Le Volga/01
Isba, maison de paysan russe. — Dessin de M. Moynet.
LE VOLGA,
Deux mois de séjour nous avaient permis de visiter et d’étudier dans leurs détails les monuments, les musées, les monastères et les marchés de Moscou. Mais cette grande et belle ville se civilise : la physionomie russe s’y efface de plus en plus ; les mœurs cosmopolites de la classe riche, le commerce, l’industrie tendent à y faire ressembler toutes choses à ce qu’on voit dans les grandes capitales de l’Europe. Nous commencions donc à ressentir un désir impatient de nouveauté, et, un jour que le retour monotone des scènes qui avaient déjà passé tant de fois sous nos yeux nous causait un peu plus d’ennui qu’à l’ordinaire, nous annonçâmes à nos amis notre prochain départ. Nous avions résolu d’aller à Kalaisine pour faire plus intime connaissance avec le Volga que nous avions entrevu à Tver.
Le chemin de fer nous avait amenés de Saint-Pétersbourg à Moscou. Il ne fallait plus compter sur ce moyen facile de parcourir le pays, ni rêver un voyage commode en chaise de poste ou en diligence ; dès qu’on s’éloigne des trois ou quatre premières villes de la Russie, on n’a plus devant soi que des routes détruites ou effondrées. J’ai vu, sur la route impériale de Moscou à Smolensk, les arbres pousser au milieu du chemin. On passe à droite ou à gauche, la voie s’élargit sans cesse, et il ne vient à la pensée de personne qu’il pourrait être utile de rétablir l’ancienne voie au moins en son état primitif.
Nous n’avons à choisir, la nécessité le veut, qu’entre la télègue et la tarantasse.
Ces deux voitures universellement en usage dans toute la Russie, et dont le seul souvenir fait crisper les nerfs de tous les malheureux étrangers, sont encore, pour les Russes de pur sang, l’idéal du confortable et du gracieux.
La tarantasse, surtout, espèce de petite chambre posée sur des roues ou sur un traîneau suivant la saison, et bien entendu sans le moindre ressort, jouit d’une faveur universelle. Le voyageur indigène y entasse avec délices sa famille, ses coussins, ses touloupes (paletots indigènes), son sommavar (appareil pour faire le thé), et ses autres ustensiles de ménage.
Quant à nous, qui voulons voir le pays et en dessiner quelque chose, nous donnons la préférence à la télègue, espèce de bateau-charrette à claire-voie posé sur des essieux également sans ressorts, et qui n’a pour banquettes qu’une planche, posée sur le devant ; derrière on attachera nos bagages.
Au dernier moment, mon compagnon, moins amateur que moi du pittoresque, se décide à partir en meilleur équipage avec une famille russe qui se rend dans ses terres et qui, à grands frais, a fait disposer des relais pour ce voyage. Il doit me rejoindre à Apertivo.
Me voici donc seul avec Kalino, mon interprète, brave garçon, étudiant de l’Université de Moscou.
Le temps est magnifique. Nous nous dirigeons droit sur Troïtza, un des plus célèbres monastères de la Russie.
Arrivés à six verstes de Moscou, notre télègue se brise et nous verse assez doucement sur un côté du chemin. Quelques pèlerins, qui, comme nous, vont à Troïtza, sont assez obligeants pour nous aider à relever notre pauvre véhicule. Après l’avoir à peu près consolidé, nous le conduisons au pas jusqu’à un groupe de maisons où nous trouvons un brave homme capable, nous dit-on, de le réparer.
Nous entrons dans un tracktir (auberge) où de nombreux pèlerins se reposent et se restaurent : chacun d’eux boit, en quelques minutes, douze ou quinze tasses de thé, après avoir pris la précaution de placer dans sa bouche, sous ses joues, deux morceaux de sucre microscopiques. C’est un moyen économique d’édulcorer agréablement le liquide de plusieurs tasses. Mes voisins, après chaque tasse vidée, retirent avec soin de leur bouche les restes des morceaux de sucre, et les posent à côté d’eux sur le tapis malpropre qui sert de nappe, pour les reprendre bientôt quand ils recommencent à boire. C’est encore de l’économie.
Nous sortons pour nous promener en attendant que notre télègue soit remise sur ses roues ; nous espérons trouver dans les environs quelque sujet de croquis.
À peine avons-nous fait une centaine de pas que nous apercevons un moine étendu et s’agitant dans la poussière : nous courons à lui, le croyant malade ou blessé ; le malheureux est complétement ivre ; nous avons peine à le soulever. Kalino appelle deux paysans qui nous aident à transporter le bon père : arrivés au tracktir, les gens de l’auberge couchent l’ivrogne sur un banc avec tous les soins et tout le respect que le paysan russe a toujours pour les prêtres et les moines. Kalino m’explique que ce qui chez nous serait un sujet de scandale et de dégoût, n’excite ici qu’une tendre pitié pour une faiblesse, hélas ! commune à tous les hommes. Quoi de plus naturel ? et comment ne point compatir aux maux qu’on a tous les jours l’occasion de souffrir ?
Enfin notre télègue est raccommodée ; nous repartons. Le soir nous entrons à Troïtza.
Dans la chambre de l’auberge, nous remarquons une lithographie représentant un siége que les moines soutinrent pendant seize mois contre les Polonais, lesquels (suivant la légende écrite au-dessous) ne purent prendre le couvent, ni par force, ni par trahison (1609).
Les moines combattirent bravement avec la garnison, et, après la levée du siége, pour payer généreusement les troupes qui avaient partagé leurs dangers, ils vendirent une partie de leurs vases d’or et de leurs ornements sacrés.
En 1615, le couvent eut à se défendre contre un nouveau siége, et ces moines belliqueux parvinrent encore à mettre en fuite les assaillants.
Le lendemain, nous visitons le monastère ; ses nombreuses coupoles sont ou dorées, ou peintes en bleu, constellées d’étoiles d’or. Il couvre une vaste étendue de terrain et l’ensemble de ses édifices est d’un aspect grandiose.
La principale église de Troïtza (la Trinité) est ornée de fresques anciennes assez curieuses : on y voit le tombeau de saint Serge, mausolée en or et en argent massifs avec incrustations de pierres précieuses. Derrière l’iconostase, sur le sol, se dresse un grand aigle en bois doré avec un enroulement d’ornementation du dix septième siècle. Cette sculpture, qui ressemble assez à un baldaquin, sert à marquer la place où Nathalie Narichkin sauva la vie au jeune tzar Pierre le Grand, alors âgé de onze ans, que les strélitz avaient poursuivi jusqu’au pied de l’image de saint Serge. L’impératrice, tenant l’enfant dans ses bras et le couvrant de son corps, fit hésiter ces furieux, et donna ainsi le temps à ses libérateurs de pénétrer dans l’église.
Pierre le Grand conserva toujours pour l’image de saint Serge une grande vénération. Il la faisait porter devant lui dans les circonstances importantes de sa vie.
Nous passons près d’une heure au Trésor, un des plus riches de la Russie et peut-être du monde entier. Il faudrait beaucoup de temps pour en décrire les reliques, les ornements garnis de pierres précieuses, les vases, mitres, ciboires, calices, croix, etc.
Nous parcourons les autres églises, les bâtiments du couvent, les ateliers, et entre autres un atelier de peinture et de lithographie religieuse. Les peintures de Troïtza sont toutes des pastiches de l’art byzantin, les lithographies sont plus que médiocres ; elles inondent la Russie.
Nous n’achevons que le soir cette visite intéressante et nécessairement très-incomplète.
On nous décrit une curiosité qu’on montre rarement, parce qu’elle touche à la politique ; c’est la tombe du comte Lapoukin, qui, après avoir conspiré contre Pierre le Grand, fut assez heureux pour échapper au supplice que subirent ses complices Alexandre Kikin, l’évêque Rostow, Poustinoï et Glébof. Il mourut caché ; mais la vengeance de Pierre vint le chercher dans le cimetière de Troïtza, et n’ayant pu lui trancher la tête de son vivant, il fit du moins décapiter sa tombe[2].
À la porte du couvent s’élève un immense hôtel que les moines ont fait bâtir pour l’usage des pèlerins. Son exploitation forme une partie importante de leur revenu. Il convient d’ajouter que les moines nourrissent gratuitement une centaine de mendiants.
Nous partons le lendemain.
Sur la route… Il n’y en a plus depuis Troïtza. Nous sommes en pleine Russie, et on y court grand risque de s’y casser plus d’une fois le cou, à moins d’être un de ces puissants seigneurs qui ont seuls le droit de mettre en réquisition tous les serfs pour leur préparer un chemin à peu près passable. Notre hyenchick, homme prudent, met sa hache dans la télègue ; cette mesure est non-seulement utile mais indispensable.
Comment le gouvernement, direz-vous, n’a-t-il pas plus de soins de la construction et de l’entretien des routes dans l’empire ? — Ce n’est pas la faute du gouvernement. Il est lui-même victime de cette détestable viabilité, il en souffre par la difficile circulation de ses courriers, de ses employés et de ses troupes. Il donne de l’argent, beaucoup d’argent, il envoie des ingénieurs, des conducteurs de travaux ; mais par un phénomène prodigieux au point de vue de la métallurgie, l’argent qui part de Pétersbourg, parfaitement monnayé, selon le volume et le poids réglementaires, lorsqu’il arrive à destination, après avoir passé de mains en mains, se trouve avoir perdu 99 pour 100 de son poids, quelquefois plus encore. L’administration russe sait seule le secret de cette singulière réduction. On parle de réformes, mais on les attend toujours. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire : « On pourrait paver cette route en argent, si on avait toutes les sommes qu’on a envoyées pour la faire paver en pierre. »
Intérieur d’un isba. — Dessin de M. Moynet.
De cahots en cahots, nous arrivons enfin au lac de Péroslaw, nappe d’eau douce qui jouit de la singulière propriété de recevoir deux fois par an des bandes de harengs, au moment même du passage de ce poisson sur les côtes de l’océan.
On conserve à Péroslaw une vieille barque qu’on appelle la mère de la flotte russe. C’est l’embarcation que Pierre le Grand fit construire par des Hollandais, et qui lui servit à l’enseignement des manœuvres navales.
Au bord du lac de Péroslaw se trouve un petit monument en briques de forme assez originale ; au centre s’élève un grand Christ.
La nuit est toute noire au moment où nous perdons de vue la ville de Péroslavv. Nous voyageons dans la plus complète obscurité et nous ne tardons pas à nous égarer. Mais Kalino, mon interprète, n’est jamais embarrassé : il a deviné des isbas dans les environs. Il fait arrêter la télègue sans façon à la porte de l’un d’eux. Sans se donner la peine de demander l’hospitalité, il s’empare de l’unique pièce de la maison, et
l’abandonner.
Le lendemain ces pauvres gens se jettent à mes pieds qu’ils cherchent à embrasser, parce que je leur paye l’hospitalité, peu volontaire, qu’ils m’ont donnée. Le paysan russe est tellement habitué à se voir toujours le jouet de l’arbitraire de la part de tous ceux qui sont plus élevés que lui, que l’idée de lui payer un service lui semble une incroyable inspiration de générosité. Le voyageur qui accomplit ce simple devoir ne peut être évidemment qu’un prince on tout au moins un très-grand seigneur déguisé.
En réalité, princes et seigneurs payent volontiers ; mais si c’est un intermédiaire qui est chargé de faire largesse en leur nom, l’aubaine s’arrête en route dans une poche plus digne. Aussi le pauvre paysan aime-t-il mieux avoir affaire à un général, à un noble, si exigeants qu’ils soient, qu’à des administrateurs ou à des officiers ordinaires : ceux-ci ne tiennent pas le moins du monde à se faire des titres à sa reconnaissance.
Dans la matinée, nous arrivons à Elpativo, charmant village, où nous devons passer quelques jours avant notre départ définitif pour le sud de la Russie.
Elpativo, village russe. — Dessin de M. Moynet.
Visiter un village russe n’est pas une longue affaire. Ce n’est d’ordinaire qu’une seule rue bordée d’isbas en bois, plus ou moins ornés, suivant le goût ou la fortune des propriétaires. Les maisons sont presque toutes pareilles ; on y voit, pour toute variété : une église, lorsque le village a quelque importance, un comptoir servant à la gérance de l’intendant, et des magasins de blé qui doivent toujours renfermer deux années de grains, pour le cas où la récolte viendrait à manquer ; ils sont placés sous la surveillance des autorités du village. Les anciennes récoltes sont livrées à la consommation à mesure que les nouvelles les remplacent. Les serfs ou paysans sont donc assurés de vivre quand les années sont mauvaises. Le seigneur n’a pas le droit de toucher à cette réserve : il ne peut vendre que ce qui a été récolté pour lui. C’est le starosta qui est préposé à l’emmagasinement du grain et de sa distribution aux paysans. Ce fonctionnaire élu par les serfs et choisi parmi eux défend leurs intérêts, dont il est responsable.
Les serfs nomment d’ordinaire pour starosta un paysan riche et capable de les défendre au besoin contre l’homme d’affaires du seigneur.
Dans les villages de l’intérieur de la Russie qui ont peu de communications avec les villes, les paysans ne rêvent pas un sort plus heureux que celui qu’on leur a fait ; ils sont arrivés à une telle habitude de la soumission qu’ils sont presque effrayés à la pensée qu’ils pourraient n’avoir plus de maître : aussi dit-on qu’ils ont grand’peur de l’ukase impérial qui doit les émanciper.
J’ai vu quelques-uns de ces malheureux qui remplissaient les fonctions de domestiques chez leur seigneur, et qu’on faisait rentrer immédiatement dans leur devoir, s’ils s’en écartaient, sur la simple menace d’être mis en liberté. On sait qu’il en a été de même des nègres esclaves, et qu’on a vu des prisonniers tellement accoutumés à leur cachot qu’ils ne voulaient plus en sortir.
Quand un seigneur (ou plutôt son intendant, le seigneur étant rarement sur ses terres) croit avoir à se plaindre d’un serf, on conduit le pauvre diable au comptoir, où on lui administre des coups de verges. La police seule a le droit de donner le knout. On inflige encore une autre punition quand les peines corporelles ne suffisent pas : sur l’ordre du seigneur on enrôle le coupable, et dès ce moment on n’entend plus guère parler de lui, la durée du service étant de trente-cinq années.
Le paysan dont l’isba a été brûlé, ou celui qui, en se mariant, fonde une nouvelle famille, demande et obtient l’autorisation de prendre dans les forêts du seigneur les sapins nécessaires pour se construire une maison.
Cette construction, que le paysan fait lui-même et presque sans autres outils que sa hache, est presque toujours un travail remarquable : souvent on y trouve une certaine élégance. Les troncs de sapins sont dressés sur deux côtés seulement, posés les uns sur les autres ; les extrémités sont entaillées à mi-bois. Ces murailles de bois, où l’étoupe remplace le ciment, sont impénétrables au froid rigoureux du pays. Sur la façade sont, en avant-corps, deux grands arbalétriers ornés, sculptés, et se coupant en croix au sommet. Cette ornementation, d’un effet original, est rehaussée d’ordinaire de quelque peinture.
La seule partie de la demeure où l’on fasse entrer de la maçonnerie est un poêle gigantesque, qui reste allumé tout l’hiver, et dans le four duquel le paysan prend, le plus souvent, une sorte de bain de vapeur, en s’y introduisant tout habillé.
Le paysan russe se déshabille rarement. Sa touloupe, vêtement fait d’une peau de mouton garnie de sa laine et qui s’applique en dedans sur le corps, ne le quitte guère que quand elle tombe en lambeaux.
Tout l’ameublement de l’isba se compose de bancs assez larges faisant le tour de l’habitation : ils servent à toute la famille de lit, meuble inconnu. En hiver, on a le dessus du poêle pour chambre à coucher. Au plafond on suspend les provisions, les chandelles, le lard, etc. : toutes choses qui, dans un intérieur où les fenêtres sont doubles et s’ouvrent seulement pendant l’été, donnent une atmosphère assez peu agréable.
Une petite Vierge orne toujours un des angles de chaque pièce de la maison.
Les ustensiles du ménage et de la profession, les enfants, les animaux domestiques, se mêlent dans ces intérieurs avec un désordre assez peu pittoresque. La propreté n’est pas encore une vertu russe. Si Pierre le Grand, qui a tant fait pour importer les usages hollandais en son pays, revenait aujourd’hui au milieu de son peuple, il verrait que ses souvenirs de la Néerlande n’y sont pas encore tous en honneur.
Ce défaut de malpropreté et un goût excessif pour le vodka (eau-de-vie de grain) sont ce qu’on a le plus à reprocher au paysan russe : il est intelligent, courageux, affable et bienveillant. On est toujours bien reçu chez lui, et, comme les pauvres en tous pays, il partage volontiers le peu qu’il a avec ceux qui ont besoin de son secours.
Les pièces importantes de son costume sont : — une chemise de cotonnade, le plus souvent rouge, tombant par-dessus des pantalons très-larges qui entrent dans des bottes très-fortes ; — une touloupe qui couvre tout ; — un chapeau bas de forme, aux bords larges et cambrés. Dans les environs de Moscou, la forme du chapeau est pointue et presque sans rebords.
Les femmes portent des bottes comme les hommes ; elles ont un châle ou un fichu sur la tête et les épaules, et toujours l’inévitable touloupe ; ce qui ne constitue pas un ensemble bien élégant. Mais quand viennent les jours de fête, dans le court été qui ravive un peu ces contrées, les vieux costumes russes sortent de leurs coffres, et l’on voit briller au soleil les fichus, les tabliers brodés de vives couleurs, ou même d’or et d’argent, et les coiffures nationales, qui varient selon les provinces.
C’est le temps où l’on surprend sur les visages un peu de gaieté. Le paysan russe ne connaît pas la joie folle des peuples du Midi ; il conserve toujours une certaine gravité jusque dans ses plaisirs. Sa danse même est triste, et son chant a plutôt l’air d’une plaintive psalmodie que de l’expression de la joie. Ses fêtes n’ont jamais cette physionomie animée et expansive dont la kermesse des Pays-Bas est le type. La musique est peu bruyante. Une petite mandoline à très-long manche, une flûte double, un autre instrument assez curieux composé de trois maillets dont le centre passe par un segment de cercle en fer et qui se rapprochent à intervalles inégaux, voilà tout l’orchestre. À défaut de musique, les spectateurs chantent en frappant dans leurs mains pour marquer la mesure.
Nous passons quelques jours à Elpativo. On organise plusieurs grandes chasses dans les bois qui entourent les terres cultivées. Toute la jeunesse d’Elpativo est employée aux battues. C’est un vrai massacre. Le gibier est d’une merveilleuse abondance : perdrix, coqs de bruyère, lièvres blancs et gris tombent de tous côtés. À cette époque de l’année le lièvre change de fourrure : sa robe d’hiver, plus fourrée que l’autre, est tout à fait blanche l’hiver.
Enfin nous partons pour rejoindre le Volga, but de notre excursion. Nous nous mettons en route par une belle nuit qu’éclaire à l’horizon une grande comète, de plus en plus brillante à mesure que nous avançons au nord-est ; nous avons aussi, pour dissiper l’obscurité, l’incendie d’une forêt qui brûle à quelques verstes devant nous, accident assez commun en Russie.
Nous sommes emportés au galop, cahotés horriblement, et nous arrivons, vers le matin, au village de Troiski-Nerli.
Troiski-Nerli est un village libre ; c’est une exception qui permet de pressentir ce que deviendront les autres villages russes, quand ils seront dans des conditions semblables. Les maisons sont propres, bien entretenues. Le kabatk où nous sommes arrêtés a tout à fait l’aspect d’un intérieur hollandais ; il est vrai qu’il sert à la fois de salle à manger et de salle de danse. Un grand orgue de Barbarie, que le maître de la maison s’empresse de mettre en mouvement à grands tours de bras, fait succéder aux airs nationaux russes des quadrilles français ; les habitants de cet heureux pays ne s’en tiennent plus aux airs indigènes ; un peu d’entrain même ne les effraye pas depuis qu’ils se sentent plus libres : qui sait si avant cent ans le peuple russe ne rira pas tout comme un autre.
L’émancipation est le texte habituel des conversations que nous avons avec tous ceux qui veulent bien nous donner des renseignements. Cette mesure n’est pas appréciée de la même manière par les différentes classes de la société.
La petite noblesse est opposée à la réforme qui va la ruiner, ou la mettre dans la nécessité de chercher dans le travail des ressources qui lui manqueront, quand les paysans travailleront pour eux-mêmes.
Les propriétés se sont tellement divisées, que certains nobles ne possèdent plus qu’un très-petit nombre de serfs, qu’ils écrasent de travail afin de conserver le revenu nécessaire pour maintenir leur rang. Mais depuis la publication de l’ukase impérial les paysans ne veulent plus travailler. Nous avons vu un village, composé de cinquante-six familles, appartenant à sept propriétaires ; ceux-ci sont à peu près ruinés.
De riches propriétaires appellent des cultivateurs étrangers qui se contentaient d’abord, pour fruit de leur travail, de la nourriture et d’un petit salaire. Depuis, la main-d’œuvre s’est élevée des neuf dixièmes. Or l’argent est rare. Il a fallu abandonner ou vendre ; c’est la ruine aussi ; les acheteurs manquent complétement.
On sait que la propriété d’un seigneur comprend un plus ou moins grand nombre de villages avec les terres qui en dépendent, et le plus souvent une étendue considérable de forêts ou de steppes. La Russie étant, relativement aux autres États, le pays le moins peuplé de l’Europe, il faut souvent traverser une étendue d’une centaine de verstes pour aller d’un lieu habité dans un autre. Le voyageur rencontre çà et là un groupe de quatre, cinq ou six villages dans une partie défrichée : c’est une propriété seigneuriale. Par suite du mauvais état des routes et des grandes distances qui séparent les centres commerciaux, la population est exclusivement agricole ; l’industrie n’a pas encore pu pénétrer en dehors des grandes villes et des bourgs riverains des rivières navigables. Le village russe vit donc exclusivement de la terre. Le paysan en tire ses aliments, son vêtement et sa maison. Le colportage, sur une petite échelle, lui fournit de temps en temps des produits manufacturés de mauvaise qualité qu’il a grand-peine à payer en espèces, l’argent étant d’une extrême rareté dans ces villages. Du reste, l’ukase ou la loi d’émancipation de l’empereur Alexandre aura réformé la Russie entière avant la fin du siècle, à moins que les intérêts mal compris ne transforment en champ de bataille un sol jusqu’à présent mal exploité et qu’une organisation meilleure transformerait en une source de richesses.
Pour le moment, voici l’organisation du village russe, telle qu’elle existe depuis plus de trois siècles, telle qu’elle se maintiendra peut-être encore bien des années, les idées de liberté ne se faisant jour qu’avec lenteur dans les esprits, et le problème de satisfaire tous les intérêts sans amener de collision étant très-ardu.
Une propriété seigneuriale d’un ou de plusieurs villages est composée ainsi qu’il suit :
Le bourgmestre ou maire nommé par le seigneur.
Le starosta (adjoint au bourgmestre), chef de village. Il est nommé par les paysans ; c’est lui qui distribue le blé emmagasiné au comptoir.
Le deciatnik, celui qui commande les corvées pour les trois jours dus au seigneur. Son titre équivaut à celui de garde champêtre. Il est tout dévoué au seigneur ou plutôt à ses représentants, ce qui fait une grande différence, les efforts constants de ceux-ci tendant à augmenter les corvées sous tous les prétextes.
Le sotsky, qui commande les deciatniks. C’est une espèce de gendarme qui administre les corrections corporelles. Il discute les affaires avec le bourgmestre, surtout avec le starosta. Il perçoit les contributions qu’il reçoit en nature, faute d’argent. Il assiste au payement de l’impôt dû au gouvernement.
Le stanavoï représente l’État ; il est chef de la police locale ; il dépend d’un capitaine nommé ispravnik, qui est le chef d’arrondissement, et dont le rang correspond à celui de nos sous-préfets. Le stanavoï n’a qu’un district d’arrondissement.
Le bourgmestre va payer chez l’ispravnik ; il commande le stanavoï, qui lui-même commande les sotskys.
Tous ces différents services sont payés par les paysans, qui les défrayent aussi de leurs frais de déplacement. Lorsque le moment de verser l’impôt est venu, les paysans s’assemblent et apportent l’argent nécessaire pour que l’opération ne coûte rien au gouvernement : les paysans appellent cela faire un scot.
On voit que les charges des paysans ne sont pas peu de chose : trois jours de travail par semaine pour le seigneur, les impôts à l’État, les appointements et les frais des percepteurs, les contributions extraordinaires exigées par les intendants ; plus les amendes, plus le service militaire, plus… Enfin le paysan russe est comme le peuple français avant 1789, et plus encore, corvéable et taillable à merci.
À la rigueur, la vie serait encore possible si on avait directement affaire au seigneur, ou à l’empereur… Mais l’empereur est loin et le seigneur aussi ; rarement ce dernier vient sur ses terres. Il est souvent bien embarrassé lui-même : les rentrées en nature se vendent mal, l’argent est rare… Il est lui-même endetté depuis longtemps, car le grand seigneur russe ne thésaurise pas, il dépense avec prodigalité ; généreux et insouciant, il se ruine avec indifférence, il emprunte à gros intérêts. Pendant ce temps, l’intendant, qui perçoit très-exactement les revenus de son maître, qui sait parfaitement écouler les produits de la terre, s’arrondit et prête à son patron (comme dans Gil Blas, l’intendant Rodriguez) l’argent qui appartient à ce dernier. Il finit même souvent par acquérir la propriété et les paysans.
Le fléau du peuple russe ce n’est donc pas son gouvernement, ses seigneurs, c’est l’intermédiaire sous quelque forme qu’il se présente : intendant, employé, bureaucrate de toute espèce.
Commençons par l’intendant, puisque nous y sommes. Le paysan doit trois jours par semaine, mais, sous prétexte de service extraordinaire, l’intendant demande davantage. Il dégrève en se faisant donner, comme pot de vin, des redevances en argent ou en nature.
Pour le recrutement, l’État demande tant d’hommes par mille : dix à treize en temps ordinaire. C’est l’intendant qui doit envoyer les hommes, choisis par lui, au dépôt.
Pêcheurs du Volga. — Dessin de M. Moynet.
L’intendant ramasse une quinzaine de vauriens et les fait enfermer au comptoir, puis il désigne quinze jeunes paysans des plus riches. Naturellement les parents viennent réclamer, l’intendant traite avec les pères pour le rachat de leurs enfants ; il se fait donner un pot de vin, une somme d’argent pour acheter des remplaçants, et le tour est joué ; mais, en somme, il a rendu service au village ; les vauriens emprisonnés débarrassent la commune ; tout est pour le mieux.
Il est bien entendu que le seigneur, au nom de qui se font toutes ces gentillesses, ignore ou est supposé ignorer complétement les manœuvres de son homme de confiance.
Il ne faut pas croire d’ailleurs qu’un jeune paysan ainsi libéré en ait fini avec le service militaire ; le vertueux intendant, qui trouve le métier lucratif, recommence souvent plusieurs fois le même tour, et toujours impunément, car il serait dangereux de se plaindre.
La famille paye les redevances pour son enfant, si en définitive il est inscrit comme soldat ; ce qui fait que ce dernier paye comme soldat et comme paysan jusqu’à nouvelle révision.
La révision se fait tous les dix ans.
Là ne se bornent pas les méfaits de l’intendant.
La pleine autorité, qu’il tient du seigneur, lui donne la haute main pour les actes d’état civil ; il marie comme il veut, de même qu’il fait soldat, toujours au nom du seigneur, le paysan qui lui a déplu.
Il a le droit de faire infliger les punitions corporelles. C’est ordinairement le fouet ; mais il ne doit aller que jusqu’à un certain nombre de coups, vingt ou vingt-cinq.
Quand la peine est plus grave, c’est la police qui s’en charge ; alors c’est le mir qui prononce.
Le mir est une réunion de paysans à qui le seigneur a délégué momentanément son autorité ; c’est un semblant de protection, une assemblée osant faire ce qu’un individu isolé n’oserait pas.
Quand le paysan soldat revient dans son pays (après trente-cinq ans de service), s’il retrouve une famille, il l’aide dans ses travaux et gagne sa nourriture chez elle ; autrement il se met à mendier, l’État qu’il a servi ne lui devant rien. Comme il n’est plus serf, son seigneur ne lui doit rien non plus. Aussi rencontre-t-on partout de vieux soldats, à peine vêtus d’un uniforme en lambeaux, la poitrine couverte de décorations, ou plutôt de petites planchettes peintes sur lesquelles sont représentées les couleurs des décorations qu’ils ont méritées, leur misère les empêchant de s’en procurer les rubans.
On comprend qu’ayant en perspective un sort aussi fortuné, le paysan intelligent cherche à s’y soustraire ; il arrive alors qu’il demande la permission de s’éloigner pour aller gagner sa vie autrement que par les travaux agricoles. On lui répond que s’il trouve une caution
pour ses trois journées de travail, désormais il pourra
payer en argent. Il s’en va donc à la ville, se met à y
exercer une profession, et paye une somme de vingt
roubles (quatre-vingts francs) par an, qu’on nomme
l’abrock.
Ouglitch. — Dessin de M. Moynet.
Les isvochiks, les marchands, ceux qui exercent toutes les industries sont des serfs qui payent l’abrock.
Une fois en possession de cette demi-liberté, il a bientôt conquis une position ; beaucoup deviennent fort riches, millionnaires, tout en restant serfs, ou bien ils se rachètent si le maître y consent.
On en cite qui ont offert pour s’affranchir deux cent mille francs à leur maître, qui a refusé. Depuis l’ukase d’émancipation, ils pourront se racheter pour une somme insignifiante.
L’avenir est à eux ; ils peuplent les villes ; ils représentent l’industrie, le commerce ; ils composent la classe intelligente qui doit aider au développement de la richesse du pays.
Nous recommençons notre course. À sept heures nous entrons à Kalaisine, ou nous tombons dans la plus sordide auberge qu’on puisse imaginer ; aussi ne consentons-nous à y accepter l’hospitalité que pour nos chevaux. Pauvres bêtes !
Nous nous empressons ensuite de nous diriger vers un ravin qui nous conduit droit au Volga.
Le Volga a sa source dans le gouvernement de Tver. Il commence à devenir navigable à Rjef. À Tver le fleuve rend déjà de notables services au commerce ; il est continuellement sillonné de bateaux qui montent et descendent. Un canal qui joint la Néva au Volga met ainsi la Sibérie et la mer Caspienne en communication avec la capitale. La population de Tver vit presque entièrement de tout ce qui se rapporte à la navigation.
À Kalaisine, le fleuve fortement encaissé n’a point l’air de se soucier de sa renommée : il pourrait s’y accommoder d’un beaucoup moins grand nom que le sien.
La ville est mal entretenue : on n’y remarque rien de curieux, sinon les reliques de saint Macaire qui attirent de nombreux pèlerins.
Le bateau qui va de Tver à Kazan arrive à midi ; plusieurs habitants très-hospitaliers nous accompagnent après déjeuner, s’embarquent avec nous, et descendent le Volga pour nous tenir compagnie jusqu’à Ouglitch.
Oulitch est une très-ancienne ville. Un événement terrible s’y passa en 1591. Ses monuments, dont un surtout compte parmi les plus anciens de la Russie ont été le théâtre d’un drame qui n’a pas été sans influence sur les destinées de l’empire.
Ivan IV, que les Russes ont surnommé Ivan le Terrible, avait laissé deux fils, Fœdor et Dimitri.
Le premier, faible et doux, plus occupé de prières et de lectures édifiantes que du gouvernement de son peuple, abandonna le pouvoir à son beau-frère Boris Goudounof. Le second, Dimitri, relégué à Ouglitch, qui lui avait été donnée comme apanage, y tenait sa petite cour (il avait dix ans) près de sa mère la tzarine Marie Fédérowna et de ses trois oncles.
La santé chancelante du tzar Fœdor ne faisait pas présager une longue vie : Boris conçut la pensée de s’emparer du trône. L’héritier présomptif, en bas âge, serait après la mort du tzar le seul obstacle et son ambition : il résolut de le supprimer.
Le 15 mai 1591, dans l’enclos que nous visitons, au milieu de bâtiments historiques que l’on conserve religieusement, un agent du premier ministre, nommé Bitiagovsky, s’approche de l’enfant qui passait avec quelques-uns de ses pages, et, sans plus de façons, l’égorge. La gouvernante du prince se précipite, appelle au secours. ; elle est renversée. Cependant on a entendu ses cris et ceux des pages : les serviteurs du jeune prince assassiné frappent Bitiagovsky et plusieurs de ses complices, malgré tout ce que ceux-ci peuvent dire pour faire supposer que le tsarévitch s’est tué lui-même en tombant sur un couteau qu’il tenait à la main.
Bientôt après, un des oncles du prince fait sonner le tocsin, et toute la ville d’Ouglitch, en apprenant le crime, accuse le ministre.
Aussitôt la nouvelle arrivée à Moscou, Boris fait faire une enquête par des hommes dévoués qui concluent, selon sa volonté, qu’il n’y a pas eu de meurtre et que le jeune prince n’a péri victime que de l’accident inventé par les sicaires. Les habitants d’Ouglitch qui ont vengé le prince et affirmé le crime sont qualifiés de rebelles ; deux cents d’entre eux sont livrés au bourreau, plusieurs milliers sont envoyés en exil. De plus, la cloche qui a sonné le tocsin est solennellement condamnée à avoir les deux oreilles arrachées et à aller vivre en exil à Irkoutsk.
Récemment, en 1847, les habitants ont demandé et obtenu la grâce de la pauvre cloche ; mais il eût fallu dépenser une trentaine de mille francs pour la ramener à son clocher ; faute de pouvoir disposer d’une si grosse somme, on n’a pu faire revenir l’exilée de Sibérie : elle y restera probablement encore longtemps ; du moins elle est réhabilitée, et elle se console, me disait un habitant, comme elle peut, en sonnant à toutes volées chaque fois qu’un exilé obtient sa liberté. Si le propos est vrai, celui-là n’est pas un lâche qui vit dans les habits du sonneur.
Cet événement tragique mit fin à toute une dynastie. La Russie, il la mort de Boris Godounof, fut en proie aux ambitions les plus acharnées et à tous les maux de la guerre civile. De faux prétendants se succédèrent, et, grâce à eux, les Polonais et les Suédois mirent la Russie au pillage jusqu’à l’an 1613, ou la nation russe élut pour son tzar Michel Romanof.
Le palais d’Ouglitch, où périt le jeune prince, est situé entre deux églises. Transformé en chapelle, il a conservé son caractère primitif ; son ornementation extérieure, presque tout entière de briques, sans sculpture, est encore presque intacte. On y garde les meubles qui ont servi à la victime et le brancard sur lequel on transporta son corps à Moscou ; à côté, dans une église commémorative, on montre son tombeau.
Le lendemain, nous étions de bonne heure installés sur le bateau qui devait nous conduire à Nijni-Novogorod. À midi nous arrivâmes à Mologa. Le Volga en cet endroit se dirige vers l’est. Le bateau s’arrêta le soir à Romanof, ville connue par sa fabrique de touloupes : vêtement national, ordinairement uni, parfois élégamment piqué de soie de couleur.
Les moutons romanof, introduits dans ce pays par le tzar Pierre Ier, donnent une fourrure très-épaisse. Une belle touloupe en peau de romanof coûte de vingt à trente roubles (quatre-vingts à cent trente francs).
Touloupe et paysan, c’est tout un. On ne quitte la touloupe ni le jour ni la nuit ; elle suffit, avec les bottes et le bonnet fourré, pour voyager en traîneau des heures entières et en narguant le froid.
En quittant Romanof, nous apercevons des pêcheurs qui nous paraissent avoir fort à faire ; ils lèvent leurs filets ; la pêche est bonne, mais des milliers d’oiseaux les entourent pour leur disputer les poissons qui, dans les filets, s’agitent, sautent et brillent au soleil. Nous nous demandons comment ces braves gens viendront à bout de défendre leur proie contre les ravisseurs emplumés.
Le combat est acharné : les plus hardis voleurs se sauvent d’abord, les uns avec des poissons au bec, les autres en piaulant avec quelques horions attrapés dans la bagarre ; mais ils reviennent aussitôt à la curée.
Le bassin du Volga.
Nous avons l’idée généreuse de soulager ces pêcheurs en tirant deux coups de fusil en plein dans l’armée aérienne ; nous mettons ainsi une douzaine de maraudeurs hors de combat : mais cela a peu d’effet sur les autres, et notre intervention n’a d’autre résultat que de provoquer une clameur générale ; pas un de ces pirates qui n’ont encore rien pu saisir ne s’éloigne.
Du reste, on ne paraît pas avoir ici le goût de la chasse aux oiseaux ; on les laisse vivre et piller à leur guise ; certains d’entre eux sont même l’objet d’une sorte de respect ou de sympathie.
Le pigeon, par exemple, n’est jamais inquiété ; il représente le Saint-Esprit, et, comme tel, nul n’oserait lui faire le moindre mal, encore moins le manger. Aussi le voit-on, paisible et confiant, se nicher partout ou il lui plaît, dans les maisons, dans les granges ; il dégrade et souille les monuments publics en toute sécurité.
Il en est a peu près de même des corbeaux, qui, du moins, sont utiles à quelque chose : ils déblayent la voie publique des cadavres d’animaux et des immondices, qui sans eux l’encombreraient ; l’administration compte sur leurs services : ce sont ses auxiliaires.
J’ai vu, au milieu des maisons, dans un passage assez fréquenté, un jeune enfant en lutte, pour défendre son déjeuner, contre trois énormes corbeaux ; s’il parvint à les écarter, ce ne fut point sans péril pour ses yeux.
Presque toujours, quand nous descendions de télègue, la voiture était envahie par une vingtaine de corbeaux, pigeons ou autres oiseaux, empressés à picoter et à fouiller notre paille et nos bagages avec une indiscrétion qui nous exaspérait : on eût dit un poste de douaniers.
Arrivés à Jaroslaw, nous descendons pour visiter la ville et, s’il se peut, pour faire une excursion aux environs.
Jaroslaw est le chef-lieu d’un gouvernement peu étendu, moins fertile que ceux qui l’entourent. L’agriculture n’y est pas prospère ; des marais le couvrent en grande partie ; mais l’industrie et l’activité des habitants sont parvenues à répandre l’aisance : ce sont les Auvergnats de la Russie ; on les rencontre dans toutes les villes de l’empire ; ils sont sobres, laborieux, économes, et retournent au pays lorsqu’ils ont amassé quelque argent. C’est une forte race aux traits bruns, à la taille élevée. Les femmes ont une légitime réputation de beauté.
À Jaroslaw, on fabrique les aciers, le drap, les étoffes de laine et de soie. La quincaillerie et une multitude de petits travaux en écorce de tilleul et de bouleau occupent un grand nombre d’ouvriers.
À quelques verstes de Jaroslaw, sur le Volga, nous apercevons un beau kaback (auberge) en bois sculpté et peint.
Monument élevé, sur une place de Kostroma, à Souzanine, paysan russe. — Dessin de M. Moynet.
Nous approchons de Kostroma, chef-lieu du gouvernement de ce nom. La ville est située sur la rive gauche du fleuve. D’assez loin nous voyons apparaître les coupoles de ses églises et un grand clocher tout fraîchement peint en bleu azur, avec ses parties saillantes en blanc ; une coupole dorée qui le surmonte a l’air d’être faite en biscuit de porcelaine. C’est le clocher du couvent de Saint-Hypate, monastère qui ressemble à tous les monastères russes. La Russie est le pays de l’uniformité architecturale : églises, monastères, théâtres, casernes, tous les édifices s’y ressemblent. L’empereur Nicolas a été pour beaucoup, dit-on, dans cette uniformité. Il avait adopté deux ou trois plans définitifs pour chaque espèce de monument, suivant l’importance des villes. Quand on avait voté la dépense de quelque nouvelle construction, on faisait exécuter simplement les nos 1, 2 ou 3, selon le chiffre de la population. Si l’anecdote est vraie, et tout porte à le croire, car la manie de réglementation, que cet empereur poussait à l’extrême, n’est pas contestable, il n’est que juste de mettre hors de cause les architectes russes.
La tour de Saint-Hypate, construite sous Catherine, vue de près, ressemble à de la pâtisserie gigantesque ; de nombreuses couches de badigeon superposées arrondissent ses angles et les saillies de ses sculptures.
J’ai vu de très-vieux monuments couverts de cette pâte si copieusement que les sculptures et les inscriptions en étaient devenues indéchiffrables. — Le badigeon est inévitable en Russie où le climat altère promptement les surfaces lorsqu’elles ne sont pas d’une grande solidité (ce n’est que depuis Pierre Ier que l’on revêt en granit) ; par suite les Russes en sont arrivés à faire du badigeonnage un art. Dès les premiers jours de printemps, on voit suspendu dans l’espace, à des hauteurs vertigineuses, le badigeonneur russe sans l’appareil embarrassant de ses confrères des autres pays ; pourvu qu’il trouve un point d’appui où il puisse fixer un bout de corde, il voyage sur tous les points de l’édifice aussi tranquillement que s’il était sur le sol ; il badigeonne avec une ardeur et une conscience telles, qu’il met de sa pâte plutôt deux fois qu’une, en sorte que lorsque l’opération a été ainsi répétée vingt, trente ou quarante fois (un monument bien entretenu doit être barbouillé tous les ans), il ne reste plus de l’architecture primitive qu’une masse molle et informe.
La maison Romanof, que l’on montre à Kostroma, est un souvenir historique, rien de plus.
Michel Romanof, le chef de la maison impériale qui règne encore, habitait cette maison lorsqu’il fut élu tzar en 1613. Son élection mit fin à la guerre civile qui durait depuis quinze ans, suscitée par les divers prétendants et alimentée par les Polonais qu’on trouve toujours prêts à s’allier aux ennemis intérieurs ou extérieurs de la Russie. L’antipathie entre ces deux peuples semble devoir durer aussi longtemps que l’histoire du monde.
Sur une place de Kostroma on a élevé un monument à la mémoire du paysan Souzanine. Le piédestal, en pierre, porte une colonne en granit rose de Finlande surmontée du buste du jeune tzar Michel Romanof. Le fût de la colonne est orné d’un écusson écartelé.
Russie : c’est l’image du héros. Un grand bas-relief en bronze représente le dévouement de Souzanine. Emmené de force comme guide par le chef d’un corps d’armée polonaise d’environ trois mille hommes, ce brave citoyen, au lieu de la conduire, à partir du village de Karabanovo, sur la route de Moscou, comme on le lui avait ordonné, engagea les ennemis de son pays dans un chemin de traverse, et, arrivé au milieu d’une forêt immense, il leur déclara avec simplicité qu’il les avait égarés volontairement dans l’intention de les faire périr tous. Ni les menaces ni les coups ne purent le contraindre à remettre l’armée dans le bon chemin. Il succomba sous les mauvais traitements ; mais les Polonais moururent à leur tour de faim et de froid, sauf quelques-uns qui furent faits prisonniers.
Le village de Karabanovo, lieu de naissance de ce martyr de la patrie, fut à jamais exempté d’impôts et de levées d’hommes par le tzar Romanof.
Devant des actes de ce genre, l’esprit reste en suspens : l’admiration ne se sent pas tout à fait à l’aise. Il y a des degrés dans l’héroïsme : cette trahison du paysan, comme l’incendie de Moscou, a au fond quelque chose d’un peu barbare ; on est heureux de pouvoir admirer, au contraire, sans restriction, notre Eustache de Saint-Pierre ou notre chevalier d’Assas.
Nous passons la nuit à Ples. Près d’arriver à Kineschma, le bateau s’arrête : deux passagères, la princesse D… et sa dame de compagnie, s’apprêtent et descendre dans une embarcation qui doit les mener à terre. La dame de compagnie, très-âgée, met le pied à côté de l’échelon et tombe dans le fleuve. Heureusement la princesse la saisit au moment où elle reparaît, et elle est bien vite retirée ; la barque gagne le rivage à force de rames ; on a hâte d’aller réchauffer la pauvre dame : l’eau du fleuve était glacée.
À Kineschma, nous embarquons beaucoup de passagers : toute la journée nous stopons pour en prendre d’autres ; d’heure en heure on approche de Nijni-Novogorod ; la vie s’éveille.
Les rives du Volga sont toutes couvertes de forêts depuis Kostroma. Sur la rive droite toutefois il y a des éclaircies ; on y voit quelques pêcheurs entourés, comme à l’ordinaire, de volées d’oiseaux. Dans son ensemble, le paysage est triste ; le fleuve commence à s’élargir.
Le soir nous arrivons, après avoir passé Jourouvetz-Polvoskoi, à Balakna, vaste chantier de construction : c’est de là que sortent les bâtiments de charge qui montent et descendent le Volga.
Notre bateau très-chargé, trop chargé même, donne quelque inquiétude au capitaine. Plusieurs fois nous avons failli nous ensabler, et nous n’en avons pas moins laissé monter de nouveaux voyageurs. Enfin nous tournons un coude du Volga et, tout à coup, nous apercevons une forêt de mâts pavoisés ! Nous voici dans l’Oca, au confluent de cette rivière avec le Volga.
À gauche apparaît Nijni avec son Kremlin ; à droite sont accumulées les constructions de la foire de Nijni ; partout des bateaux circulent ; en face de nous s’étend un immense pont de bateaux ; nous voulons nous y frayer un passage, c’est impossible ; il faut absolument y renoncer : nous allons aborder au quai de Sibérie.
On nous avait donné des lettres pour MM. Grass et Brihmi, directeurs du Mercury, qui nous attendaient depuis longtemps, car nous arrivions à la fin de la grande foire de Nijni-Novogorod. Quelques jours encore et cette population de quatre à cinq cent mille âmes serait réduite à douze mille. Aussi avions-nous hâte de jeter un premier coup d’œil sur ce grand marché, où l’Europe et l’Asie se rencontrent chaque année.
Nous sommes servis à souhait en sortant des bureaux du Mercury. Du point élevé où nous nous trouvons, et dont je donne le dessin, on domine complétement la jonction de l’Oka et du Volga. Le grand fleuve coule à droite jusqu’à l’horizon. L’Oka est à nos pieds, séparé en deux par une île couverte de baraques en bois, où se tiennent surtout les marchands de fer et autres métaux ; au-dessus sont les bâtiments de la foire au milieu desquels circule une population bigarrée, étrange assemblage des spécimens de tous les peuples : Russes, Chinois, Tartares, Circassiens, Turcs, Persans, Kalmouks, Kirghis, etc, etc.
À gauche est un grand village tout en bois, habité seulement à l’époque de la foire par une population de bateleurs, de tsiganes et de femmes de tous les pays ; plus loin coulent les ruisseaux qui joignent les lacs Bagrontosovo et Motscherskoé. Le panorama est immense.
Ajoutez à ce spectacle celui des voitures sur toutes les larges voies que nous avions à nos pieds, des bateaux glissant sur les deux fleuves et les canaux ; imaginez enfin le sourd murmure de trois cent mille voix, et vous aurez une idée bien imparfaite de l’impression que produisit sur nous la foire de Nijni-Novogorod, vue des hauteurs de la rive droite de l’Oka.
Après avoir contemplé longtemps toutes les scènes qui se mouvaient devant nous, nous descendons à travers la ville, nous visitons la cathédrale dont l’intérieur est fort riche ; puis un grand bâtiment en briques, l’hôtellerie principale de Nijni, en ce moment encombrée de monde, et où l’on prend le thé en parlant d’affaires dans toutes les langues du monde.
Nous revenons sur nos pas en suivant les bords de l’Oka, afin de passer sur le pont de bateaux construit et détruit chaque année ; ce pont, après avoir traversé l’île où sont les fers, les cuivres, etc., conduit directement au champ de foire.
Pour protéger les bâtiments de ce grand marché contre les inondations périodiques, on a creusé des canaux de chaque côté, et les terres qu’on en a enlevées forment des espèces de remparts. On a construit à l’extrémité de l’avenue principale trois grandes églises : l’une est dédiée à saint Macaire, qui semble très-venéré dans les villes commerçantes de la Russie ; la seconde, à droite, est une église arménienne, et la troisième une mosquée.
Devant ces trois monuments sont deux rangées de bâtiments réservés aux négociants du Céleste-Empire : ils sont garnis d’enseignes verticales, bariolées de toutes couleurs. L’ensemble de cette galerie n’a rien d’européen ; il s’y fait un commerce considérable ; à notre arrivée, on y avait déjà vendu trente-deux mille caisses. La France est peu représentée. Tous les articles de parure et de goût qui viennent de l’Occident sont des produits de Moscou, de Vienne et de quelques villes d’Allemagne ; ils sont évidemment inférieurs à ceux qu’on expédierait de Paris.
L’Orient joue le premier rôle dans cette grande exposition annuelle : il y envoie les étoffes, les armes, les selles et les harnais de Perse, les plus belles œuvres des industries de l’Inde et de la Chine, les porcelaines et la soie.
D’après une note que l’on peut considérer comme exacte, les prix auxquels on évalue les marchandises importées chaque année au marché de Nijni se diviseraient ainsi : marchandises russes, 98 millions, — celles du reste de l’Europe, 20 millions, — produits asiatiques, 17 millions, — le thé, 15 à 16 millions, — le caviar, 2 millions, — les soieries, 12 millions, — les bijoux et pierres précieuses, 3 millions ; parmi ces pierreries les turquoises dominent.
La foire annuelle du Volga ne s’est pas toujours tenue à Nijni : jadis on l’avait établie à Kazan. Ce fut en 1554 que Vasili résolut de la transporter à Makarew ou Makarief, afin de donner à la Russie le bénéfice de cet immense commerce. Les marchands russes reçurent l’ordre d’abandonner Kazan qui appartenait encore aux Tartares. En 1817, on voulut la rapprocher encore du centre de l’empire russe, et depuis lors elle s’est fixée à Nijni, dont la situation, à cause de la jonction de ses deux fleuves, était plus appropriée à un grand commerce. On ouvre la foire le 1er juillet afin de profiter de la navigation avant son interruption par les glaces : à Makarief elle durait presque tout l’hiver.
Le lendemain nous passons de nouveau une partie de la journée et visiter les magasins. Ce que nous admirons le plus n’est pas sans doute ce qui intéresserait avant tout un commerçant ou un économiste ; nous sommes attirés par les objets d’art ; jamais il ne nous a été permis de voir réunies, en si grande quantité, les mille choses qu’on appelle en France des bibelots et qui font la joie et le désespoir de tout ce qui a horreur des produits manufacturés à la douzaine. Pipes orientales, candgiards à poignée ornés de pierres précieuses, tissus indiens, pistolets, fusils garnis d’argent, lances damasquinées, coffrets en ivoire, en ébène, en nacre et en bois ciselé si finement qu’il faut une loupe pour en admirer les détails, cuirs brodés, étoffes brochées, quelles variétés ! quelles richesses quelles tentations ! Hélas ! nos ressources y seraient vite englouties. Nous sommes condamnés à ne jouir de toutes ces merveilles que par les yeux.
Depuis mon retour, combien de fois, en voyant des amateurs millionnaires payer dix fois leur prix des curiosités en mauvais état ou contrefaites, combien de fois ne leur ai-je pas dit : « Que n’allez-vous plutôt à Nijni ? Quoi de plus facile ? Un chemin de fer joint maintenant Moscou à Nijni. La modicité relative des prix et la supériorité des « curiosités » compenseraient pour vous, et au delà, les frais de ce rapide voyage. »
Le gouvernement de Nijni-Novogorod occupe le centre de la grande Russie ; quoique le sol en soit très-fertile, les habitants s’y livrent plus volontiers au commerce, et les manufactures y sont en assez grand nombre.
Nous assistons presque aux dernières transactions commerciales. La foire se termine dans la dernière quinzaine d’août. Bientôt tous ces bâtiments vont reprendre leurs courses, les caravanes se remettront en route pour l’Asie, et dans quelques jours Nijni ne sera plus qu’une ville déserte, ou à peu près.
Nous nous embarquons sur le Lotsman (pilote), qui doit nous conduire à Kazan. Nous avons beaucoup de monde à bord et une société assez bruyante ; ce sont des marchands qui descendent à Astrakan, à Saratof, quelques Persans et un Turc dont le costume est splendide. Sa ceinture et son turban sont faits de deux cachemires qui auraient bien du succès à Paris. Sur le Volga ce sont les hommes qui ont le monopole de la parure. Les femmes qui sont à bord nous paraissent plutôt enveloppées de leur vêtement qu’habillées : ce sont du reste tout à fait des femmes du peuple.
Les mœurs orientales commencent à se laisser entrevoir : deux femmes tatares, assises à l’arrière, empaquetées dans une grande pièce d’étoffe à carreaux bleus, s’en cachent le visage chaque fois qu’on s’approche d’elles.
À l’avant, une foule de grands gaillards, bien bâtis, sont vêtus d’une chemise de très-grosse toile sans col, et bordée de soie de couleur autour du cou, sur la poitrine et aux poignets ; ils ont une calotte bleue sur la tête : c’est à peu près tout leur costume. Ce sont les Tsouvachs, habitant une grande partie de la rive gauche du Volga.
Beaucoup d’entre eux sont chrétiens ; ils parlent une langue particulière : leur origine est inconnue ; ils sont venus s’établir au milieu du seizième siècle entre Nijni-Novogorod et Kazan ; ils exercent diverses professions et particulièrement la navigation. Les moins riches travaillent sur le fleuve à la navigation de remonte conjointement avec d’autres individus recrutés partout ; les uns et les autres se confondent sous la dénomination de Bourlakis.
Les Bourlakis sont très-nombreux sur tout le cours du Volga ; leur seule manière de vivre est, comme je viens de le dire, de faire le métier de chevaux de halage. Il y a sur le fleuve des bateaux d’un tonnage considérable ; le nombre de Bourlakis nécessaires pour les remorquer est réglé par des conventions particulières. On en met jusqu’à quarante à un seul bâtiment. Les bateaux à vapeur, qui joignent au transport des voyageurs celui des marchandises, leur font grand tort, surtout depuis que plusieurs sociétés ont établi des remorqueurs.
Les troubles qui ont eu lien à Kazan, il y a quelques années, en 1860, je crois, ont été alimentés par les Bourlakis sans ouvrage. Quelques nobles mécontents de l’ukase d’emancipation ont aidé l’insurrection ; il a fallu envoyer des troupes, et beaucoup de Bourlakis ont péri.
Après avoir passé devant Isadij, situé sur la rive droite du fleuve, nous touchons vers le milieu de la journée à Makarief, transformée en une pauvre solitude depuis qu’elle a été privée du grand marché qui enrichit Nijni. Il ne lui reste plus pour attrait que son fameux couvent de Saint-Macaire, et encore est-elle obligée d’envoyer tous les ans la châsse du saint pour présider à la foire de Nijni et lui porter bonheur ; c’est de la cruauté.
La ville de Makarief a toutefois conservé le monopole des coffrets dont l’usage est très-commun en Russie : ils sont brillants comme l’argent, grâce à l’emploi du fer-blanc qui les couvre et d’un coloriage varié obtenu à l’aide de l’acide nitrique, je crois. Ces coffrets sont garnis de serrures à ressort, qui font entendre des sons plus ou moins harmonieux.
Route en bois. — Dessin de M. Moynet.
Nous revenons à notre bateau, où nous trouvons tous nos passagers prenant le thé sur le pont. La soirée est belle. Nous passons devant l’embouchure de la Soura, qui se jette dans le Volga à Vasil, ville que nous apercevons vers la rive droite, mais que rien de particulier ne recommande à notre attention.
Plus loin, c’est la Velouga qui vient, à notre gauche, grossir les eaux du grand fleuve, puis une autre petite rivière, dont les bords sont couverts de forêts ; quelquefois nous voyons d’immenses prairies et des troupes de chevaux. C’est qu’il y a, de ce côté, une grande quantité de haras ; les plus importants appartiennent à l’État et fournissent en partie les remontes pour la cavalerie, l’artillerie et les charrois de l’armée.
Les forêts sont peuplées de loups qui causent de continuelles inquiétudes aux éleveurs ; elles sont aussi l’asile d’un grand nombre d’ours. Il en est de même dans le gouvernement de Kazan ; les paysans sont quelquefois forcés de barricader leur isba, pour empêcher ces bêtes affamées d’entrer chez eux.
Dans la plupart de ces forêts, le chêne atteint de grandes proportions et fournit de beaux bois de construction ; les autres arbres servent à l’exploitation des mines de toute nature qui se trouvent entre le Volga et l’Oural.
Encore une petite rivière à notre gauche qui se jette dans le Volga ; on la nomme l’Ilet.
Nous arrivons le soir devant Kazan, où nous n’apercevons rien autre chose que des bateaux de charge.
(La suite à la prochaine livraison.)