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Le Zombi du Grand-Pérou

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L’Œuvre de P.-C. Blessebois, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des Curieux (p. 221-282).

PORTRAIT

DE

LA COMTESSE DE COCAGNE




VERS IRRÉGULIERS




            Elle avait la taille assez belle,
            Si, plus chiche de son devant,
On ne la gâtait pas comme on fait si souvent :
L’Amour est, nuit et jour, auprès ou dessus elle.

            Si j’en veux croire les railleurs,
            Elle a fort peu de cheveux à la tête ;
Les sujets qu’on en dit ne sont pas des meilleurs !
Ce n’est pas bien l’endroit par où j’ai vu la bête ;
            Mais elle en a beaucoup ailleurs,
            Car elle est souvent arrosée
            De la plus douce des liqueurs,
Et ma plume est coupable autant qu’elle est osée.

Son front, où sont assis la mollesse et l’ardeur,
            A quelque chose d’admirable :
C’est qu’on n’y voit jamais paraître la pudeur
            Ni la sagesse désirable.

            Elle a les yeux d’une truie,
            Ce sont les plus petits d’ici,
            Elle doit les avoir ainsi,
            Puisqu’elle mène une pareille vie.

            Son nez passerait au besoin,
            S’il pouvait sentir de plus loin
            Ce qui regarde sa conduite ;
      Quand on le voit, on ne prend pas la fuite,
            Mais on le prend à témoin
Du malheureux état où son âme est réduite.

            Elle a des couleurs sur les joues
            Qui représentent le printemps ;
            Ce sont les dangereuses roues
            De tous les criminels du temps.

Je méprise son sein, je le trouve mal fait ;
Il ne consiste plus, son enflure est mollette,
            Il distille la gouttelette,
C’est un bien de ménage où l’on puise à souhait ;
C’est pourquoi le marquis du Grand-Pérou la traite
            Comme on traite une vache à lait.

            Son bras est aussi blanc que rond,
            C’est une espèce de merveille,
            Et le cœur ne va que par bond
      Quand l’œil en voit la beauté nonpareille.
            La comtesse n’ignore pas
            La richesse de cet appas,
Elle ne doute point qu’il ne soit sans reproche ;
La friande voudrait que tout ce qui l’approche
            Fût de même que son bras.

            Sa main n’est pas moins bien formée ;
On croit, en la touchant, manier du satin ;
            Aussi l’objet le plus mutin
Voit passer sa fureur ainsi qu’une fumée,
            Quand la comtesse à main armée
            Combat le soir ou le matin
            Et quand la mèche est allumée.

            Si mon âme avait la blancheur
            De son aimable corps d’ivoire,
            Ce serait un ange de gloire,
Au lieu que le Démon n’est pas si grand pécheur.

            Pour ses pieds, ce sont deux créoles
            Robustes à la vérité,
            Mais toujours pleins de saleté,
            Et dans ma libéralité
Je n’en donnerais pas seulement deux oboles.

            À tout ceci doit être joint
Qu’elle a pour le plaisir une fort bonne couche.
            Si je ne dis rien de sa bouche,
            Lecteur, c’est qu’elle n’en a point.


Le Zombi du Grand-Pérou

OU

LA COMTESSE DE COCAGNE




HISTORIETTE




« La femme belle et insensée est comme un anneau d’or au museau d’une truie ». Ces paroles de Salomon conviennent très bien à la comtesse de Cocagne. Tout le monde sait qu’elle ne manque point d’attrait pour une créole, mais que sa beauté n’est point ornée de chasteté, de pudeur, ni de modestie. Elle a une si furieuse haine pour la sagesse qu’elle n’aime pas même ceux des hommes qui en ont un peu. C’est une truie parée de l’or de sa beauté et qui se plaît uniquement dans la boue et dans l’indignité de ses actions : elle est toujours prête à prostituer son honneur à ses mollesses, et tous ceux qui veulent la croire sont les instruments de ses débauches de tous les jours.

Ce serait vainement que cette jeune femme
            Voudrait déguiser son ardeur ;

Sa folie est liée à son débile cœur,
Son cœur la communique à sa malheureuse âme ;
Son âme la répand à gros flots au dehors,
Elle en forge des fers à son dangereux corps ;
            Son corps obéit en esclave,
            Et cet esclave est si brutal
            Envers Dieu, qu’il hait et qu’il brave,
            Qu’en se jouant il se fait mal.

J’étais seul chez le marquis du Grand-Pérou, un matin qu’elle vint me rendre visite. Bien qu’elle marchât à pieds nus, à la manière des Indiennes, sa gloire ne laissait pas d’éclater à sa confusion, et son orgueil semblait être venu faire insulte à son humilité. Elle se coucha d’abord dans un hamac et me dit qu’elle venait s’entretenir avec moi sur un service que je pouvais lui rendre sans désobliger personne. « Je crois, lui répondis-je, que votre entretien n’est guère nécessaire à salut ; néanmoins vous pouvez proposer, et s’il y a quelque chose de raisonnable dans vos demandes, je pourrai peut-être vous satisfaire. »

            Cette scrupuleuse façon
            De lui promettre quelque chose
Fit naître un tendre ris sur sa bouche de rose,
Où l’amour me tendait un subtil hameçon.

« Vous savez bien, me dit-elle, que je suis brouillée avec le marquis du Grand-Pérou ; mais peut-être que vous n’en savez pas la cause, et je m’assure que vous allez la trouver fort étrange. Apprenez donc que la dernière nuit qu’il vint chez moi, il était si saoul qu’à peine pouvait-il mettre un pied l’un devant l’autre. Après qu’il fut descendu de cheval, et que mon malheur voulut qu’il y rencontrât Boüé, ce misérable petit Irois qui sert aujourd’hui chez le fermier du comte de Bellemontre, mon beau-frère, d’abord sa jalousie monta sur des échasses ; il me dit plus d’injures qu’il n’avait bu de verres de vin ; il courut l’épée à la main après cet enfant pour le tuer ; mais Dieu permit qu’il tombât, et je le fis porter sur mon lit, où il dormit longtemps avec aussi peu d’apparence de vie que s’il en avait été privé. Après cette première cuvée, il entr’ouvrit les yeux et les mains pour les jeter sur moi, qui étais assise sur une chaise à côté de mon lit et qui enrageais de bon cœur des outrages qu’il venait de me faire. Je résistai fièrement à ses caresses et ne voulus point me ranger à ses côtés. Je lui fis des reproches à mon tour, et des reproches si justes, mais tellement sensibles, qu’il eut l’effronterie de me donner un soufflet. Cette action, où vraisemblablement je ne devais pas m’attendre, m’alluma d’une colère extrême, et sans perdre de temps en de vaines plaintes, je le traitai à la pareille avec une vigueur qui n’est pas naturelle aux personnes de mon sexe, et qui lui donna beaucoup à penser. Néanmoins, après s’être remis de son étonnement : — Vous êtes bien hardie, comtesse, me dit-il, d’oser ainsi mettre la main sur un homme ! — Et vous, marquis, répondis-je, n’êtes-vous pas un véritable lâche de jouir de mon bien, de venir dans mon lit chercher des faveurs, et de m’en remercier à coups de poing ! Si vous n’aviez pas été ivre comme une soupe, n’auriez-vous pas sacrifié l’innocence de Boüé à votre cruelle jalousie et achevé par cette belle action de mettre mon honneur à vau-l’eau ? Quelle liberté vous donnez-vous chez moi ? Suis-je votre femme ? Songez-vous à devenir mon mari ? et ne seriez-vous pas déjà engagé ailleurs si l’offre de vos services et de votre foi avait été agréable à la petite demoiselle à qui vous la fîtes dernièrement d’une manière toute espagnole ? Je vous déclare que je ne veux plus être si facile, et que vous m’obligerez fort de ne venir plus infecter ma chambre de l’odeur du vin que vous soufflez toutes les fois que vous y venez. — Vous avez raison, madame, me dit-il en sortant, et je vous promets à l’avenir plus de repos que vous n’en souhaiterez. Vous n’êtes pas mal conseillée, mais je doute que ces bons conseils vous trouvent longtemps dans la volonté de les suivre. »

            Il en parlait avec esprit,
            Car je trouve dans ma mémoire
            Que cette gaillarde m’a dit
Qu’elle aimerait mieux être un an en purgatoire
            Qu’une nuit seule dans son lit.

En effet, la comtesse prononça ces pitoyables et dernières paroles en soupirant fortement et en me faisant connaître que les brusqueries du marquis lui étaient plus supportables que son absence. C’est pourquoi, après l’avoir regardée d’un air dédaigneux : « C’est Dieu, lui dis-je, qui donne à l’homme une femme sage, mais je crois que c’est l’Esprit de malice qui vous a donné au marquis du Grand-Pérou ; la femme sage bâtit et élève sa maison, et vous, qui êtes insensée, vous détruisez non seulement la vôtre, mais vous faites chanceler celle de votre voisin sur ses fondements. Vous aimez sans raison un homme qui serait fou de vous aimer ; vous êtes mariée et vous voulez qu’il vous épouse ; vous lui donnez de l’ombrage et vous ne voulez pas qu’il en prenne ; il passe par-dessus vos faiblesses et vous ne sauriez souffrir les siennes ; enfin vous le chassez de chez vous et vous ne voulez pas qu’il vous obéisse. — Non, acheva-t-elle, et si vous me tenez parole, vous le renverrez dans mes bras ; vous en savez les moyens, j’en suis pleinement convaincue, et je vous en demande la grâce. »

            Alors ses beaux yeux se changèrent
            En deux vives sources de pleurs,
            Qui sur son visage coulèrent,
Et j’en vis inonder les plus brillantes fleurs.
Ces fidèles témoins de ses fortes douleurs,
            À la vérité, me touchèrent,

Mais quoi ! j’avais assez de mes propres malheurs,
Et pour la soulager me croyant inutile,
Mon teint prit seulement quantité de couleurs
Qui flattèrent l’espoir de ce fin crocodile.

Qui plus est, je crus bonnement qu’elle se moquait de moi et j’ouvrais la bouche pour m’en plaindre, quand elle me la referma par une innocence qui a ouvert le théâtre à la pièce qui a été jouée, qui, dans le fond, n’est qu’une bagatelle, et que néanmoins on voudrait faire dégénérer en tragédie, si je ne faisais sortir la vérité de son puits.

            C’est ainsi que d’une étincelle
            Il naît un grand embrasement ;
Si la comparaison ne semble pas nouvelle,
            Au moins elle va rondement.

— Vous voilà bien surpris, monsieur de C....., reprit la comtesse. Croyez-vous donc que le marquis ne m’a pas dit ce que vous savez faire ? — Eh ! que sais-je faire, madame ? — Tout ce qui vous plaît, continua-t-elle ; le bien et le mal sont également dans votre disposition, et vous allumez l’amour et la haine avec autant de facilité qu’une autre personne allume ou éteint un flambeau. — Apparemment que je suis sorcier, répartis-je. — Non, acheva-t-elle, mais vous êtes magicien, vous tenez le diable soumis à vos ordres, et c’est un peu de secours de l’art que je vous demande pour rentrer dans la faveur du marquis.

            — C’est fort bien dit, belle comtesse,
            Je suis unique en mon espèce,
            Car le diable n’a point de part
            Aux jolis secrets de mon art.
            Quand je renverse une maîtresse,
            Ma magie a d’autres ressorts,
            Qui sont plus liants et plus forts.
            Lorsque sur la verte fougère,
            Dans le bois ou dans le verger,
            J’ai pris l’heure de la bergère,
            J’ai toujours celle du berger.

Cette gentillesse sécha mieux ses larmes que les plus saintes consolations dont j’eusse pu me servir, car, comme la moindre chose est capable de la faire pleurer, la moindre chose aussi est capable de la faire rire. Mais pour ne la laisser pas plus longtemps dans une opinion qui m’était désavantageuse : « Vous avez l’esprit malin, lui dis-je, et votre langue a de la peine à se retenir en parlant. J’ai quelques secrètes raisons pour ne croire pas que le marquis vous ait fait des contes si pleins de péché, ou, si vous dites vrai, j’ai lieu de craindre qu’il ne me tende des filets pour me faire tomber. J’essayerai d’y donner bon ordre.

            Bien qu’il soit un grand oiseleur,
Je saurai de ses rets éviter la surprise :
            Les corneilles de ma couleur

            Ont un renard pour leur devise ;
On a peine à duper une corneille grise. »

Cette apparence de bonne humeur où elle me vit lui donna la liberté de renouveler ses impertinentes prières et de me promettre des montagnes d’or dans l’avenir, si je voulais la rendre invisible et lui faciliter les moyens de venir effrayer le marquis dans son lit, lui reprocher son inconstance, et le menacer d’un trouble continuel s’il ne satisfaisait à la promesse qui lui avait été faite de l’épouser, après qu’il aurait employé toutes ses forces pour faire rompre son premier mariage.

            — Cessez de vous tromper vous-même,
            Lui dis-je d’un ton sérieux ;
            J’atteste la terre et les cieux
Que je ne connais point le dieu qui fait qu’on aime
            Autre part que dans vos beaux yeux.
            Employez leur pouvoir suprême,
            Ils vous serviront beaucoup mieux :
            Ce sont les maîtres de ces lieux.

— Ah ! que vous faites longtemps le fin, répondit-elle ; il vous est avis que nous ne savons pas bien que quand vous étiez sur les galères de France vous ne subsistiez que des revenus du commerce que vous entreteniez avec l’Ange noir ? Néanmoins, tous ceux qui en sont revenus avec vous nous ont si bien fait votre éloge que nous ne croyons point de merveilles au-dessus de votre pouvoir. Je ne vous demande que la grâce de me rendre invisible pour une seule nuit ; aurez-vous la dureté de refuser à une jeune femme que vous trouvez parfois jolie, et serai-je donc la seule amante infortunée qui ne jouira point du bénéfice de vos sublimes connaissances ? Hé ! monsieur de C....., faites quelque chose pour moi, et…

            — C’en est assez, interrompis-je,
            Votre mauvais destin m’afflige ;
      Nous y pourrons remédier un jour.
            Je veux feuilleter tous mes titres,
            Qui sont divisés par chapitres,
Et si j’ai quelque droit d’empire sur l’amour,
Le marquis du Pérou reverra votre cour.
Cependant, enfilez promptement la venelle,
            Le bonhomme La Forest vient.
Si ce vieux espion, dont la haine immortelle
            Sans cesse de vous s’entretient,
      Nous allait voir jaser de compagnie,
Il en ferait aussi jaser la calomnie.
Et, comme vous savez, le marquis est jaloux ;
      Un moucheron lui donne de l’ombrage :
Il veut, quoiqu’il soit fou, que vous paraissiez sage.
            C’est donc pourquoi retirez-vous.
            Laissez-moi faire, filez doux ;
J’ai de l’expérience, ainsi que de l’usage,
Et le ciel l’aime bien s’il peut parer mes coups.

La comtesse de Cocagne obéit, et j’eus beaucoup de joie de m’en être défait à si bon marché. Peut-être qu’elle n’avait pas encore passé la rivière lorsque le marquis du Grand-Pérou revint aussi du Marigot. Il n’avait non plus d’enjouement qu’un habitant mal aisé qui a perdu le meilleur de ses nègres : ce malheur lui était arrivé le soir précédent, et ce fut pour divertir en quelque façon sa mélancolie que je lui racontai l’entretien que j’avais eu avec sa maîtresse, et l’envie qu’elle avait de faire le Zombi pour l’épouvanter et pour lui faire mettre la main à la conscience. D’abord il trouva bon de la faire venir dans notre chambre pour rire de sa facilité ; mais, après un peu de réflexion, il remit la partie à son retour de la Grande-Terre, où il allait le lendemain couper du bois pour faire son moulin à eau.

            Je ne sais si sa jalousie
Avait sur son esprit fait quelque impression,
L’âme d’un amoureux en est souvent saisie ;
      Mais tout le jour il fut en fantaisie
            Et soupira d’affliction.

Je n’avais pas fait cette confidence au marquis avec tant de précautions que le prince étranger, qui a un appartement et des esclaves au Grand-Pérou, et qui nous épiait de loin, n’en soupçonnât quelque chose ; il ne me donna point de repos que je ne l’en eusse rendu savant, et comme il aime uniquement le plaisir, il me convia avec instance de lui faire jouer le personnage que je voudrais dans cette comédie.

            Je le reçus facilement,
Et sa joie en parut d’abord sur son visage,
            Il me servit utilement,
Car il fait assez bien un mauvais personnage.

Trois jours s’écoulèrent sans que le Zombi prétendu revînt à la charge, et le soir du quatrième je rencontrai la comtesse auprès de la vieille sucrerie du marquis, qui venait me faire de nouvelles supplications de lui montrer un essai de ma sombre doctrine. Nous avions un peu trempé la croûte ; elle s’en aperçut bien et sut adroitement profiter de l’occasion. Voyant donc que je me faisais un peu tirer l’oreille, mais que ma résistance était faible, elle me baisa d’une manière si tendre et si touchante que toute ma fierté s’évanouit et que je lui donnai toutes les marques qu’elle voulut de ma complaisance.

            Que ne peut un tendre baiser
            Sur un cœur un peu susceptible ?
Ce gage précieux fait tenter l’impossible :
            Il fait tout faire et tout oser.

Il y avait longtemps que nous avions soupé quand Son Altesse Iroise et moi nous allâmes nous coucher dans la chambre haute, où l’engagé du marquis tremblait la fièvre. Le bonhomme La Forest était resté en bas et avait fermé sur nous la porte du magasin, et je crois que personne ne dormait encore quand la comtesse de Cocagne entra par la porte de derrière, que j’avais eu le soin de tenir ouverte, et monta dans notre chambre sous l’équipage d’un Zombi de couleur de neige et dans la croyance qu’elle était invisible. Le prince étranger, comme j’ai dit, avait le mot ; mais elle n’en savait rien, et c’était sur lui que nous avions résolu qu’elle ferait son chef-d’œuvre. D’abord, elle se promène à grands pas, elle agite furieusement les fenêtres de notre chambre, elle nous frappe l’un après l’autre et fait tant de mouvements divers que le bonhomme La Forest, qui était en bas, en fut saisi de frayeur et me demanda plusieurs fois ce que c’était. Nous répondîmes, le prince étranger et moi, que l’on nous battait, mais que nous ne voyions personne ; l’engagé du marquis en disait de même, et le pauvre garçon ne mentait pas, car il se cachait dans son lit avec un soin qui faisait connaître au Zombi qu’il aurait aussi voulu être invisible. Enfin, la comtesse de Cocagne, après avoir fait au prince étranger toutes sortes de petites malices, le renversa si adroitement de son lit à terre que le palais en trembla comme d’un coup de foudre et que nous nous sauvâmes en bas, l’engagé et moi, avec autant de précipitation que si la mort la plus épouvantable courait après nous. Le bonhomme La Forest balança longtemps à nous ouvrir la porte ; il était si alarmé qu’il prenait celle de la cuisine pour celle du magasin et qu’il voulait se cacher dans l’armoire, au lieu de songer à faire allumer la lampe. Nos cris attirèrent à notre secours le grand économe du marquis, et quand nous pûmes voir clair à ce que nous faisions, nous allâmes secourir le prince étranger, qui feignait d’avoir perdu la parole et qui contrefaisait l’évanoui avec une affectation si visible qu’il pensa gâter tout le mystère. Aucun de nous n’eut la hardiesse de se recoucher ; nous achevâmes tous ensemble de passer la nuit à discourir sur l’amour que les Zombis avaient pour le Grand-Pérou, et le bonhomme La Forest nous protesta qu’il y en était revenu de plus de trente façons depuis qu’il y demeurait.

      Pour confirmer cette vaine pensée :
            « Ce diable, dis-je, est bien hideux.
Sa crainte avait rendu mon âme si glacée
            Qu’au lieu d’un j’en croyais voir deux.
            Il a des serpents pour cheveux,
            Le corps fait comme une harpie,
            Et porte dans sa patte impie
            La Chimère pleine de feux. »

Cette réussite, que le plus innocent des hommes aurait facilitée aussi bien que moi, me fit passer pour le phénix des habiles gens dans l’esprit de la comtesse. Elle paya mon adresse imaginaire d’une infinité de louanges et des plus douces caresses où je pouvais aspirer, pour un service de si peu d’importance. Je menai le prince étranger chez elle, pour lui donner le plaisir de voir celui qu’elle croyait avoir si bien joué ; elle lui fit redire plus de cent fois la peur qu’il avait eue, de quelle manière le Zombi l’avait jeté par terre, et le serment qu’il avait fait de ne plus coucher dans la chambre haute ; et sa joie était si parfaite d’avoir été invisible, et elle en concevait tant à le pouvoir encore devenir par mon moyen qu’on aurait dit qu’elle en était devenue folle ou qu’elle avait bu de l’eau de cette fontaine poétique, qui fait rire excessivement ceux qui vont s’y désaltérer.

La femme est l’animal le plus faible du monde,
            Plus à redouter que l’Enfer
            Et plus orageuse que l’onde ;
La plus saine vertu lui trouve un cœur de fer ;
Le crime le plus noir la trouve toujours prête ;
L’Ange cruel lui coiffe le bandeau,
            Et même cette sotte bête
            S’expose devant le carreau
            Qui doit lui écraser la tête.

La comtesse mettait tout en usage pour achever de s’insinuer dans mon esprit et pour apprendre à le faire d’elle-même quand il lui plairait. Je n’avais qu’à sembler vouloir quelque chose pour la mettre sur le pied de me l’offrir, et ce pouvoir où j’étais entré sans me l’être ouvert par aucune action extraordinaire ne contribua pas légèrement à rallumer dans son cœur la passion dont elle avait déjà brûlé pour le prince étranger. Il ne me quittait non plus que mon ombre, et il n’y avait rien de plus propre que lui ; il répondait même avec assez de grâce à tous les personnages que je lui faisais faire ; mais il était si transporté de joie d’avoir remonté sur sa bête que cet endroit de lui qui n’est pas grand’chose faisait souvent le Zombi et se rendait véritablement invisible toutes les fois qu’on lui demandait un peu de vigueur. Néanmoins, la comtesse eut la discrétion de ne s’en plaindre qu’à moi, et je l’en consolai facilement par la permission que je lui donnai de retourner, porter la frayeur chez les hôtes du Grand-Pérou. Cette nuit-là, le prince étranger n’y était pas ; mais son petit-neveu remplissait sa place dans ma chambre, et M. de La Croix était couché en bas, à côté du bonhomme La Forest, et tout dormait, excepté moi, quand la comtesse, infatuée de son invisibilité prétendue, vint rôder à l’entour du palais avec un appareil mieux imaginé de beaucoup que la première fois et qui, sans mentir, avait quelque chose d’épouvantable. Je descendis pour la recevoir, et je ne savais bonnement par où je la ferais entrer dans la chambre du bonhomme La Forest, à cause qu’il en avait fermé toutes les portes à la clef, lorsque, apercevant une lampe allumée par une fenêtre qui était entr’ouverte : « Laissez-moi faire, me dit-elle. Voilà justement mon chemin tout fait, et vous allez voir que je suis propre à quelque chose de plus que ce que j’apprends. »

Quiconque vit jamais une louve en furie
Entrer effrontément dans une bergerie,
Pour acharner sa faim sur d’innocents agneaux,
            Tel a vu la jeune comtesse
Entrer par la fenêtre avec plus de souplesse
            Qu’un poisson que le danger presse
            Ne fend le clair cristal des eaux.

Je me retirai tout bellement dans ma chambre, et j’étais à peine dans mon hamac que j’entendis renverser tous les meubles d’en bas, ouvrir violemment toutes les portes et pleuvoir une grêle de coups de bâton sur le bonhomme La Forest et sur M. de La Croix. Les cris de ce premier se faisaient entendre jusqu’au Marigot, et l’autre ne s’en réveilla seulement pas ! La comtesse se croyait tellement invisible qu’elle n’avait pas voulu éteindre la lampe et qu’elle se promenait entre les lits de ces deux bonnes gens avec la même assurance que si elle avait été aussi raréfiée qu’il y a de matière dans son composé. Son ravage dura une demi-heure, et c’est une merveille qu’elle ne fût point découverte, car tous les nègres du marquis du Grand-Pérou et son économe arrivèrent au secours du bonhomme La Forest dans le temps qu’elle sortait de la scène par la porte où ils entraient.

Aux yeux de tant de gens elle put se cacher !
Je devine comment, sans consulter l’oracle,
            La foi ne trouve point d’obstacle ;

Elle peut transplanter le plus ferme rocher,
Et ce fut elle enfin qui fit ce grand miracle.

Il y avait eu si peut de raillerie dans l’action de la comtesse que le bonhomme La Forest était blessé à la main et à la jambe gauches assez honnêtement ; et ce bon vieillard était tellement irrésolu dans les jugements téméraires qu’il en faisait que tantôt il m’en imputait la malice, et tantôt il en accusait l’économe du marquis. Il pleurait comme un petit enfant, et la crainte avait jeté dans son cœur des racines si profondes qu’il fit allumer une seconde lampe et nous conjura tous de veillera ses côtés.

            Je crus qu’il allait rendre l’âme.
Il nous fit un sermon qui nous saigna le cœur,
      Et je blâmai mille fois la rigueur
            De cette impitoyable femme.

La renommée de la Cabesse-Terre, qui vole plus légèrement que celle d’un général d’armée, avait publié cette nouvelle au Marigot avant la naissance du soleil, et chacun en disait librement sa pensée, selon la force et la prudence de son génie. Il y en eut d’assez éclairés pour juger que le Zombi du Grand-Pérou ne pouvait être que la comtesse de Cocagne sous mes auspices, et ceux-là concluaient de notre bonne intelligence que je pourrais me marier avec elle, si Roland le débonnaire était assez fou pour se laisser mourir. J’en écrivis à la belle pour sonder le fond de son cœur seulement, et elle me fit une réponse si passionnée que je connus aisément que si je voulais achever de me rendre un sot parfait en toutes mes parties, et je n’avais qu’à lui tendre la main et à recevoir la sienne.

            Encor que je sois laid et vieux
Ma proposition lui parut agréable,
Et ne la regardant que par l’endroit aimable,
            Elle en rendit grâces aux dieux
            Comme d’un bien venu des cieux.
            Jamais la laideur ne l’empêche
            De se mêler avec quelqu’un :
            Elle est comme celui qui pêche
            Et qui rit quand il en prend un.

            Ô toi qui liras cet ouvrage,
            Si tu trouvais dans ton passage
            Cette mère de mon péché,
            Certes, tu serais bien fâché
            Si tu fuyais son badinage.
            Elle aurait cent jolis détours
            Pour t’allumer de ses amours.
            C’en est la dangereuse source.
            Garde-toi de ses appétits
            Et rencontre plutôt une ourse
            Dont on a ravi les petits.

Nous fûmes déjeuner chez elle, le prince étranger et moi. « Bonjour, le bel esprit, lui dis-je en la saluant. — Bien vous soit, mon maître, répondit-elle ; disposez de votre servante au gré de vos désirs, et soyez persuadé de ma très humble reconnaissance. — Ah ! malicieuse, repris-je après nous être assis, je voulais bien vous donner du plaisir, mais je ne voulais pas que vous fissiez du mal à personne ; et vous avez, en vérité, grand tort d’avoir si cruellement offensé le bonhomme La Forest ; il nageait dans son sang quand nous fûmes à son secours, et je vis l’heure que la mort lui allait donner le coup de grâce. — Vous vous moquez de moi, reprit-elle aussi, et ce vieux chien-là mériterait que je lui eusse cassé la tête, pour punition des infamies dont il me noircit l’autre jour en présence du marquis du Grand-Pérou, qui n’en faisait que rire. — Fort bien, madame, ajoutai-je, mais quel sujet de mécontentement M. de la Croix vous a-t-il donné ? C’est un si honnête homme, et vous n’avez point de raison de ne l’avoir pas épargné. Heureusement, il était comme enseveli dans son lit, et les bords de son hamac se joignaient ; sans cela je ne le compterais plus au nombre des vivants, et nous serions bientôt entre les mains de la justice. Cela n’est pas bien, madame ; vous devriez modérer votre fureur et n’abuser pas ainsi de votre invisibilité. — Ah ! que vous me chatouillez agréablement par votre récit, s’écria la folle, et que je suis pleinement vengée de ce vieux loup qui m’appelait dernièrement putain et qui ne connaissait point, disait-il, une chienne plus chaude que moi dans l’île. Plût à Dieu, continua-t-elle, avoir si bien étrillé tous ceux qui m’ont insultée et qui n’en perdent que l’attente !

            — Chaque chose dans la nature,
            Lui dis-je, a sa propriété ;
            Elle aime la variété
Et la fait éclater dans chaque créature.
            Le doux regard séduit le cœur,
            Les lauriers plaisent au vainqueur,
            La poule pond et le coq chante,
            L’abeille compose son miel,
            Je suis bon, vous êtes méchante ;
Vous attendez l’enfer et j’espère le ciel.

Cette réflexion la fit passer dans un si grand emportement de plaisir que nous déjeunâmes, le prince étranger et moi, sans pouvoir l’obliger à porter à sa bouche la moindre partie des choses qu’elle nous avait fait servir avec excès. Mais le dessert qu’elle nous donna mérite bien que j’en dise quelque chose.

            Cette victime malheureuse
            De la publique affection
            Me surprit ainsi qu’un lion
            Surprend une brebis peureuse.
            Le luxe de la volupté
            Avait rehaussé sa beauté,
            Afin de vaincre ma faiblesse,
      Et la vertu ne me soutenait pas,
            Quand, éloigné de la sagesse,
Je mordis goulûment aux fruits des Pays-Bas.

            Avec le charme inévitable
            D’un langage doux et flatteur,
Elle vainquit mon âme et séduisit mon cœur,
            Qui n’était pas impénétrable.
            « Si tu chéris le passe-temps,
            Me dit cette adroite causeuse,
            Passons une heure bien heureuse
            Et rendons nos désirs contents. »
            Alors elle me fit caresse
            Avec un visage effronté,
            Et je fus aussitôt dompté
            Qu’elle eut témoigné sa mollesse.
            Prévoyant ce tendre conflit,
            Elle avait parfumé son lit
            De fleurs d’orange et de la Chine,
            Et nous foulâmes tant ces fleurs
            Que je fus blessé d’une épine
            Qui me causa mille douleurs.

Nous passâmes le reste de la matinée dans une joie entière et à prendre de nouvelles mesures pour faire encore le Zombi et surtout pour effrayer la mère du marquis, qui s’opposait visiblement à sa félicité et qui faisait le principal empêchement de leur mariage : car la comtesse a semé le bruit de la mort de Roland, et on montre publiquement une fausse attestation qu’elle a fait faire pour s’en servir quand les autres difficultés seront levées. Le prince étranger acheva d’entrer tout à fait dans notre confidence ; je leur fis confesser, à l’un et à l’autre, qu’ils s’étaient autrefois connus pleinement et à loisir. Néanmoins, nous ne dîmes pas à la comtesse qu’il était de mon intrigue la première fois qu’elle fit le Zombi ; au contraire, je la remis sur ce chapitre pour en faire une nourriture à sa joie et pour en faire servir ce puissant Irois à quelque chose.

            Je suis certain que Son Altesse
            S’est fait l’esprit de la moitié ;
            En baisant chez la comtesse,
            J’ouvrais devant lui, par pitié,
            Le chemin de la politesse,
            Et je l’y poussai par adresse,
Bien qu’il n’ait pas pour elle une forte amitié.

Elle m’apprit ce jour-là que du vivant de sa mère elle lisait quelquefois dans un livre de magie que la bonne femme conservait soigneusement, et qu’elle lui avait trouvé tant de goût qu’elle s’y serait rendue très célèbre si on ne l’en avait point empêchée ; que ce livre renfermait une infinité de secrets d’une merveille incroyable, et, toutefois, mis en expérience. Surtout elle me parla d’une certaine figure de cire qui représentait une personne ennemie et par le moyen de laquelle on se vengeait invisiblement de son original toutes les fois qu’il en prenait envie. Elle me demanda si je savais ce que c’était ; je lui répondis que je le savais, et elle se contenta pour lors de ma réponse.

Mais à peine y avait-il une heure que nous avions pris congé d’elle que je vis entrer dans ma chambre le petit frère du baron du Marigot, lequel me présenta gros comme le poing de cire blanche de la part de la comtesse de Cocagne. Cet enfant me dit qu’elle me priait d’en former deux images, l’une qui ressemblât à une vieille de septante années et l’autre à un jeune homme dans sa puberté, et que je ne manquasse point à les lui porter avant de me coucher, si je voulais qu’elle eût bonne opinion de mon obéissance. Je donnai donc incontinent dans le vrai de la chose ; il ne fallait pas être sorcier pour deviner une énigme si grossière. Néanmoins, soit que ce ne fût guère mon métier que de faire des poupées, ou soit que je me portasse à ce travail avec beaucoup de lenteur, le soleil se dérobait à nos yeux quand j’eus à peu près figuré une vieille telle que la comtesse de Cocagne me la demandait, et que je ne lui portai que celle-là.

      « Prenez, lui dis-je, aimable pécheresse,
            Ce simulacre de vieillesse.
Pour accomplir vos lois, j’amollirais l’acier ;
            Mais rien n’est caché sur la terre :
Ce secret sera su, l’on me fera la guerre,
            Et je passerai pour sorcier. »

Elle la contempla mille fois des pieds jusqu’à la tête et la trouvant mieux proportionnée à sa ressemblance qu’elle ne l’avait peut-être espéré, elle me baisa tant et de si bon cœur que je ne doutai point que je ne lui eusse rendu un très grand service. Elle ne m’apprenait point d’abord à quel usage elle avait destiné cette figure, elle se contentait de dire en la regardant : « Ah ! Margot, je vous tiens, et je vous ferai pour le moins autant de chagrin que j’en ai reçu de vous par le passé, ou vous marcherez à l’avenir droit en besogne. » Ce nom de Margot acheva de me rendre intelligible son grotesque dessein, mais je ne lui en voulus rien témoigner, afin d’avoir le plaisir de l’apprendre de sa propre bouche. « Ce n’est pas le tout, mon maître, me dit-elle, il faut faire un coup d’ami et préparer cette image à la manière de celles dont je vous ai tantôt parlé. Je suis toute à vous ; ne voulez-vous pas être aussi tout à moi et entrer dans mes volontés comme je suis rangée sous les vôtres ? Je ne vous déguise point que vous avez admirablement représenté la mère du marquis du Grand-Pérou, et que je lui veux jouer pièce, si elle continue à m’être désavantageuse ; donnez donc la dernière main à votre ouvrage et rendez Margot susceptible de tous les maux que je voudrais lui faire souffrir, s’il en est besoin pour mon repos. — Je suis plus obéissant que vous ne croyez, madame, répartis-je, et le charme y est déjà ; mais, de grâce, usez-en discrètement et ne faites pas à cette pauvre Margot tout le mal que vous lui pouvez faire : il faut avoir un peu de conscience en tout ce que l’on se propose, et c’est assez que vous la fassiez un peu languir en l’approchant quelquefois du feu, ou en lui donnant quelques coups d’épingle dans les fesses, quand elle parlera contre votre amour à son fils ; car, si la fureur vous allait emporter et que vous la jetassiez dans le feu, ou que vous vinssiez à lui percer la cervelle, la mère du marquis mourrait au même instant ; et que deviendraient nos âmes ? Vous pouvez aussi l’empêcher de tomber de l’eau et la priver de ses autres nécessités aussi longtemps qu’il vous plaira, en fermant l’un ou l’autre de leurs conduits naturels avec une petite cheville de cire commune ; mais, encore un coup, madame, soyez discrète et ne me réduisez point aux termes de me repentir d’une obéissance si aveugle. — Non, non, monsieur de C…, interrompit-elle brusquement, ne craignez rien, dormez en assurance et croyez que je mets ma colère dans de si bons fers qu’elle n’en sort que par ma permission. Mais, ajouta-t-elle, je vous avais demandé deux images et vous ne m’en avez apporté qu’une ; songez donc à faire l’autre et venez demain avec le prince étranger manger des têtards que je ferai pêcher par mes nègres. »

            Sa prière était inutile,
Je ne penchais que trop à ne la quitter pas ;
Elle avait si bien pris mon cœur dans ses appas
Et si bien allumé mon amoureuse bile

Qu’encor que sa maison ne soit qu’un méchant trou
Où l’on ne peut entrer sans se mettre à genou
      Et recevoir la goutte qui distille,
            Je m’y plaisais mieux qu’au Pérou.

Je n’avais pas fait encore dix pas pour me retirer qu’elle me rappela afin de me dire qu’elle se sentait assez de résolution pour envisager sans frayeur celui des esprits malins qui était le ministre ordinaire de mes volontés et le secrétaire de mes commandements, et que je lui donnasse cette satisfaction. J’avoue que tout mon sang-froid ne fut capable de m’empêcher d’éclater à cette extravagance ; mais cette violente joie ne me dura pas et je lui promis sérieusement que je lui ferais sentir l’haleine de celui qu’elle disait. Cela ne la satisfaisait point ; néanmoins je lui réitérai tant de fois que c’en était assez pour le premier essai et que ces sortes d’objets ne se laissaient voir que partie à partie ceux qui n’étaient encore que novices dans la profession, qu’enfin je m’en séparai sans autre engagement de parole.

            Je fus surpris de sa témérité,
Son âme m’apparut dans sa difformité
            À cette prière nouvelle ;
            Car, pour dire la vérité,
      Cette pensée est si fort criminelle
Qu’elle ne marche guère avec impunité.
            La panthère la plus cruelle
            Ne va pas se précipiter ;

            L’instinct qui la sait agiter
            Ouvre sa voie au devant d’elle ;
            Elle a quelque religion,
            Elle craint d’offenser le lion ;
            Mais quand la femme est infidèle
Et cherche sa perte et son trébuchement,
            Elle y vole légèrement
            Et fuit quand la raison l’appelle.

Je rencontrai le prince étranger de l’autre côté de la rivière ; je lui redis toutes ces choses comme elles s’étaient passées ; il en eut un étonnement conforme au mien et me jura qu’il n’y avait point de méchanceté dont il ne la crut capable, et que le diable avait peut-être moins d’effronterie qu’elle pour commettre un crime extraordinaire. Le lendemain nous en fûmes convaincus par une expérience qui la doit rendre redoutable à tout le monde. Nous allâmes, sur le soir, manger les têtards dont elle nous avait conviés ; mais, avant de nous mettre à table, je la priai de me montrer Margot, afin, lui disais-je, de connaître par son aspect l’état de la disposition de son original. « Ah ! ma foi, me dit-elle, Margot est toute brisée ; je ne sais qui diantre a joué avec elle, mais elle n’a pas un membre qui soit à sa place. — Voilà qui ne va pas mal, repris-je, et c’est justement ce qui me confirme dans la pensée que vous ne valez rien et ce qui me fait croire que le bruit n’est pas faux qui dit que la mère du marquis du Grand-Pérou est bien malade. Montrez, montrez-moi Margot, que je la visite et que je tâche à remédier à ses blessures ; je la guérirai infailliblement, car il n’y a pas encore vingt-quatre heures que le mal est fait. » La comtesse de Cocagne ouvrit un petit coffre caraïbe qui servait de monument aux membres mutilés de la pauvre Margot, et me l’ayant enfin apportée dans les mains, je lui trouvai une jambe rompue, un bras cassé en trois ou quatre endroits, les yeux crevés et la tête percée de part en part de huit coups d’une aiguille monstrueuse. Je feignis une affliction inouïe, et cependant le prince étranger faisait à la comtesse des réprimandes proportionnées à sa faute et lui conseillait de chercher des voies à m’apaiser. Elle me donna plus de cent baisers l’un sur l’autre, après quoi je remis Margot dans son entier avec peu de peine ; mais je ne trouvai pas bon de la lui rendre, bien que ce fût une chose vaine et ridicule, parce qu’elle n’offensait pas moins Dieu sur cette figure que si ç’avait été une créature vivante et capable d’un véritable sentiment, puisqu’elle avait mauvaise volonté.

            Mais quand on est né pour le vice,
Malgré l’empêchement, tôt ou tard on y glisse.
Si l’on en peut parfois éloigner le sujet
            Et rompre le fatal projet,
            On en irrite la malice.

Nous nous mîmes à table et mangeâmes de bon appétit les têtards de la comtesse de Cocagne ; et nous étions sur le point d’en sortir quand elle me fit ressouvenir de la figure du marquis du Grand-Pérou et de l’haleine du secrétaire de mes commandements que j’avais promis de lui faire sentir. « Pour l’image de votre serviteur, lui dis-je, ce n’est pas encore pour vous : je connais, par expérience, que vous allez trop vite en besogne, pour mettre dans votre pouvoir la vie d’une personne qui m’est chère et à qui j’ai peut-être de l’obligation ; mais voici une bougie qui renferme l’esprit qui m’obéit, je la vais allumer, et quand il lui plaira de lui faire sentir son haleine à la compagnie, je serai quitte de ma parole. » C’était un morceau de la cire qu’elle m’avait envoyée par le petit frère du baron du Marigot, qui renfermait un long tuyau de plume de coq d’Inde que l’économe du marquis du Grand-Pérou avait rempli de poudre à canon ; on aurait dit d’une chandelle, et j’avais si bien ajusté ce diablotin qu’il fit non seulement les effets que j’en attendais, mais qu’il répandit sa fumée dans le nez de la comtesse sans lui faire le moindre outrage, mais d’une manière admirable et qui semblait n’avoir eu qu’elle pour objet ; ce qui la mit entièrement hors d’elle-même. Ce fut alors qu’elle crut véritablement en moi et qu’elle m’allait inviter à faire des miracles où je suis aveugle comme une taupe, quand l’engagé du marquis survenant, il lui fit cette petite harangue de la part de son maître :

« Madame, lui dit-il, Monsieur est revenu de la Grande-Terre, et il m’envoie vous dire que vous ne manquiez pas à venir encore cette nuit faire le Zombi au Grand-Pérou, de traiter son économe comme vous avez traité son sucrier ; il vous en défie, vous et tous ceux qui se mêlent de vous donner de bons avis. »

Nous n’attendions pas le marquis si tôt, et son arrivée nous surprit tous également ; la parole nous manquait au besoin, et l’engagé s’en serait allé sans réponse, quand, jetant des yeux instructifs sur la comtesse, je lui fis concevoir sur-le-champ la réponse qu’elle avait à faire ; et comme elle est facile à émouvoir et qu’elle espérait beaucoup de ma protection : « Jules, dit-elle à l’engagé du marquis, dis à ton maître qu’il n’a rien à me commander, et que si la fantaisie d’aller au Grand-Pérou me prend, ce ne sera pas sur son économe que le Zombi fera son devoir ; et qu’il ne se donne pas plus de hardiesse qu’il n’en a. »

            Bien qu’elle craignît son retour,
            Elle faisait la valeureuse,
            La perdrix menaçait l’autour.
            La femelle artificieuse
            Est-ce un précipice profond
            Dont on ne saurait voir le fond,
Qui pleure dans son cœur quand on la croit joyeuse
            Et rit en faisant la pleureuse.

L’engagé dénicha légèrement, et nous tînmes le conseil avec plus de prudence que nous n’en sommes naturellement capables. Nous avions fait partie, le prince étranger et moi, d’aller à la rivière à Gouïaves ; la comtesse de Cocagne m’avait prêté un cheval, il en avait un, mais il lui manquait une selle, et nous allâmes au Grand-Pérou afin d’en emprunter une. J’entrai franchement, et le marquis, qui était couché au bas, me fit toutes les caresses imaginables ; mais sa jalousie ne me disait pas ce qu’elle en pensait. Il ne parla point au prince, et Son Altesse Iroise ne lui dit rien non plus. Après quelques discours indifférents : « Je n’ai pas la clef de votre chambre, me dit-il ; mon économe l’a mise dans sa poche. Vous le pouvez appeler, il est dans les cases de mes esclaves. — Non, marquis, lui répondis-je, je vous rends grâces ; mon dessein n’est pas de me reposer ; nous avons lié partie, Son Altesse et moi, et nous monterons à cheval dans un moment, s’il vous plaît de nous prêter une selle qui nous manque. »

            Exiger le moindre service
            D’un homme que l’on rend jaloux,
Ce n’est pas le moyen de calmer son courroux,
            C’est un grand excès d’injustice.

Comme j’achevais de lui faire cette prière, son engagé, qui avait eu l’ordre d’épier notre conduite, lui vint dire à l’oreille que la comtesse de Cocagne m’avait prêté un des chevaux de l’Islets, et que je l’avais attaché sous la case à bagaces. Il crut indubitablement que la belle était de la partie, et sortant brusquement du lit : « Jules, s’écria-t-il, que l’on me selle promptement un cheval » ; et un moment après il se rendit chez elle, où Dieu sait le traitement qu’il lui fit. Nous vîmes du jardin qu’en passant devant la case à bagaces il fit prendre et ramener mon cheval à l’Islet, et cela nous obligea d’aller chez le baron du Marigot pour en emprunter un autre et une selle pour le prince étranger ; mais il n’y avait rien à faire, si bien que Son Altesse s’en retourna au Grand-Pérou et que je restai à coucher chez le baron, à la prière qu’il m’en fit.

Le barbare destin qui me livre la guerre
Et qui me fait courber sous le poids de sa loi
Ne m’a pas réservé quatre pouces de terre
            Ni seulement laissé de quoi
Pouvoir, comme un renard, coucher parfois chez moi.

Je croyais fermement que Dieu avait inspiré à ce jeune homme de m’arrêter, car nous avons su depuis que le marquis avait résolu cette nuit-là de m’assassiner au Grand-Pérou ; et le lendemain matin il vint avec une fureur démesurée pour me maltraiter chez sa sœur. Mais le baron, quoique son neveu, le repoussa à la demi-lune avec tant d’honneur et d’hospitalité que j’ai lieu de lui en être éternellement redevable. Il est si peu capable des bruits que l’on fait courir à son désavantage que l’on peut dire au contraire que c’est l’honnêteté même, et qu’il a tant de modestie et de sagesse que tous ceux qui le connaissent ne peuvent lui refuser leur estime sans se déclarer ouvertement ennemis de la vertu. C’est une grande preuve que l’obstacle qu’il mit au-devant de l’assassinat que son oncle voulait commettre sur moi.

            Pourquoi fouler aux pieds les hommes
            Parce qu’ils n’ont ni feu ni lieu ?
            Les plus fameux anges de Dieu
            Furent jadis ce que nous sommes.
            La puissance et l’autorité
            Donnent-elles l’intégrité ?
            Que cette erreur est excessive !
            Mais quoi ! le sort en est jeté,
            Soit que je meure ou que je vive,
            Je vis et meurs de pauvreté.

Il était dimanche ce jour-là, et après que la famille du baron m’eut consolé de l’insulte que le marquis m’avait voulu faire et que nous eûmes déjeuné, nous allâmes à la messe, et de l’église nous revînmes au Marigot, où nous fîmes une débauche qui dura deux heures plus longtemps que le soleil. La plupart des principaux habitants étaient de la partie, et quiconque voulait mêler les blanches avec les noires se satisfaisait sans empêchement dans le magasin de Benjamin de Gennes, où un Amour éthiopien ouvrait la barrière à tous ceux qui voulaient entrer en lice. Mais quoique la liberté fût grande, on ne fit point d’autre insolence, que je sache, et l’on se quitta plus honnêtement qu’on n’a de coutume de se quitter du Marigot quand on y a fait la débauche.

      Jamais Bacchus ne fut plus raisonnable,
Jamais moins de fureur dans un excès de vin
N’envenima la joie et la paix d’une table ;
Aussi jamais Vénus ne parut plus aimable
Et n’eut plus de pouvoir sur ce père divin.

Tout le monde avait déjà monté à cheval, et nous partions aussi, le prince étranger et moi, avec La Sonde que nous tenions par-dessous les bras, et qui nous avait priés d’aller coucher chez lui, lorsque le vicomte du Carbet, s’étant peut-être ressouvenu que je n’avais plus d’accès au Grand-Pérou, revint au galop sur ses pas et me força de prendre la croupe de son cheval, je dis qu’il me força, car Son Altesse Iroise et La Sonde voulaient que je leur tinsse compagnie, et j’étais bien aise de m’aller reposer.

Nous rejoignîmes dans un instant le baron du Marigot, et comme le vin était notre guide et que les ivrognes sont insatiables, nous nous rendîmes chez le chevalier de la Cabesse-Terre. Nous y trouvâmes M. de La Croix, et après avoir tous bu à la santé l’un de l’autre du vin de deux bouteilles que l’oncle et le neveu avaient apportées, nous allâmes en faire autant chez M. Dufaux ; mais nous n’y arrivâmes que le vicomte du Carbet et moi, car le baron du Marigot s’était secrètement dérobé à la faveur des ténèbres. Mlle Dufaux ouvrit en chemise et nous dit que son mari n’y était pas ; mais le vicomte l’eut bientôt trouvé, et nous achevâmes là de vider notre bouteille, et nous leur donnâmes le bonsoir.

            La belle que l’on réveilla
            Avec douleur s’était levée ;
            Notre départ la consola
            Du chagrin de notre arrivée.

Je croyais raisonnablement qu’après avoir tant rôdé, le vicomte m’allait mener coucher au Carbet ou chez son neveu ; mais, sur ce que je me plaignais qu’il n’en prenait pas le chemin et que je ne pouvais plus me tenir à cheval : « Mon frère est ce matin reparti pour la Grande-Terre, me dit-il ; et il m’a prié de ne retourner point au Carbet que premièrement je n’eusse vu comme les choses se passent au Grand-Pérou : nous y allons, et au retour je vous mènerai chez ma sœur. — Bon, bon, répondis-je, ce sont plutôt les affaires de la belle petite négresse au prince étranger qui vous mènent que celles de votre frère ; mais cela ne dit rien, allons où il vous plaira, pourvu que vous meniez votre cheval plus doucement ; aussi bien je fis hier serment à la comtesse de Cocagne que je la verrais aujourd’hui à quelque heure que ce fût. — Si mon frère vous y attrape, reprit le vicomte, il vous chaponnera, je vous en avertis ; prenez-y garde. — Il ne m’y attrapera pas ce soir, répliquai-je, puisqu’il est à la Grande-Terre. Obligez-moi seulement de ne vous en aller pas sans moi, je n’arrêterai qu’un moment. » Le vicomte donna son cheval à son nègre, qui ne nous avait point quittés ; il alla au Grand-Pérou, et je fus chez la comtesse de Cocagne.

            De même qu’un dauphin n’arrête
      Et ne repose point ni la nuit ni le jour,
            Encor que l’humide séjour
            Soit agité par la tempête,
            De même l’homme est sans arrêt,
            Le jour et la nuit il est prêt
            À faire une action rebelle.
            Son oreille s’ouvre au péché,
            Il le trouve quand il l’appelle,
            En quelque lieu qu’il soit caché.

« Vous venez bien tard, me dit-elle ; où avez-vous laissé le prince étranger ? — Je l’ai envoyé faire le Zombi chez la marquise de Saint-Georges, répondis-je, et demain vous entendrez dire qu’il aura fait tant de ravages pour votre service, que vous l’en aimerez davantage de moitié. — Vous l’avez donc rendu invisible ? reprit-elle. — Oui, madame, continuai-je, et d’abord que vous m’aurez rendu heureux, j’irai aussi épouvanter la mère du marquis du Grand-Pérou comme vous m’en avez prié plusieurs fois. » Mes vœux furent agréablement reçus ; ensuite de quoi elle me reconduisit jusqu’au bord de la rivière, où son dessein était de se laver. L’envie me prit de la voir toute nue, et j’attendais qu’elle eût quitté ses habits et sa chemise pour m’en aller ; mais cette belle masse de chair ne m’eut pas plutôt frappé la vue, et mes yeux n’eurent pas plutôt reçu l’éclat de la neige de son beau corps que mon cœur fut allumé d’une nouvelle flamme et que je retournai à mon vomissement avec une passion que je n’avais point encore ressentie. Elle s’aperçut avec joie de la grandeur de mon ravissement, et, sans mentir, je lui débitai mille gentillesses sur la sienne, qu’il me serait impossible de redire, quand même le respect ne me le défendrait pas.

            Cette femme prostituée
            A dans ses dangereux transports
            Fait perdre la vie aux plus forts ;
            L’île en est toute infatuée.
            L’ange terrible autant que laid
            En use comme d’un filet
            Pour perdre nos débiles âmes.
            Son adresse amollit le fer,
            Et sa maison pleine de flammes
            Est sur le chemin de l’enfer.

J’étais déjà levé pour la quitter, quand elle me pria de la rendre aussi invisible. « Cela ne se peut, lui dis-je, pour cette nuit, attendez à demain. — Non, répondit-elle, n’attendons point à demain, je vous en prie. — Puisque vous voulez tout savoir, repris-je, sachez, madame, que la manière dont j’ai rendu le prince étranger invisible, et que je le vais aussi devenir, n’a rien de commun avec celle dont vous l’étiez quand vous fîtes le Zombi au Grand-Pérou. C’est en esprit que nous allons cette nuit voltiger de çà et de là, tandis que nos corps resteront dans les aziers, ou sous quelque roche écartée du chemin. — Eh bien, interrompit-elle, n’importe, menez-moi avec vous ; me voici déjà toute nue, et mon corps est assez bien ici. — Vous êtes opiniâtre, madame, lui dis-je encore ; mais enfin je veux tout ce que vous voulez, et je ferais en sorte que les Zombis de ronde, qui sont mes petits cousins, viendront vous enlever ; mais je vous avertis d’être couchée sur le dos, d’avoir la bouche et les yeux fermés, car si vous veniez à sortir de votre place, à voir ou à parler, ce serait fait de votre vie. Vous entendrez peut-être des voix qui tâcheront de vous la faire articuler ; donnez-vous-en bien de garde ; les esprits sont malins, ils vous séduiront si vous êtes crédule, et j’aurais beaucoup de douleur s’il vous arrivait du mal. Je vais préparer les choses qui sont nécessaires à mon essor. Adieu, madame ; si vous voulez venir, observez bien ces lois ; sinon baignez vous, et retournez à la case, ce sera le plus court. »

            Quand un peu rentré dans moi-même,
            Je découvre mon mauvais fruit,
            Je suis comme un enfant la nuit
            Qui voit un spectre pâle et blême,
            Je suis plus agité cent fois
            Que les vertes feuilles d’un bois
            Battu du souffle de Borée.
            Mais, hélas ! un moment après,
            La girouette est revirée,
            Je songe à de nouveaux apprêts.

Je me hâtais tellement de m’éloigner de cette folle, pour rire à mon aise de sa facilité, que je tombai de tout mon long dans la rivière. Je rencontrai le fermier du comte de Bellemontre sous la case à bagaces du marquis du Grand-Pérou ; il était pour le moins aussi gris que moi. Je lui contai mon naufrage et lui conseillai de prendre garde à lui, et ensuite je pris la croupe du cheval du vicomte du Carbet, qui me conduisit chez son neveu. Je leur fis un récit fidèle de ce qui s’était passé entre la comtesse de Cocagne et moi ; mais ils crurent que je leur en donnais à garder et n’en firent point de compte. Le baron du Mérigot me donna son hamac et fut se coucher dans un lit qui est dans leur salle, malgré son oncle qui voulait l’emmener au Carbet. La mère du baron eut aussi la bonté de se relever pour me donner du linge, car je faisais pitié, et le froid m’avait transi. Je dormis comme une marmotte, et il y avait, je crois, plus de trois heures que j’étais couché, quand le vicomte du Carbet revint encore prier son neveu d’aller avec lui. Ils s’évanouirent en un clin d’œil, et la mère du baron descendit dans ma chambre et causa fort longtemps avec moi. Elle se plaignait que son frère débauchait son fils, et témoignait beaucoup de chagrin de les voir aller courir le guilledou à une heure indue et presque tout nus. Elle aurait parlé toute la nuit, mais je m’endormais dans mes réponses, et sa charité ne lui permit pas de me priver plus longtemps d’un repos dont j’avais un besoin extrême. Le soleil était déjà levé que j’étais encore au lit, et je m’habillais lentement, quand le nègre du vicomte du Carbet vint chez la mère du baron du Marigot quérir les habits de son fils et un cheval pour l’aller quérir. Un moment après, j’allai chez le chevalier de la Cabesse-Terre, où je trouvai le prince étranger qui achetait une grosse de gants, et qui m’en donna une paire. Nous bûmes de l’eau-de-vie et j’obligeai Son Altesse Iroise à venir avec moi chez la mère du baron, pour montrer aux jeunes demoiselles à faire de la frange d’or et d’argent. Il m’apprit en chemin qu’il avait déjà rendu visite à la comtesse de Cocagne, et qu’elle lui avait dit que j’étais un trompeur ; qu’au lieu de la faire aller en esprit épouvanter les peuples du Marigot, comme je lui avais promis, j’avais fait venir des Zombis autour d’elle, qui lui avaient fait mille espiègleries, et qu’elle n’avait plus envie de m’aimer ; que néanmoins il avait calmé son courroux, et qu’il ne doutait point que je ne refisse bien ma paix.

            J’ai les oreilles d’un sonneur,
Je ne m’étonne pas du bruit de la comtesse ;
            Elle a, dis-je, perdu l’honneur,
            Rien ne lui donne mal au cœur,
Et ce qui s’est passé n’est qu’une gentillesse.

Nous trouvâmes bonne compagnie chez la mère du baron du Marigot. Benjamin de Gennes, qui était du nombre et qui ne perd pas une parole, des nouvelles qui se débitent chez le nouvel hôte, nous conta que le bruit était commun des violences que l’on avait faites la nuit passée à la comtesse, et que l’on m’en accusait principalement. « Ah ! répondit la mère du baron, pour le coup je suis témoin de l’injustice que l’on fait à M. de C... ; il a couché céans, j’ai causé avec lui une bonne partie de la nuit, et nous rendrons témoignage, s’il le faut, qu’il n’est point sorti de son hamac depuis dix heures et demie tout au plus, que je lui donnai du linge pour changer. — La vérité est ferme, dis-je aussi à Benjamin de Gennes, et le mensonge est faible, il se dissipe comme un nuage, et je vais envoyer quérir la comtesse de Cocagne, pour vous faire connaître qu’elle n’a point de plaintes à faire de moi, ou du moins qu’elle n’en a point de la nature de celles dont la chronique scandaleuse m’accuse. »

            Je me sentais tant d’innocence
            De tout ce qui s’était passé
            Que j’en faisais en conscience
Moins d’estime et de cas que d’un verre cassé.
            Ah ! me disais-je à la sourdine,
            Le lion marche à la rapine
            Avec une fierté de roi ;
            À son aspect, on songe à soi
            Plus qu’aux moutons qu’il extermine ;
            De crainte de plus grand danger,
            Chacun le laisse ravager ;
            Mais lorsque des bois il se coule
            Dans les hameaux quelque renard,
            Il ne surprend point une poule
            Sans mettre sa vie en hasard.

Il n’y avait pas un quart d’heure que je lui avais envoyé un nègre quand le sien me vint dire à l’oreille qu’elle était à la barrière et qu’elle demandait à me parler. Je la fus trouver, et je commençai par lui faire des reproches. Jamais je ne lui ai vu l’air plus effronté qu’elle l’avait ce jour-là. « C’est à moi à vous quereller, me dit-elle ; et vous jouez mon personnage. Vous ne m’avez pas mal dupée, monsieur de C... ! Vos diantres de petits cousins m’ont fait mille folies ; ils m’ont piqué les fesses, mordu le bout du nez et arraché la moitié de la barbe de celui que vous aimez tant. Jamais de petits singes n’ont pris tant de plaisir à plumer une pauvre poule qu’ils semblaient en prendre à me l’arracher poil par poil. Ils ont fait tout leur possible pour me faire parler et pour m’ouvrir les yeux que j’avais bandés avec mon mouchoir. Ils ont même emprunté la voix du vicomte du Carbet et du baron du Marigot, et m’ont mis un chapelet dans le bras pour me faire accroire qu’ils n’étaient pas des esprits malins, mais je n’ai pas été si sotte que d’ajouter foi à leurs tromperies. Ils prenaient toutes sortes de figures et je croyais parfois avoir une centaine de rats sur le visage, sur le corps, et au bout des doigts des pieds et des mains, où, comme vous voyez, ils m’ont honnêtement mordue. — Ne vous ont-ils fait que cela, madame ? lui dis-je. — Hé ! répondit-elle, que voudriez-vous que des rats m’eussent fait autre chose que de me mordre ? — Mais, repris-je, ceux qui avaient emprunté la voix du vicomte de Carbet et du baron du Marigot n’ont-ils pas porté leurs mains profanes sur celui que j’aime tant ? — Ne vous ai-je pas dit, répliqua-t-elle, que ceux-là m’ont mis un chapelet au bras et qu’ils m’ont plumée, piqué les fesses et même fouettée avec des branches ; mais pourtant celui qui parlait comme le baron du Marigot ne voulait pas que l’autre me fouettât, et il lui disait : « Fi ! fi ! mon oncle, pourquoi maltraiter cette pauvre femme ? Ramenons-la à sa case : le jour vient, et tout le monde la verrait là. » — Eh bien, madame, lui dis-je, que ne croyiez-vous celui-là ? c’était un bon esprit qui avait pitié de votre faiblesse et à qui vous ne devez point vouloir de mal. Ils ne vous ont pas liée et garrotée, comme le bruit en court, puisque même vous confessez qu’ils n’ont put obtenir de votre opiniâtreté de vous ôter d’une place où vous pouviez être exposée à la vue et à la risée de tout le monde. — Vous me l’aviez défendu, méchant garçon, répondit-elle, et je croyais d’autant plus aisément que c’étaient des esprits malins qui me faisaient tant de niches que tout à l’entour de moi cela sentait le soufre si fort que le cœur me manquait à tout moment. — Cela n’avait garde de manquer à sentir le soufre, lui répartis-je en riant, car les Zombis ne volent jamais pour épouvanter le peuple qu’ils n’aient dans les mains des torches qui en sont composées ; et vous êtes bien heureuse, madame, de ne les avoir pas vues, car leur aspect est mortel, et personne des humains n’en peut supporter la sombre lumière. »

            Elle resta sans répartie
            À ce discours qui ne vaut rien :
            La nature est si pervertie
            Qu’on croit mieux le mal que le bien.

Nous en étions là de notre conversation quand Benjamin de Gennes, le prince étranger, le vicomte du Carbet, le baron de Marigot, son petit frère, sa mère, ses sœurs et sa nièce survinrent et prièrent la comtesse de Cocagne d’entrer à la maison. Elle ne se fit point déchirer, et dès que l’on eut pris des sièges, la conversation roula sur les Zombis du Grand-Pérou et sur l’aventure de la nuit passée. Elle demeura d’accord d’avoir fait l’esprit ; mais elle nia qu’elle eût été maltraitée et vomit mille imprécations contre ceux qui faisaient courir de telles impostures.

            Bien que couverte d’infamie,
            Elle soutint avec hauteur
            Que la sagesse était sa sœur
            Et la prudence son amie.
            Ainsi, parfois un assassin,
            Prend la robe de capucin
            Pour mieux jouer son personnage ;
            Ainsi, le plus souvent je lis
            Qu’une louve court au carnage
            Couverte de peau de brebis.

Je crois que l’on n’a jamais tant ri chez le baron du Marigot que l’on y rit cette matinée ; chacun de nous avait ses raisons pour rire, et si je n’eusse pas eu mon dessein formé de partir pour la Basse-Terre, je m’imagine que la curieuse comtesse m’aurait nouvellement prié de la rendre invisible, car elle ne se souvenait déjà plus de la peine qu’elle avait soufferte, et les épines de ce commencement de notre intrigue lui donnaient envie d’en venir aux roses qu’elle se figurait dans sa fin ; mais j’avais un cheval arrêté, et je ne pouvais différer mon voyage sans courir risque de le faire à pied, ce qui m’aurait été une grande fatigue. La comtesse de Cocagne, qui ne pouvait consentir à mon départ, voyant enfin que j’y étais déterminé, me demanda, la larme aux yeux, une heure de remise pour aller emprunter un cheval, afin de pouvoir m’accompagner avec bienséance ; mais l’économe du marquis lui ôta ce cheval d’entre les jambes, de manière que je fis mon chemin tout seul, après néanmoins que le vicomte du Carbet et le baron du Marigot m’eurent protesté, avec d’horribles serments, que non seulement ils n’avaient point trempé leur pain bis dans le pot au lait de la comtesse de Cocagne, mais que même ils n’en avaient pas eu la pensée ; et je connus à plusieurs marques qu’il y avait de l’innocence dans leur fait. Ceux qui auront plus de clairvoyance que moi pourront peut-être en juger autrement ; quoi qu’il en soit, je m’en lave les mains.

Rien ne se peut longtemps cacher à l’homme sage ;
      Comme dans le clair cristal d’un ruisseau,
            On voit reluire son tableau
            Quand on s’y lave le visage ;
            Ainsi l’homme sage et prudent
            Avec facilité comprend
            À l’aspect d’une créature
            Ce qui se passe dans son sein,
            Sans que jamais la conjecture
            Trompe un si merveilleux dessein.

Je réfléchis mille fois, en marchant, sur l’aventure du Zombi du Grand-Pérou et sur la facilité de la comtesse de Cocagne ; et mon âme prenait plus de couleurs différentes qu’un caméléon. Mon péché me faisait peur quand j’envisageais le ciel, mais je le trouvais si beau quand je regardais la terre que même je ne doutais point que les hommes ne m’en dussent avoir beaucoup d’obligation et qu’ils ne pussent, sans ingratitude, refuser leurs louanges à cette victoire amoureuse et des myrtes à mon front. C’est de cette façon que le péché nous bouche les yeux et qu’il nous ôte l’usage de la raison ; car enfin, quoi que le mortel puisse faire,

            Il ne peut trouver de sagesse
            Ni de conseil contre son Dieu ;
Son vain raisonnement n’est que pure faiblesse,
            Il voit son enfer en tout lieu.
            L’homme est si rempli de ténèbres,
Depuis le premier jour que le cruel serpent
            Sur son fragile cœur répand
Le miel empoisonné de ses conseils funèbres ;
            Il est tant, dans ses actions,
            Possédé par ses passions
            Que cet aveugle de naissance,
            Sans pouvoir sortir de l’enfance,
Tombe cent fois le jour dans la fosse aux lions.

Voilà comme je passais le pinceau sur l’ouvrage de mes mauvaises œuvres et comme je soupirais de douleurs sur ma facilité à me laisser aller aux délices de la chair. Mais ces bons mouvements ne firent que passer, et de la confession de mes fautes je tombai tout d’un coup dans l’insolence de les vouloir excuser par des exemples fameux dans l’antiquité.

Quoi ! disais-je en moi-même, ainsi qu’un méchant homme,
            Adam, Loth et Samson,
            David et Salomon
N’ont-ils pas tous mordu dans la fatale pomme ?
      Je l’ai cent fois ouï dire au sermon.
Si donc il est constant que de si bonnes âmes
            Ont brûlé de l’amour des femmes,
            Las ! qui suis-je, moi, malheureux,
      Pour résister à de pareilles flammes ?
            Serais-je bien plus sage qu’eux ?
      Cesse, mon cœur, d’avoir tant de tristesse :
Tout le monde n’a pas la vertu ni l’adresse
            De parer les coups de la chair.
Les diables déchaînés dans les plaines de l’air
M’ont fait subtilement tomber dans la mollesse ;
            Mais je n’ai pas, en fin renard,
            Surpris la poulette à l’écart.
            Nous avons eu sa jouissance
            Sans employer la violence ;
Et ce fut elle enfin qui séduisit le coq ;
Le coq, doux au possible et plein de complaisance,
            Ne fit que consentir au choc.
            Si mes prédécesseurs en gloire
            Avaient sur ce corps ivoirin
            Gravé leurs noms de leur burin,
Leur nombre ne pourrait entrer dans ma mémoire.
            À peine le sein lui perçait
            Que la belle déjà dansait

            Le doux passe-pied de Bretagne,
            Avec le charmant flageolet,
            Sous le feuillage de Cocagne,
            Avec le maître et le valet.

Ces belles pensées, dont le ciel me punit justement, me servirent d’entretien jusqu’aux Trois-Rivières. J’y mis pied à terre chez Cadot, et ce bon garçon n’oublia rien de sa civilité naturelle pour me recevoir agréablement. Nous soupâmes tête à tête et avec autant de tranquillité et de dégagement des inquiétudes de la vie que Félix IV après son pontificat dans le château de Ripaille. Je lui donnai le divertissement du récit du Zombi du Grand-Pérou et de la folie de la comtesse de Cocagne. « Je ne trouve rien de fort criminel là-dedans, me dit-il, et vous n’êtes pas la cause des fautes que le diable fait faire à tous ceux qui le cherchent. Néanmoins je vous plains, et le mauvais état de votre fortune présente me fait craindre qu’on ne s’en serve de prétexte à vous rendre criminel et que la médisance, qui n’épargne personne, n’empoisonne l’innocence de votre volonté et ne vous rende responsable de la conduite du public. Je ne vous le cache point, continua-t-il, on dit hautement que vous êtes sorcier et qu’il n’y a rien de surprenant dont vous ne vous mêliez avec réussite. Le bruit tue, et quand on voit un chien qui se noie, personne ne lui donne du secours. — Vous avez raison, répartis-je, et loin d’être favorable à cette malheureuse bête,

            Chacun va, la pierre à la main,
            Grossir ce spectacle inhumain
            Et seconder son infortune.
Ainsi, mon cher Cadot, quand le pauvre est à bas,
            Chacun sur son corps en jette une,
            Afin d’avancer son trépas.
            Qu’un pauvre tombe de faiblesse,
On dit incontinent qu’il tombe du haut mal ;
Le pauvre, quoi qu’il fasse, est un pauvre animal
            Dont partout le riche se blesse.
      C’est vainement qu’il est tranquille et doux,
Chacun fuit son abord, il est hué de tous ;
            On ne chérit que la richesse.
            Qu’un riche tombe du haut mal,
On dit incontinent qu’il tombe de faiblesse.
            L’or est un merveilleux métal.
            Cette contagion est telle
            Qu’elle se répand en tous lieux ;
            C’est un vent pestilentieux
            Que souffle quelque ange rebelle.
            L’or fait plus fléchir de genoux
            Que le sang de l’Agneau très doux
            Qui souffrit une mort très aigre ;
Cette erreur est si grande et ce faible est si fort
Qu’on imposait la charge et le joug au bœuf maigre
            Quand on adorait le veau d’or.
            Chaque médisant empoisonne
            La cause de l’homme indigent :
            C’est assez qu’il n’ait point d’argent
            Pour être ce qu’on le soupçonne ;
Tous les hommes pour lui sont autant d’ennemis ;
            En vain n’aurait-il rien commis,

            La médisance se l’immole,
Et ce monstre inhumain dont Dieu le veut punir
            Est comme un oiseau qui s’envole
            Et qu’on ne saurait retenir.

On juge de moi, continuai-je, par la couleur de mes plumes, et l’on me croit fort subtilisé à cause que j’habille parfois une ode en épître et que je sais un peu appliquer l’azur et le corail sur les yeux et sur la bouche de Philis ou de Sylvie ; enfin je déplais parce que, Dieu merci, je ne suis pas tout à fait semblable à beaucoup d’autres à qui mes conquêtes donnent de la jalousie, et que je sais naturellement l’art de rendre pitoyable le cœur d’une femme et de découvrir Vénus au signe de la Vierge. » Nous causions de cette sorte, Cadot et moi, quand le sommeil, qui ne fait guère plus de quartier que la médisance, mais dont les blessures sont agréables et salutaires, nous porta dans ses bras jusqu’au point du jour, que je montai à cheval afin d’achever mon voyage. J’étais si débile et le cœur me faisait si grand mal, que je mettais pied à terre à tout moment pour me soulager ; je n’allais, pour ainsi dire, que par ressorts et par machines, et, toutefois, il n’était pas encore deux heures de soleil que j’avais atteint le Dos-d’Âne : c’était beaucoup pour moi en l’état où j’étais, mais il est vrai aussi que toute ma force était épuisée et que je perdais courage quand je considérais avec étonnement l’âpreté de cette montagne.

      Je m’écriai cent fois sur ce Dos-d’Âne,
Sans qu’il me dût entendre ou me pût écouter :
« Ah ! pourquoi n’es tu pas, ô cruelle montagne.
Aussi douce à descendre et facile à monter
            Que la comtesse de Cocagne ! »

Enfin, je me reposai tant de fois que je m’y évanouis d’une manière extrême. Je commençais à reprendre mes esprits quand j’aperçus à mes côtés Florimond et Nicolas Sergent, qui me secouraient avec beaucoup de charité et qui m’avaient fait revenir avec de l’eau-de-vie. Je leur en témoignai ma reconnaissance du mieux qu’il me fut possible, et Florimond, prenant la parole et me regardant pitoyablement : « Où allez-vous, pauvre homme ? me fit-il. Êtes-vous donc las de vivre, que vous prenez ainsi volontairement le chemin de la mort ? Rebroussez chemin, poursuivit-il, ou si rien ne vous peut empêcher de vouloir mourir et que votre heure soit enfin venue, retournez au moins mourir dans les bras de la comtesse de Cocagne, et n’attendez pas que le trône que l’on vous prépare à la Basse-Terre, par l’ordre de la justice, soit achevé. — Ce n’est pas une raillerie, me dit aussi Nicolas Sergent, et l’on assure que vous avez fait des choses si prodigieuses et si criminelles que je ne doute point que l’on ne vous justicie avant de faire votre procès. — En vérité, leur répondis-je sérieusement,

Je suis fort étonné de ce que vous me dites,
            Mais je crains peu pour mes vieux ans,

Car sans doute le ciel donnera des limites
            À la cruauté des méchants.
Je l’avoue, il est vrai, j’ai baisé la comtesse,
Tout le monde le sait, jusqu’aux petits enfants,
            C’est un effet de ma faiblesse,
Mais l’amour fait tomber jusques aux éléphants ;
Et pour vous dire tout et ne vous tenir guerre,
Qu’ai-je fait que n’ait fait toute l’île entière ?

— Il est vrai, reprit Florimond, que la comtesse de Cocagne est le plastron public, et que personne ne se morfond à sa porte ; mais ne vous y trompez point, monsieur de C..., ce n’est pas pour avoir mordu à la grappe que l’on vous menace de la mort ; on met au jour tous les effets de la magie qui vous ont couronné chez le petit dieu des cœurs, et vous ne mourriez pas innocent si tout ce que l’on dit était véritable.

            Pour rendre vos maux plus énormes,
            On les décrit diversement :
            Celui-ci jure fortement
Que la comtesse prend par jour diverses formes ;
            Qu’un soir il la vit en taureau
            Qui fendait le cristal de l’eau
            Pour passer dans votre savane,
            Et qu’à quatre ou cinq pas de là
            Elle se convertit en âne,
Et que d’un ton mortel cet âne lui parla ;
            Mais son cœur fut saisi de crainte,
            Et, tout prêt à s’évanouir,

            Ce vrai baudet ne put ouïr
            Ce que lui dit l’ânesse feinte ;
            Il se ressouvient toutefois
            Que la bête lui dit deux fois :
            « Où courez-vous si tard, mon frère ? »
Ainsi mal à propos parle ce rapporteur,
            Ce cruel au cœur de vipère
            Qui dépose contre sa sœur.

            Celui-là, non moins infidèle
Et peut-être plus fourbe encor que le premier,
            Dit qu’un jour, chassant au ramier
            Vers la maison de cette belle,
      Il en vit un sur le haut d’un sureau
            Qui lui faisait tout à fait beau,
            Qu’il le tire et le jette à terre ;
            Mais que, baissé pour l’amasser,
L’oiseau se change en femme, et la femme le serre
            Et le force de l’embrasser.

            L’un dit qu’il l’a vue en truie,
            Avec quinze marcassins blancs,
Vers l’endroit du marquis par où passent ses gens
            Pour entrer dans la sucrerie ;
            Et qu’en ce verdoyant pâtis
La laie en belle humeur et ses quinze petits
            Dansaient sur les pieds de derrière,
Tandis qu’au milieu d’eux, un bouc à poil de rat
            Chantait en langage vulgaire
            Le ballet qu’on danse au sabbat.

            L’autre jure et rend témoignage
            Qu’une nuit cet esprit malin

            Donnait à manger au moulin,
            Qui tournait comme un vent d’orage,
            Et qu’enfin, lasse de ce jeu,
            Il la vit briller comme un feu
            Qui dévore une vieille planche ;
            Qu’alors s’envolant, elle dit :
            « Puisqu’il est aujourd’hui dimanche,
            J’ai dû mettre mon bel habit. »

            On ajoute à cette fadaise
            Que tout l’enfer dernièrement
            La baisa successivement
            La nuit au pied de la falaise ;
            Que vous évoquiez les démons,
      Dont vous savez et les rangs et les noms,
            Pour leur faire ce sacrifice,
Et qu’enfin cette nuit vous fîtes mille efforts
            Pour tirer de cette novice
            Sa bienvenue en votre corps.

— Si tout cela était vrai, interrompis-je, je serais le plus habile homme du monde, et je vous aurais épargné la peine de me secourir. Il y a longtemps que je serais à la Basse-Terre ; et le Dos-d’Âne, au-dessus duquel je me serais élevé, ne m’aurait point fatigué au point que je le suis. Mais il n’y a rien de surnaturel dans mes productions ; il y a seulement de l’imprudence et de l’indiscrétion, et je ne crains point mes faux témoins.

            Celui qui peut me faire injure
            Pour m’être un peu trop récréé

            Sait fort bien que Dieu m’a créé
            Et qu’il aime sa créature ;
            Quand il serait aussi mauvais
            Qu’il a de douceur et de paix,
            Il consulterait son oracle.
            Mais enfin si l’on pend ma chair,
            Messieurs, sera-ce un grand miracle
            De voir une corneille en l’air ?

En terminant ce discours, qui les fit rire, je les remerciai de nouveau, je pris congé d’eux, et je gagnai enfin la Basse-Terre, où l’on m’attendait avec impatience pour me loger dans la plus sale et la plus profonde basse-fosse qui soit dans le château.



FIN

LISTE

DES PERSONNAGES QUI FIGURENT DANS
Le Zombi.




Le marquis du Grand-Pérou.
La mère du marquis.
La sœur du marquis, mère du baron du Marigot.
Jules, engagé du marquis.
Le grand économe du marquis.
Le vicomte du Carbet, frère du marquis.
Un nègre du vicomte.
Le baron du Marigot, neveu du marquis du Grand-Pérou et du vicomte du Carbet.
Un petit frère du baron.
Les sœurs du baron.
La nièce du baron.
La comtesse de Cocagne, maîtresse du marquis du Grand-Pérou.
Roland le Débonnaire, mari de la comtesse.
Un nègre de la comtesse.
Le comte de Bellemontre, beau-frère de la comtesse de Cocagne.
Le fermier du comte.
Le chevalier de la Cabesse-Terre.
M. de C..... (de Corneille-Blessebois, auteur du Zombi).
Son Altesse Iroise, prince étranger.
Le petit-neveu de Son Altesse Iroise.
Boüé, Irois.
Benjamin de Gennes.
Le marquis de Saint-Georges.
Le bonhomme La Forest.
M. de La Croix.
La Sonde.
M. Dufaux.
Mlle Dufaux.
Cadot.
Florimond.
Nicolas Sergent.