînant les autres à sa suite ?

« Feu ! Neluto, et tous deux sur le même. » (Page 371.)

Summy Skim en eut le pressentiment, et le sang lui afflua au cœur. Mais, se ressaisissant, il dit à voix basse :

« Feu ! Neluto, et tous deux sur le même, pour être sûrs de ne pas le manquer.

Tout à coup, un violent aboiement se fit entendre, et Stop, que Neluto avait lâché pour épauler sa carabine, s’élança au milieu du troupeau.

Ce ne fut pas long. Une compagnie de perdreaux ne s’envole pas plus vite que ne détalèrent les orignals. Ni Summy Skim ni l’Indien n’eurent le temps de tirer.

« Maudit chien ! s’écria Summy en se relevant furieux.

— J’aurais dû le tenir à la gorge ! dit l’Indien.

— Et même l’étrangler ! renchérit Summy Skim hors de lui.

Et vraiment, si l’animal eût été là, il n’en aurait pas été quitte à bon marché. Mais Stop était déjà à plus de deux cents mètres lorsque les chasseurs franchirent la lisière de la forêt. Il s’était lancé à la poursuite des orignals et l’on s’époumona vainement à le rappeler.

Le troupeau se dirigeait vers le Nord avec une rapidité qui dépassait celle du chien, bien que ce dernier fût un animal vigoureux et très vite. Rentrerait-il dans la forêt, ou s’enfuirait-il à travers la plaine en gagnant du côté de l’Est ? C’eût été l’éventualité la plus heureuse, car il se fût ainsi rapproché du Golden Mount dont les fumées tourbillonnaient à une lieue et demie. Mais il se pouvait aussi qu’il prît une direction oblique vers le Sud-Est, du côté de la Peal River, et qu’il allât chercher refuge dans les premières gorges des Montagnes Rocheuses. En ce cas, il aurait fallu renoncer à l’atteindre jamais.

« Suis-moi ! cria Summy Skim à l’Indien, et tâchons de ne pas les perdre de vue.

Tous deux, courant le long de la lisière, se mirent à la poursuite du troupeau éloigné alors de près d’un kilomètre. La même irrésistible passion, qui entraînait leur chien, les grisait eux aussi et ne leur permettait plus de raisonner.

Un quart d’heure plus tard, Summy Skim eut une vive émotion. Les orignals venaient de s’arrêter, comme incertains sur le parti qu’il convenait d’adopter. Qu’allaient-ils faire ? Ils ne pouvaient continuer à fuir vers le Nord, du côté du littoral qui les obligerait bientôt à s’arrêter. Redescendraient-ils vers le Sud-Est ? Dans ce cas, Summy Skim et Neluto devraient abandonner la partie.

Non, après quelques moments d’hésitation, les orignals se décidèrent à rentrer sous bois et à se réfugier derrière l’enchevêtrement des arbres. Le chef du troupeau franchit la lisière d’un bond, et les autres suivirent.

« C’est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, s’écria Summy Skim. En plaine, nous n’aurions pu les approcher à portée de fusil. Dans la forêt, il leur sera impossible de détaler aussi vite ; nous parviendrons peut-être à les rejoindre, et cette fois… »

Que ce raisonnement fût juste ou non, il n’en aurait pas moins pour résultat d’entraîner les chasseurs à travers une forêt dont ils ne connaissaient pas l’étendue, et qui leur était complètement inconnue.

Stop les avait précédés. Il avait bondi entre les arbres. Ses aboiements s’entendaient encore, mais on ne le voyait déjà plus.

Sa souplesse lui permettant de passer partout, il gagnait maintenant sur les orignals, que leurs longs andouillers devaient gêner pour franchir les halliers et les buissons. Il n’était pas impossible, dans ces conditions, que l’on parvînt à les forcer.

Les deux chasseurs, engagés sous ces épaisses ramures et uniquement guidés par la voix du chien, s’y épuisèrent deux heures durant. Emportés par une passion irraisonnée, ils s’en allaient à l’aventure, s’enfonçant de plus en plus dans l’Ouest, sans se demander s’ils n’éprouveraient pas quelques difficultés à retrouver leur chemin, quand il s’agirait de revenir.

La forêt était de moins en moins épaisse à mesure qu’on s’éloignait de la lisière. C’étaient toujours les mêmes arbres : bouleaux, trembles et pins, mais plus espacés, et jaillissant d’un sol mieux dégagé de racines et de broussailles.

S’ils n’apercevaient pas les orignals, Stop, en tous cas, n’avait pas perdu la piste. Ses aboiements persistaient. Il ne devait même pas être loin de son maître.

Summy Skim et Neluto s’aventuraient toujours plus avant dans les profondeurs des bois, lorsque, un peu après midi, la voix du chien cessa de parvenir à leurs oreilles.

Ils se trouvaient alors dans un espace vide où pénétraient librement les rayons du soleil. À quelle distance étaient-ils de la lisière ? Summy Skim, qui ne pouvait s’en rendre compte que par le temps écoulé, l’estimait à huit ou dix kilomètres. Le temps ne manquerait donc pas pour revenir au campement, après une halte dont tous deux avaient grand besoin. Éreintés, affamés, ils s’assirent au pied d’un arbre. Les provisions furent tirées des gibecières, et, s’ils mangèrent avec un formidable appétit, ce ne fut pas sans éprouver de vifs regrets de ne pouvoir ajouter des grillades d’orignal à leur menu.

Bien restaurés, les chasseurs hésitèrent un instant sur la direction à suivre. La sagesse commandait en vain de reprendre la route du campement. Summy Skim y paraissait peu disposé. Si revenir bredouille est déjà vexant pour un chasseur, revenir sans son chien est le comble du déshonneur. Or, Stop n’avait pas reparu.

« Où peut-il être ? demanda Summy Skim.

— À la poursuite des orignals, évidemment, répondit l’Indien.

— C’est clair, Neluto. Mais alors, où sont les orignals ? »

Comme pour répondre à cette question, les aboiements de Stop retentirent tout à coup à moins de trois cents toises. Sans échanger d’autres paroles, les deux chasseurs s’élancèrent du côté où la voix du chien se faisait entendre.

La sagesse ni la prudence n’avaient plus la moindre chance d’être écoutées. Summy Skim et Neluto couraient de nouveau à perdre haleine.

Cela pouvait les mener fort loin. En effet, la direction suivie n’était plus celle du Nord-Ouest. C’est vers le Sud-Ouest que se portaient maintenant les orignals, et, derrière eux, Stop acharné à la poursuite, et, derrière Stop, ses maîtres plus enragés encore. Ceux-ci tournaient donc exactement le dos au Golden Mount et au campement.

Après tout, le soleil commençait à peine à décliner vers l’horizon occidental ; si les chasseurs n’étaient pas rentrés pour six heures, conformément à leur promesse, ils le seraient à sept ou huit, voilà tout, c’est-à-dire longtemps avant la nuit close.

Summy Skim et Neluto ne s’attardèrent pas, d’ailleurs, à ces réflexions. Ils couraient aussi rapidement que leurs forces le permettaient, sans penser à autre chose, sans même essayer de rappeler leur chien.

Le temps écoulé, ils en avaient perdu toute notion. La fatigue, ils ne la sentaient pas. Summy Skim oubliait où il se trouvait. Il chassait sur ces territoires de l’Extrême-Nord comme il eût chassé aux environs de Montréal.

Une ou deux fois, Neluto et lui se crurent sur le point de réussir. Quelques andouillers s’étaient montrés au-dessus des buissons, à moins de cinq cents pas. Mais les agiles animaux ne tardaient pas à disparaître, et l’occasion ne se présenta pas de leur envoyer un coup de fusil à bonne portée.

Plusieurs heures s’écoulèrent dans cette vaine poursuite, puis l’affaiblissement des aboiements de Stop prouva que les orignals gagnaient de l’avance. Enfin ces aboiements cessèrent, soit que le chien fût trop éloigné, soit que, époumoné par une si longue course, il ne fût plus capable de donner de la voix.

Summy Skim et Neluto s’arrêtèrent à bout de forces et tombèrent sur le sol comme des masses. Il était alors quatre heures du soir.

« Fini ! dit Summy Skim, dès qu’il fut en état de parler.

Neluto hocha la tête en signe d’assentiment.

— Où sommes-nous ? reprit Summy Skim.

L’Indien fit un geste d’ignorance et regarda autour de lui.

Les deux chasseurs se trouvaient au bord d’une assez large clairière que traversait un petit rio allant sans doute rejoindre dans le Sud-Ouest un des affluents de la Porcupine River. Le soleil l’éclairait largement. Au delà, les arbres se pressaient les uns contre les autres, comme pour interdire le passage.

— Il faut nous remettre en route, dit Summy Skim.

— Pour le campement, je suppose, répondit Neluto se reconnaissant fourbu.

— Parbleu ! s’écria Summy Skim en haussant les épaules.

— En route, alors ! approuva l’Indien en se relevant péniblement, et en commençant à suivre le contour de la clairière.

Il n’avait pas fait dix pas, qu’il s’arrêtait, les yeux fixés sur le sol à ses pieds.

— Regardez, monsieur Skim, dit-il.

— Qu’y a-t-il ? interrogea Summy.

— Du feu, monsieur Skim.

— Du feu !

— Il y en a eu tout au moins.

Summy Skim vit, en s’approchant, un petit tas de cendres devant lequel l’Indien demeurait immobile et pensif.

— Il y a donc des chasseurs, dans cette forêt ? demanda Summy.

— Des chasseurs… ou autre chose, répondit Neluto.

Summy s’était penché. Il considérait attentivement les cendres suspectes.

— Elles ne sont pas d’hier, en tous cas, dit-il en se relevant.

En effet, ces cendres blanches, à demi cimentées, pour ainsi dire, par l’humidité, devaient être là depuis assez longtemps.

— Il semblerait, reconnut Neluto. Mais voici qui va nous fixer.

À quelques pas du foyer éteint, les regards fureteurs de l’Indien avaient découvert un objet brillant entre les herbes. Il se dirigea rapidement de ce côté, se baissa, et ramassa l’objet, en poussant un cri de surprise.

C’était un poignard à lame plate emmanchée dans une poignée de cuivre.

Après l’avoir examiné, Neluto déclara :

— Si l’on ne peut exactement connaître l’âge du foyer, voici un poignard qui n’a pas été perdu depuis plus de dix jours.

— Oui, répondit Summy Skim. La lame en est encore brillante et n’a qu’une légère couche de rouille. C’est tout récemment qu’il est tombé entre les herbes.

L’arme, ainsi que le reconnut Neluto, après l’avoir tournée et retournée, était de fabrication espagnole. Sur le manche, l’initiale M était gravée, et sur la lame le nom de Austin, capitale du Texas.

— Ainsi, reprit Summy Skim, il y a quelques jours, quelques heures peut-être, des étrangers ont campé dans cette clairière !..

— Et ce ne sont pas des Indiens, observa Neluto, car les Indiens n’ont point d’armes de ce genre.

Summy regardait autour de lui avec inquiétude.

— Qui sait, ajouta-t-il, s’ils ne se dirigeaient pas vers le Golden Mount ?

Cette hypothèse était admissible après tout. Et si l’homme auquel appartenait cette navaja faisait partie d’une troupe nombreuse, un grand danger menaçait peut-être Ben Raddle et ses compagnons. Peut-être même, en ce moment, cette troupe rôdait-elle aux environs de l’estuaire de la Mackensie !

— Partons, dit Summy Skim.

— À l’instant, répondit Neluto.

— Et notre chien ! s’écria Summy.

L’Indien appela d’une voix forte, en se tournant dans toutes les directions. Son appel ne fut pas entendu. Stop ne reparut pas.

Il n’était plus question maintenant de la chasse aux orignals. Il fallait regagner au plus tôt le campement, afin que la caravane fût mise sur ses gardes et se tint sur la défensive.

— En route, et sans perdre une minute, » commanda Summy Skim.

Juste à ce moment, à trois cents pas de la clairière, retentit la détonation d’une arme à feu.