Le Voyageur enchanté/Chapitre 12
XII
[modifier]Dès que j’eus été mis à la porte du traktir, mon premier mouvement fut de m’assurer si mon portefeuille était encore dans ma poche : il ne l’avait pas quittée. « À présent, pensai-je, il s’agit de le rapporter sain et sauf à la maison ». Mais la nuit était la plus sombre que vous puissiez vous imaginer. Vous savez, chez nous, dans le pays de Koursk, il y a souvent en été de ces nuits sombres mais tièdes et douces : au ciel, les étoiles brillent comme des lampions, tandis qu’à la surface du sol règne une obscurité à couper au couteau… D’autre part, les foires sont le rendez-vous d’une foule de gens sans aveu et on entend assez souvent parler d’attaques nocturnes. J’avais bien conscience de ma force, mais je me disais, d’abord, que j’étais ivre, et, ensuite, que si dix individus ou plus venaient à m’assaillir, tout fort que j’étais, je ne pourrais leur opposer de résistance. Enfin, malgré le trouble apporté dans mes idées par l’ivresse, je me rappelai qu’au traktir j’avais à plusieurs reprises tiré de l’argent de ma poche pour régler la consommation : par conséquent le barine, mon compagnon, avait pu voir que j’étais en possession d’une grosse somme. Un soupçon soudain traversa mon esprit : « Cet homme n’a-t-il pas combiné quelque embûche contre moi ? Au fait, où est-il ? Nous sommes sortis du traktir ensemble, comment a-t-il disparu si vite ? »
Je m’arrêtai, je le cherchai des yeux autour de moi et, ne sachant pas son nom, je l’appelai comme je pus :
— Hé ! Dis donc, magnétiseur, où es-tu ?
Au même instant il surgit devant moi comme un diable qui sort d’une boîte à surprise.
— Me voici, dit-il.
Il me sembla que ce n’était pas sa voix, et l’obscurité était trop épaisse pour que je pusse distinguer ses traits.
— Approche donc ! poursuivis-je.
Quand il fut tout près de moi, je le pris par les épaules, je commençai à l’examiner, mais il me fut impossible de le reconnaître ; à peine l’eus-je touché que tout d’un coup la mémoire m’abandonna. J’entendis seulement qu’il murmurait quelque chose en français : « Di-ca-ti-li-ca-ti-pe » ; je ne compris pas ce qu’il voulait dire.
— Qu’est-ce que tu baragouines ? lui demandai-je.
— Di-ca-ti-li-ca-ti-pe, répéta-t-il.
— Finis-en avec ton jargon, imbécile, et dis-moi en russe qui tu es, car je ne te remets pas.
— Di-ca-ti-li-ca-ti-pe, répondit-il ; — je suis le magnétiseur.
— Pfou, quel polisson !
Durant une petite minute, je crus le reconnaître, mais, en l’observant avec plus d’attention, je lui vis deux nez !… Deux nez, ni plus ni moins ! Cette circonstance m’inspira de nouveaux doutes sur son identité.
« Ah ! maudit sois-tu, pensai-je. Et pourquoi, coquin, t’es-tu accroché à moi ? »
— Qui es-tu ? repris-je ensuite à haute voix.
Il me fit encore la même réponse :
— Le magnétiseur.
— Décampe : tu es peut-être le diable.
— Pas tout à fait, mais quelque chose d’approchant.
Je lui allongeai un coup de poing dans le front.
— Pourquoi donc m’as-tu frappé ? dit-il d’un ton fâché ; — je te rends service, je te délivre de l’ivrognerie, et tu me bats ?
Mais j’avais encore perdu tout souvenir de cet homme, et je lui réitérai ma question :
— Allons, qui es-tu ?
— Je suis ton ami pour la vie, me répondit-il.
— Eh bien ! tant mieux, mais, si tu es mon ami, tu es peut-être aussi dans le cas de me nuire ?
— Non, répliqua-t-il, — je te présenterai une petite « compa », qui fera de toi un autre homme.
— Allons, je t’en prie, laisse là tes blagues.
— Je te dis la vérité, la pure vérité : une petite « compa… »
— Cesse donc de jaboter en français, l’interrompis-je ; — je ne comprends pas ce que tu veux dire avec ta petite « compa… »
— Je te donnerai une nouvelle intelligence de la vie.
— Allons, soit. Seulement, quelle intelligence nouvelle peux-tu me donner ?
— Je te ferai comprendre la beauté, la perfection de la nature.
— Mais comment la comprendrai-je ainsi tout d’un coup ?
— Viens avec moi, tu vas le voir.
— C’est bien, marchons.
Et nous partîmes à deux. L’ivresse nous faisait chanceler à chaque pas ; cependant, nous continuions notre route. Je ne savais pas où on me conduisait, mais, soudain, je songeai que mon guide m’était inconnu.
— Arrête, criai-je ; — dis-moi qui tu es ; autrement, je n’irai pas avec toi.
Il se fit connaître, et, durant un moment, il me sembla que je le remettais.
— Comment donc se fait-il que j’oublie qui tu es ? lui demandai-je.
— Cela même, répondit-il, — est un effet de mon magnétisme, mais ne t’en inquiète pas, cela va se passer, laisse-moi seulement te communiquer un peu plus de fluide magnétique.
Et, d’un brusque mouvement, il me fit tourner le dos ; après quoi, il commença à me tripoter l’occiput… Chose étrange, il pressait ma nuque avec ses doigts, comme s’il eût voulu les y faire pénétrer.
— Écoute un peu, dis-je ; — qui es-tu, et qu’as-tu à farfouiller ainsi dans mes cheveux ?
— Attends, tiens-toi tranquille : j’introduis en toi ma force magnétique.
— C’est fort bien, repris-je, — mais peut-être que tu veux me dévaliser ?
Il m’assura que j’étais dans l’erreur.
— Allons, laisse, que je voie si j’ai encore mon argent.
Je constatai la présence de mon portefeuille dans ma poche.
— Maintenant, du moins, observai-je, — je suis sûr que tu n’es pas un voleur.
Mais qui était-il ? je l’avais encore oublié.
Toutefois, je ne pensai plus à le lui demander, car autre chose m’occupait en ce moment : je sentais que, traversant mon occiput, il avait pénétré au dedans de moi, et qu’il regardait au dehors par mes yeux, comme par des vitres.
« Me voilà bien accommodé ! » pensai-je, et tout haut j’ajoutai :
— Qu’est donc devenue maintenant ma vue ?
— Tu ne l’as plus, me répondit-il.
— Comment, je ne l’ai plus ? Quelle bêtise !
— C’est ainsi. Tes yeux ne te montrent maintenant que des choses qui ne sont pas.
— Voilà encore une blague ! Eh bien ! nous allons un peu voir !
J’ouvre mes yeux le plus possible, et je vois surgir de tous les coins sombres divers spectres affreux qui fixent sur moi des regards menaçants ; les uns me barrent le passage ; les autres attendent, postés aux points d’intersection des rues. « Tuons-le, disent-ils, et emparons-nous du trésor. » Devant moi, je retrouve mon barine, dont le visage est tout rayonnant de lumière ; derrière moi, j’entends un vacarme épouvantable : ce sont des voix, des instruments de musique, des cris, des rires joyeux. Je cherche à m’orienter, et je m’aperçois que je suis adossé contre le mur d’une maison ; les fenêtres de cette habitation sont ouvertes, et l’intérieur est éclairé ; c’est là que se produit le tapage qui retentit à mes oreilles. Mon barine s’est, de nouveau, placé vis-à-vis de moi et me fait des passes sur le visage ; ensuite, il promène ses mains sur ma poitrine, s’arrête à l’endroit du cœur, y appuie ses doigts avec force, puis, se remet à agiter les bras, et se donne tant de mal, que je le vois tout ruisselant de sueur. Mais, dès que la lumière projetée par les fenêtres de la maison eut commencé à dissiper les ténèbres autour de moi, je repris conscience de moi-même, et je cessai d’avoir peur de lui.
— Écoute, dis-je, — qui que tu sois : diable, diablotin ou farfadet, fais-moi le plaisir de me réveiller, ou décampe.
— Attends un peu, répondit-il, — il est encore trop tôt, ce serait dangereux, tu ne peux pas encore supporter cela.
— Quoi ? demandai-je. — Qu’est-ce que je ne peux pas supporter ?
— Ce qui se produit maintenant dans les sphères aériennes.
— Je n’entends rien de particulier.
— Ce n’est pas comme cela que tu peux entendre quelque chose, répliqua-t-il d’une voix surhumaine ; — pour entendre, imite l’exemple du joueur de psaltérion, qui incline la tête et, prêtant l’oreille au chant, y adapte son coup d’archet.
« Qu’est-ce que cela signifie ? pensai-je. Ce langage ne ressemble nullement aux propos d’homme ivre qu’il tenait tout à l’heure ! »
Lui, pendant ce temps, me regardait et passait doucement ses mains sur moi, sans pour cela interrompre le développement de sa pensée :
— Ainsi, continuait-il, — au moyen d’un ensemble de cordes frappées avec art le musicien émet des sons d’une harmonie enchanteresse.
Je vous le déclare positivement, ce n’étaient pas des paroles humaines que je croyais entendre, mais le murmure d’une eau vive coulant à côté de moi. « Et il était pochard il y a un instant, lui qui parle maintenant comme un dieu ! » me disais-je stupéfait.
À la fin, mon barine cessa ses exercices.
— Allons, fit-il, — à présent tu en as assez, éveille-toi et prends des forces !
Puis il fouilla longtemps dans la poche de son pantalon d’où il finit par sortir quelque chose. Je regardai l’objet qu’il avait en main : c’était un morceau de sucre tout petit, tout petit, et fort sale, sans doute par suite d’un séjour prolongé dans cette poche. Il gratta la saleté avec ses ongles, souffla dessus et me dit :
— Ouvre la bouche.
— Pourquoi ? répliquai-je.
Néanmoins j’obéis et il me fourra ce sucre dans la bouche en disant :
— Suce-le hardiment : c’est un sucre conducteur magnétique, il te fortifiera.
Quoique ces mots eussent été prononcés en français, je compris qu’il s’agissait de magnétisme et je n’en demandai pas davantage, mais, tandis que je suçais ce morceau de sucre, celui qui me l’avait donné disparut soudain. Avait-il filé quelque part à la faveur des ténèbres ? Était-il rentré sous terre ? le diable le savait. En tout cas, je me trouvais seul et, redevenu pleinement lucide, je me dis : « Pourquoi l’attendrais-je ? Il est temps que je retourne chez moi ». Mais, autre affaire, je ne connaissais ni la rue où j’étais, ni la maison que j’avais devant moi. « Est-ce même une maison ? pensai-je ; elle me fait cet effet-là, mais je suis peut-être le jouet d’une illusion… À présent il fait nuit, tout le monde est couché, pourquoi y a-t-il là de la lumière ?… Allons, le mieux est d’y aller voir, de m’assurer du fait ; si ce sont vraiment des hommes qui se trouvent là, je leur demanderai mon chemin pour retourner chez moi, et si, au lieu d’êtres vivants, il n’y a là que des fantômes… pourquoi en aurais-je peur ? Je dirai : « Notre place est sainte : arrière ! » et tout s’évanouira… »