Le Voyageur enchanté/Chapitre 3

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Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 51-59).


III


Mes maîtres revinrent chez eux avec un nouvel attelage qu’ils se procurèrent à Voronèje. Peu après notre retour à la maison, le hasard voulut que deux pigeons huppés vinssent élire domicile sur une tablette fixée au mur de l’écurie. Le mâle avait un plumage couleur d’argile, la femelle était blanche et si jolie avec ses petites pattes rouges ! Ils me plurent beaucoup ; la nuit, surtout, c’était si agréable d’entendre les roucoulements du mâle ! Pendant le jour ils voletaient au milieu des chevaux, picoraient dans leur mangeoire et se becquetaient amoureusement… Tout cela, pour un jeune garçon, était amusant à voir.

À la suite de ces tendresses, ils eurent des petits ; un second couple vint au monde ; devenus grands, ceux-ci à leur tour se becquetèrent, puis couvèrent et donnèrent le jour à une nouvelle famille… Ils étaient si mignons, ces pigeonneaux à peine éclos : jaunes comme des fleurs de sidas, couverts, semblait-il, de laine et non de plumes ; avec cela des becs plus pointus que le nez des princes circassiens… Je me mis à les considérer avec curiosité et, pour ne pas leur faire de mal, je pris l’un d’eux par son petit bec ; tandis que je l’examinais attentivement, ne me lassant pas d’admirer sa gentillesse, le père voulait me le reprendre et s’escrimait sur moi à coups de bec. Sa colère m’amusait, je me plaisais à l’exciter en refusant de lui rendre son petit. Mais, quand je voulus remettre l’oiselet dans son nid, je m’aperçus qu’il ne respirait plus. Quel guignon ! Je m’efforçai de le réchauffer dans mes mains, je soufflai sur lui, j’employai tous les moyens pour le ranimer ; — peine perdue, il était mort ! Dépité, je le jetai incontinent par la fenêtre. Peu m’importait, après tout ; il en restait un autre dans le nid ; quant au mort, une chatte blanche qui rôdait tout près de l’écurie le prit aussitôt et l’emporta. J’avais déjà remarqué cette chatte, elle était toute blanche, avec, sur la tête, une petite tache noire qui lui faisait comme un bonnet. « Allons, me dis-je, passe pour celui qui est crevé ! libre à elle de le manger ! » Mais, la nuit, pendant que je dormais, un bruit soudain me réveilla : sur la tablette au-dessus de mon lit le pigeon luttait avec colère, je ne savais contre qui. Je me levai précipitamment et, comme il faisait clair de lune, je vis cette même chatte blanche qui s’était emparée de mon autre pigeonneau, le frère du défunt. « Eh bien ! pensai-je, est-ce que cela est permis » ? et je m’élançai à sa poursuite ; je jetai même une botte après elle, mais je ne l’attrapai pas, si bien qu’elle emporta le pauvret et, sans doute, l’alla manger quelque part. Mes pigeons ne s’affligèrent pas longtemps de la perte de leurs petits, ils recommencèrent à se faire des caresses, et bientôt naquit un nouveau couple, mais la maudite chatte reprit le cours de ses méfaits… Le diable sait comment elle se mettait en embuscade ; toujours est-il qu’une fois je la vis en plein jour emporter encore un pigeonneau, et elle fit cela si prestement que je n’eus pas même le temps de lancer quelque chose après elle. Décidé pourtant à lui apprendre à vivre, je disposai un lacet sur la fenêtre et, la nuit venue, elle n’eut pas plus tôt montré son nez qu’elle se trouva prise. À ses miaulements désespérés, je me hâtai d’accourir ; je commençai par la dégager du lacet ; pour éviter d’être égratigné, je lui fourrai la tête et les pattes de devant dans une tige de botte, puis je saisis sa queue et ses pattes de derrière dans ma main gauche que protégeait une moufle, et, prenant de la main droite un fouet accroché au mur, je la portai sur mon lit où je lui donnai une bonne leçon. Elle reçut, je crois, cent cinquante coups de fouet assénés de toute ma force ; à la fin elle cessa même de gigoter. Alors je la retirai de la botte, me demandant si elle vivait encore. « Nous allons nous en assurer tout de suite ! » décidai-je, et, l’ayant déposée sur le seuil, je lui tranchai la queue avec une hachette. « Mi-i-iaou ! » gémit-elle toute frissonnante, et, après une dizaine de contorsions, elle s’enfuit.

« À présent, pensai-je, j’espère que tu laisseras mes pigeons tranquilles. » Le lendemain matin, pour lui inspirer encore plus de terreur, je clouai en dehors de la fenêtre sa queue coupée. J’étais enchanté d’avoir eu cette inspiration, mais, au bout d’une heure ou deux, je vis entrer précipitamment la femme de chambre de la comtesse qui, jusqu’alors, n’avait jamais mis les pieds dans notre écurie.

— Ah ! Ah ! cria-t-elle. — Voilà qui a fait cela ! Voilà qui a fait cela !

— Quoi ? demandai-je.

— C’est toi, reprit-elle, — qui as mutilé Zozinka ? Avoue : sa queue n’est-elle pas clouée à ta fenêtre ?

— Eh bien ! répliquai-je, — qu’importe que cette queue soit clouée là ?

— Mais comment donc t’es-tu permis de faire cela ?

— Et elle, pourquoi se permettait-elle de manger mes pigeons ?

— Une belle affaire que tes pigeons !

— La chatte n’est pas non plus une grande dame.

Vous savez, la moutarde commençait à me monter au nez.

— C’est donc quelque chose de bien important qu’une pareille chatte ? poursuivis-je. Et le libellule de répondre :

— Comment oses-tu parler ainsi ? Ne sais-tu pas que c’est ma chatte et que la comtesse elle-même la caressait ?

Ce disant, elle me flanqua un soufflet, mais moi qui dès l’enfance avais aussi la main leste, je n’hésitai pas une minute, je saisis un sale balai et le lui appliquai vigoureusement sur les reins…

Mon Dieu, quelle histoire ce fut alors ! On me conduisit au bureau de l’intendant allemand pour y être jugé suivant la gravité de mon crime, et il décida que je serais fouetté aussi cruellement que possible, puis exclu du service de l’écurie et envoyé au jardin anglais où je casserais des cailloux… Je fus fouetté sans miséricorde, à telles enseignes que je ne pus même pas me relever et qu’on dut me rapporter sur une natte chez mon père… Cela ne m’aurait encore rien fait, mais être condamné à rester à genoux dans une allée du jardin et à casser des pierres avec un marteau, c’était pour moi un supplice si terrible qu’après avoir longuement cherché un moyen de m’y soustraire, je résolus d’en finir avec la vie. Muni d’une corde solide que je m’étais fait donner par un laquais, j’allai le soir prendre un bain, ensuite je me rendis dans un petit bois de trembles situé derrière le pailler ; je m’agenouillai, je priai pour tous les chrétiens, j’attachai ma corde à une branche d’arbre, je fis un nœud coulant et j’y introduisis ma tête. Il ne restait plus qu’à donner un branle à la corde et c’était une affaire faite… Pendant tous ces préparatifs, j’avais conservé une entière liberté d’esprit, mais à peine venais-je de me lancer dans l’éternité que je me vis étendu par terre, devant moi était debout un tsigane qui tenait un couteau à la main et qui riait ; dans l’obscurité ses dents extrêmement blanches mettaient une tache lumineuse sur sa face noire.

— Qu’est-ce que tu fais là, ouvrier ? me demanda-t-il.

— Que t’importe ? lui répondis-je.

— Tu as la vie dure ? continua le tsigane.

— Évidemment je ne l’ai pas douce, répliquai-je.

— Eh bien ! au lieu de te pendre de tes propres mains, viens plutôt demeurer avec nous, tu seras peut-être pendu autrement.

— Mais qui êtes-vous et de quoi vivez-vous ? M’est avis que vous êtes des voleurs ?

— En effet, nous sommes des voleurs et des filous.

— Oui, dis-je, — mais je suppose qu’à l’occasion vous assassinez aussi les gens ?

— Cela nous arrive quelquefois.

J’envisageai ma situation sous toutes ses faces. Que faire ? À la maison, demain et après-demain, ce serait toujours la même chose ; toujours casser des cailloux agenouillé dans le jardin, et déjà ce métier m’avait fait venir des cals aux genoux. D’autre part, j’étais constamment en butte aux sarcasmes de tous les domestiques qui trouvaient fort plaisant que pour une queue de chat ce scélérat d’Allemand m’eût condamné à convertir en gravier toute une montagne de pierres. « Et encore tu es le sauveur des maîtres, me disaient-ils railleusement, c’est à toi qu’ils doivent la vie. » Bref, j’en avais assez et songeant que, si je ne me pendais pas, il faudrait revenir à une pareille existence, je consentis, non sans larmes, à me faire brigand.