Le Voyageur enchanté/Chapitre 13
XII
Je monte donc résolument le perron, je fais le signe de la croix et je prononce la parole qui dissipe les enchantements. Rien : la maison reste immobile à sa place ; la porte est ouverte, j’aperçois devant moi un long et large vestibule, au fond brille une lanterne accrochée au mur. En regardant autour de moi, je vois à gauche deux autres portes garnies de nattes et surmontées de glaces sur lesquelles des torchères projettent leur clarté. « Qu’est-ce que c’est que : cette maison ? me demandai-je : cela n’a pas l’air d’être un traktir, mais c’est évidemment un lieu public. » Pourtant je ne devine pas quel il peut être. Tout à coup, par cette porte garnie de nattes arrive à mon oreille une mélodie d’une douceur et d’une tendresse extraordinaires, la voix qui chante pénètre dans l’âme et la subjugue avec une irrésistible puissance. Je m’arrête pour écouter ; sur ces entrefaites, s’ouvre soudain une petite porte lointaine, livrant passage à un tsigane de haute taille, vêtu d’un pantalon de soie et d’une casaque de velours ; il poussait vivement devant lui quelqu’un qu’il fit sortir par une issue particulière que je n’avais pas remarquée jusqu’à ce moment. Dans le personnage si lestement congédié il me sembla reconnaître mon magnétiseur, mais j’avoue que je ne le vis pas bien.
— Ne te fâche pas, mon cher, lui jeta en guise d’adieu le tsigane, — contente-toi pour aujourd’hui de ce demi-rouble et reviens demain ; si nous réussissons à le faire casquer, nous te donnerons encore quelque chose pour nous l’avoir amené.
Sur ce, le tsigane ferma la porte au loquet, courut à moi comme s’il venait seulement de m’apercevoir, et dit en m’ouvrant la porte au-dessus de laquelle il y avait une glace :
— Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur le marchand ; venez entendre nos chants ; il y a de belles voix.
Et il poussa devant lui les deux battants de la porte… Alors, messieurs, cédant à je ne sais quelle attraction, je franchis le seuil d’une pièce très vaste, mais basse, dont le plafond faisait poche et menaçait de s’effondrer. Malgré le lustre qui avait la prétention de l’éclairer, la chambre, remplie de fumée de tabac, était fort sombre. À travers cette atmosphère opaque je distinguai des gens, beaucoup de gens ; une jeune tsigane chantait devant eux, c’était elle que j’avais entendue dans le vestibule. Au moment où j’entrai, elle finissait son morceau ; sa voix s’arrêta sur une note d’une douceur extrême et, quand elle eut cessé de chanter, il se fit un grand silence… Mais, au bout d’un instant, ce fut comme une frénésie dans tout l’auditoire : chacun quittait brusquement sa place, criait, battait des mains. Pour moi, je m’étonnais de trouver là tant de gens, il me semblait les voir sortir de plus en plus nombreux des nuages de fumée. « Mais sont-ce vraiment des hommes ? me demandai-je ; ne serait-ce pas plutôt une fantasmagorie ? » Non, c’étaient bien des êtres de chair et d’os ; je remarquai parmi eux diverses personnes de ma connaissance : des remonteurs, des éleveurs, de riches marchands, des propriétaires amateurs de chevaux…
La tsigane fit le tour de la société. Je renonce à décrire l’allure serpentine de cette femme, les ondulations de sa taille, le feu qui brillait dans ses yeux noirs. Une figure curieuse ! Elle tenait dans ses mains un grand plateau sur les bords duquel il y avait plusieurs verres de Champagne ; au milieu se trouvaient les offrandes du public. Celles-ci formaient un tas énorme. Pas de monnaie d’argent, rien que de l’or et des billets ; les mésanges bleues se mêlaient aux canards gris et aux tétras rouges ; seuls les cygnes blancs manquaient à la collection. Celui à qui la jeune fille offrait un verre le vidait aussitôt et, suivant sa générosité, déposait sur le plateau une somme plus ou moins forte en or ou en papier ; elle alors l’embrassait sur les lèvres et lui faisait une révérence. Après avoir parcouru successivement le premier et le second rang (les visiteurs étaient assis en demi-cercle), elle arriva au dernier, derrière lequel je me tenais debout contre une chaise. Sa tournée finie sans qu’elle m’eût rien offert, elle se disposait à rebrousser chemin lorsqu’un vieux tsigane qui l’accompagnait lui dit d’un ton de maître :
— Grouchka !
En même temps il me montra des yeux. Elle leva sur lui ses cils… des cils étranges, en vérité : noirs, extraordinairement longs, et paraissant doués d’une vie à eux, car ils remuaient comme des oiseaux. Je remarquai qu’un éclair s’alluma dans sa prunelle lorsque le vieillard lui intima son ordre : sans doute l’injonction de me régaler l’irritait. Néanmoins elle s’exécuta ; elle vint me trouver à la place reculée que j’occupais, et me salua en disant :
— Bois, cher visiteur, à ma santé !
L’effet qu’elle produisit instantanément sur moi fut tel que je ne pus même pas lui répondre. Quand, devant moi, elle se pencha sur son plateau, quand je vis la raie qui serpentait comme une coulée d’argent à travers ses cheveux noirs, je devins véritablement ivre et toute ma raison m’abandonna. Je bus à la santé de la jeune fille et, tout en buvant, j’examinai son visage ; je ne distinguai pas s’il était blanc ou basané, mais je remarquai le sang vermeil qui sous sa peau fine rougeoyait comme une prune au soleil, et la petite veine qui se dessinait en bleu sur sa tempe… « Voilà, pensai-je, où est la vraie beauté, ce qui s’appelle la perfection de la nature ; le magnétiseur avait raison : c’est tout autre chose que ce qu’il y a dans un cheval, dans une bête à vendre. »
Je vidai mon verre et le remis sur le plateau ; cependant elle restait là, attendant que je lui fournisse l’occasion de m’embrasser. À cette fin, je me hâtai de plonger la main dans la poche de mon pantalon, mais je n’y trouvai que de la menue monnaie, des pièces de quatre kopeks, de deux grivnas, etc. « Ce n’est pas assez, décidai-je, il serait inconvenant de donner cela à une telle enchanteresse ; je n’oserais pas me montrer si ladre devant tout le monde. » Du reste, les messieurs disaient au tsigane, assez haut pour que leurs paroles arrivassent jusqu’à moi :
— Eh ! Basile Ivanoff, pourquoi ordonnes-tu à Grouchka de régaler ce moujik ? C’est blessant pour nous !
À quoi il répondit :
— Chez nous, messieurs, tout visiteur est accueilli avec égards, et ma fille connaît les coutumes traditionnelles des tsiganes ; d’ailleurs, vous n’avez pas lieu d’être blessés, car vous ne savez pas encore comme parfois un homme du peuple peut apprécier la beauté et le talent. On en a vu plus d’un exemple.
Le langage des barines me froissa.
« Ah ! que le loup vous croque ! pensai-je. Parce que vous êtes plus riches que moi, croyez-vous donc avoir aussi plus de sentiments ? Non, advienne que pourra : plus tard je réglerai mes comptes avec le prince ; mais maintenant je ne veux pas me couvrir de honte et humilier par ma lésinerie cette beauté sans égale. »
Comme conclusion à ce monologue, je pris dans mon portefeuille un cygne de cent roubles et le jetai sur le plateau. Aussitôt la petite tsigane m’essuya les lèvres avec un mouchoir blanc, y posa légèrement les siennes et s’éloigna. Mais quelque rapide qu’eût été ce baiser, il me laissa la sensation d’une brûlure.
Après que la jeune fille m’eut quitté, je restai d’abord à la même place ; mais le vieux tsigane, le père de cette Grouchka, et un autre tsigane me prirent chacun par un bras et m’emmenèrent au premier rang où ils me firent asseoir à côté de l’ispravnik et des autres messieurs.
J’avoue que je n’y tenais pas ; ne voulant point demeurer là, j’essayai de m’en aller, mais ils insistèrent pour que je restasse et recoururent à une intervention toute-puissante :
— Grouchka ! Grounuchka ! Retiens le visiteur désiré !
Elle s’approcha et… le diable sait ce qu’elle savait faire avec ses yeux : elle me dit en me décochant un regard qui m’ensorcela :
— Ne nous fais pas affront, reste à ta place.
— Qui donc pourrait te faire affront ? répondis-je, et je me rassis.
De nouveau elle m’embrassa, c’est-à-dire que de nouveau sa bouche effleura rapidement la mienne et, comme la première fois, il me sembla sentir sur mes lèvres un poison corrosif qui me brûlait jusqu’au cœur.
Ensuite recommencèrent les chants et les danses, puis une autre tsigane vint avec du Champagne. Celle-ci n’était pas mal non plus, mais qu’était-ce en comparaison de Grouchka ! Il s’en fallait qu’elle fût moitié aussi belle. Je me contentai donc de mettre sur son plateau quelques tchetvertaks… Cela m’attira les railleries des messieurs, mais je n’y fis pas attention car je n’avais d’yeux que pour Grouchenka et j’aspirais au moment où j’entendrais sa voix isolément. Vaine attente ! elle chantait dans les chœurs avec les autres, mais ne faisait pas de solo et je ne pouvais entendre sa voix, je voyais seulement sa petite bouche et ses dents blanches… « Eh ! me dis-je, je n’ai vraiment pas de chance : entré ici pour un moment, je me trouve avoir dépensé cent roubles, et je ne l’entendrai plus seule ! » Heureusement pour moi, mon désir était partagé par d’autres, des clients sérieux de l’établissement, et, quand le numéro fut fini, tous crièrent avec ensemble :
— Grouchka ! Grouchka ! Le Canot ! Grou-chka ! Le Canot !
Les tsiganes toussotèrent un peu, le jeune frère de Grouchka prit en main une guitare, et elle se mit à chanter… Vous savez, leur chant, d’ordinaire, est émouvant et va au cœur, mais quand j’ouïs cette même voix dont les accents m’avaient fasciné dès le vestibule, je fus positivement transporté ! Oh ! comme elle me plaisait ! Grouchka commença avec une sorte d’énergie brutale : « La me-e-er hu-uu-urle, la mer gé-mit. » En l’écoutant, on croyait réellement entendre les gémissements de la mer et voir le petit canot ballotté par les vagues. Puis sa voix prit soudain une expression toute autre dans l’invocation à l’étoile : « Chère avant-courrière du jour, ta présence est pour moi le gage du salut. » Ensuite, nouveau changement inattendu. Les tsiganes ont l’habitude de ces renversements d’accords : leur chant pleure, vous tourmente, vous arrache, pour ainsi dire, l’âme du corps et, un instant après, il éveille brusquement en vous des impressions toutes différentes. De même cette fois : après que Grouchenka nous eut émus par le spectacle du canot en détresse, nous entendîmes toute la troupe chanter en chœur :
Dja-la-la, Dja-la-la,
Dja-la-la pringala !
Dja-la-la pringala
Gaï da tchépouringala !
Gheï gop-gaï, ta gara !
Ghei gop-gaï, ta gara !
La jeune fille fit de nouveau le tour de la société avec son plateau et je lui donnai encore un cygne… Tous les yeux se fixèrent sur moi : les barines que j’humiliais par la richesse de mes cadeaux n’osaient même plus déposer leurs offrandes après les miennes, mais je ne regardais décidément à rien, je voulais, coûte que coûte, satisfaire mon âme, manifester au grand jour mes sentiments, et je les manifestais. Pour chaque morceau que Grouchka chantait, elle recevait de moi un cygne ; je ne calculais plus combien j’en avais déjà lâché ; je donnais et c’était une affaire faite. Aussi, lorsque tous les autres lui témoignaient d’une commune voix le désir de l’entendre encore, elle répondait à leurs prières par un refus formel, se disait « fatiguée », mais moi je n’avais qu’à dire à son père : « Ne peut-on pas la faire chanter ? » et, sur un coup d’œil de celui-ci, elle commençait aussitôt un nouveau morceau.
La petite tsigane égrena ainsi force mélodies pour lesquelles je lui prodiguai, sans compter, les cygnes de mon portefeuille. À la fin, — je ne sais à quelle heure, mais le jour se levait déjà, — Grouchenka, qui paraissait brisée de fatigue, entonna, en ayant l’air de s’adresser à moi : « Retire-toi, ne me regarde pas, disparais loin de mes yeux ! » Par ces paroles elle semblait me mettre à la porte, mais les suivantes devaient s’entendre autrement : « Ou bien veux-tu t’éjouir avec mon âme de lionne, veux-tu éprouver sur toi toute la puissance de la beauté ? » Je lui donnai encore un cygne et de nouveau je reçus d’elle un de ces baisers rapides qui me faisaient l’effet d’une brûlure ; en même temps une sorte de flamme sombre brilla dans ses yeux. Alors, avec un malicieux à propos, le chœur commença à chanter :
Vois, ma chère,
Comme je t’aime !
L’auditoire tout entier reprit ce motif en regardant Grouchka et je le répétai moi-même les yeux fixés sur elle. « Va-t-en, maison, va-t-en, poêle, le patron n’aura plus où coucher », entonnèrent ensuite les tsiganes et tous, les chanteurs, les chanteuses, les messieurs eux-mêmes, se mirent soudain à danser ; on aurait dit que toute la maison était emportée dans le mouvement vertigineux de cette farandole où le public se confondait avec les artistes. Aériennes, les tsiganes voltigent devant les messieurs et ceux-ci se lancent à leur suite, avec plus ou moins de légèreté, suivant l’âge de chacun… Personne ne reste à sa place… Les gens graves eux-mêmes quittent leurs sièges, des hommes que je n’aurais jamais crus capables de se livrer à de pareils ébats. Quelques-uns, les plus sérieux, essaient d’abord de résister à l’entraînement général, on voit que la honte les retient, ils clignent les yeux, tiraillent leur moustache, mais bientôt ils cèdent eux aussi à la tentation et, ne sachant pas danser, esquissent des pas quelconques. L’ispravnik, un gros homme, père de deux filles mariées, se mêle, ainsi que ses deux gendres, à la foule dansante ; l’énorme fonctionnaire souffle comme un phoque et commet les fautes chorégraphiques les plus grossières. Le cavalier le plus fringant de la bande est un remonteur, un capitaine de hussards, homme riche et bien fait de sa personne ; les poings campés sur ses hanches, faisant résonner militairement les talons de ses bottes, il précède tous les autres avec des allures de conquérant, arrivé devant Grouchka, il secoue la tête, fait tomber son bonnet aux pieds de la jeune fille et crie : « Marche dessus, écrase-le, ma beauté ! » Et elle… Oh ! quelle danseuse c’était aussi ! J’ai vu des actrices danser au théâtre, mais tout cela qu’est-ce que c’est ? Quelque chose d’analogue aux exercices d’un cheval d’officier dans un manège : il y a là de l’acquis, mais pas de vie, pas de feu, pas de fantaisie. Tandis que cette tsigane, c’était un vrai serpent ; on entendait craquer ses articulations, elle vous avait des déhanchements, des torsions de tout le corps qui mettaient la pointe de son pied au niveau de son sourcil… En la voyant danser, le public devint comme fou ; tous, hors d’eux-mêmes, s’élancèrent vers elle ; les uns avaient les larmes aux yeux, les autres riaient, mais un seul cri était dans toutes les bouches :
— Nous n’épargnerons rien : danse !
Et les cadeaux tombaient à ses pieds, celui-ci jetait de l’or, celui-là des billets de banque. Un groupe de plus en plus compact s’était formé autour de Grouchka ; seul j’étais resté assis à ma place et je ne savais même pas si j’y pourrais tenir longtemps, car la voir marcher sur le bonnet de ce remonteur était un spectacle au-dessus de mes forces… Elle fait un pas, et j’éprouve à l’instant une douleur cuisante ; elle en fait un second : nouvelle douleur. À la fin, je me dis : « Pourquoi me tourmenter ainsi sans nécessité ? » Résolu à satisfaire pleinement mon caprice, je quitte soudain ma place, j’écarte le remonteur et je vais exécuter la prisiadka[1] devant Grouchka… Pour l’empêcher de poser son pied sur la chapka du hussard, je m’avisai d’un expédient qui, je pense, vous fera tous vous récrier sur ma prodigalité et, certes, vous n’aurez pas tort. Voici ce que j’imaginai : je pris un cygne dans mon portefeuille et le jetai aux pieds de la jeune fille en lui criant : « Écrase-le, marche dessus ! » Elle ne s’en souciait pas… Bien que mon cygne eût plus de valeur que le bonnet du hussard, elle n’y faisait aucune attention et continuait à donner la préférence au remonteur. Mais le vieux tsigane, — grâces lui en soient rendues ! — remarqua le fait et se mit à frapper du pied… Grouchka comprit et m’accepta pour cavalier… Elle s’approcha de moi, la tête baissée ; ses yeux fixaient le sol avec colère ; je commençai à sauter devant elle comme un vrai diable et, à chaque saut, je jetais un cygne sous son petit pied… Je la plaçais si haut dans mon estime que je me demandais si ce n’était pas elle, la maudite, qui avait fait le ciel et la terre… Cela ne m’empêchait pas de lui crier insolemment : « Allons, plus d’entrain que cela », mais je ne cessais de faire pleuvoir les cygnes sur ses pas. À un moment donné, comme je me disposais à en prendre encore un, je m’aperçus qu’il ne m’en restait plus que dix… « Zut, pensai-je, que le diable vous emporte tous ! » et, pétrissant dans ma main tous ces billets de banque, j’en fis une boule que je jetai aux pieds de ma danseuse ; puis je pris sur la table une fiole de Champagne et je lui cassai le goulot…
— Gare, mon âme, ou je vais t’arroser, criai-je, et je vidai d’un trait toute la bouteille à sa santé, car cette danse m’avait donné une soif terrible.
- ↑ Figure de la plaska qui consiste à se précipiter aux pieds de sa dame et à reprendre ensuite brusquement la position verticale.