Lupanie, Histoire amoureuse de ce temps

La bibliothèque libre.


Lupanie

HISTOIRE AMOUREUSE DE CE TEMPS




L’humeur commode de plusieurs maris et la grande facilité d’un nombre infini de femmes belles avaient rendu Pottamie une des plus jolies et des plus agréables villes du monde. Il ne fallait qu’être d’un tempérament amoureux pour y mener une vie heureuse, et si, dans les commencements, quelque amant se trouvait traversé dans sa passion, sa maîtresse ne le laissait dans cette inquiétude que tout autant de temps qu’il en était nécessaire pour lui faire goûter ensuite, avec plus de plaisir, les douceurs d’être aimé. Les plus belles se servaient de cet innocent artifice pour engager plus fortement leurs amants, mais la seule Lupanie était ennemie de toutes ces adresses. Elle avouait ingénument que rien ne lui était si incommode qu’un amant qui demeurait plus de trois jours à découvrir sa passion et à qui elle était obligée de faire des avances ; car elle aimait qu’on fût libre et ouvert, qu’on ne se cachât de rien, non pas même de ses faiblesses, et que si l’on sentait élever quelque mouvement amoureux pour elle, qu’on le lui fît connaître sur-le-champ.

Mais avant que de parler des amours de cette ouverte personne, disons comme elle est faite. Le tour de son visage est un ovale défectueux, ses yeux sont gris et lubriques au dernier point, sa bouche est trop fendue, mais assez vermeille, son front petit, son nez long et décharné, son menton en pointe, ses dents blanches, ses mains sèches et vilaines, sur lesquelles on découvre jusqu’au plus petit nerf ; ses cheveux sont châtains et annelés, à grosses boucles ; son teint est uni, et, dans de certains temps, assez éclatant ; sa taille est petite et voûtée, et les diverses secousses dont elle a été agitée ont fait que le dessus de son corps n’a point d’assiette assurée et se balance, à chaque pas qu’elle fait, sur ses hanches ; pour la gorge et la chair, elle l’a merveilleuse, et l’on peut dire qu’elle cache ce qu’elle a de plus beau et qu’heureux sont ses amants, puisqu’elle leur fait tout voir. Il est vrai qu’ils se plaignent que ce beau corps, dans les moindres petites chaleurs, par une odeur qui en émane, ne satisfait pas si bien l’odorat que la vue. Elle se pique d’être des mieux chaussées ; les bas de soie qu’elle porte sont étendus jusqu’au milieu de la cuisse, et ses jarretières sont fort proprement attachées. Il n’y a point de femme qui se donne plus de soin de porter bien le pied qu’elle. Pour ce qui regarde l’esprit, elle a beaucoup de feu, mais peu de jugement, et elle est fort étourdie ; son humeur est altière, fourbe, malicieuse, jalouse ; elle ne peut souffrir les caresses qu’on fait aux autres femmes (comme si, dans elle, il y avait pour contenter tout le reste des hommes). Il suffit d’être belle pour devenir son ennemie ; elle médit incessamment des plus jolies et imagine mille artifices pour en donner de mauvaises impressions. Elle a pour l’argent un puissant attachement, et les plus aimés de ses amants ne sont pas toujours les mieux faits, ni ceux qui ont le plus de mérite, mais les plus libéraux, et s’il s’en trouve quelqu’un qui ne laisse pas quelquefois sur sa table un miroir, un diamant, un collier de perles, ou quelque autre bijou, il est regardé avec des yeux bien moins tendres que les autres.

Lupanie, étant donc faite comme je vous l’ai dépeinte, ne laissa pas, dans le commencement qu’elle reçut compagnie et se produisit dans le grand monde, d’avoir une foule d’adorateurs et même les mieux faits de Callopaidie, où elle demeurait en ce temps-là, dont elle ménageait si bien l’esprit qu’elle n’en perdait pas un. Cléandre était pourtant le mieux reçu et le plus aimé, et cet amant, par le soin officieux de lui changer souvent ses garnitures, avait fait un merveilleux progrès sur son cœur, outre qu’il n’est pas des plus mal faits de ce monde : sa taille est dégagée et fort bien prise, son air passable, son teint brun et grossier, ses yeux rudes, sa bouche grande et fendue jusqu’aux oreilles, des cheveux en quantité et frisés à grosses boucles, son esprit brillant, vif, entreprenant et capable de grandes choses, un peu fanfaron et du nombre de ces braves de province qui croient qu’il faut être brutal, emporté et faire mille querelles en l’air pour passer pour homme de courage ; sa plus forte passion est pour les femmes, et il leur donne tout. C’est ce qui n’avançait pas peu ses affaires sur le cœur de Lupanie ; il obtenait d’elle quantité de petites faveurs et recevait tous les témoignages d’une tendre passion. Mais comme il ne pensait pas au mariage et qu’il aime le solide en amour, un jour il la fut trouver seule, et après lui avoir fait quelque présent à son ordinaire, il jeta un genou à terre, et lui prenant une main sur laquelle il appliqua plusieurs fois la bouche, il lui parla ainsi :

— Vous me dites que vous m’aimez plus que tout le reste des hommes ensemble, mais quel témoignage m’avez-vous donné de cette tendre amitié pour me faire juger que vous me tirez du pair de vos autres amants ? Ils vous voient comme moi, ils ont la liberté de vous parler de leur passion, ils soupirent en votre présence, et, enfin, auprès de vous je ne puis faire une démarche que je ne les voie m’imiter. Vous voulez toutefois que, par une croyance aveugle, je me persuade d’être mieux dans votre cœur qu’ils n’y sont. Ah ! madame, madame, ne dissimulons rien ! Vous n’avez pas pour moi tout l’amour que vous dites : vous me l’auriez bien fait connaître par des preuves plus fortes et plus pressantes, et la Nature n’est pas si chiche à l’endroit des belles qu’elle ne leur ait donné des liens plus forts pour les retenir plus longtemps dans leurs chaînes ; elle leur a distribué des trésors inestimables pour les récompenser de leur constance et de leur fidélité. Ce sont là les témoignages les plus solides par lesquels vous me pourriez faire connaître la différence que vous mettez entre le reste des hommes et moi. Vous devez assez connaître ma discrétion pour croire qu’un semblable secret ne sortirait jamais de ma bouche et qu’on m’arracherait plutôt la vie.

En finissant son discours, il s’aventura, avec un transport le plus amoureux du monde, de glisser sa main dans un lieu délicieux, qu’il est plus naturel de toucher qu’honnête de nommer.

— Arrêtez, arrêtez, lui répliqua Lupanie, en le repoussant d’une manière qui lui faisait connaître que son procédé ne l’avait pas tout à fait désobligée ; vous allez étrangement vite et ne considérez pas l’effet dangereux qui s’ensuivrait si j’avais pour vous la condescendance que vous souhaitez. En quel état misérable me réduiriez-vous si, par des suites honteuses et presque inévitables, on venait à connaître ce que j’aurais fait pour vous ? Toute la terre ne me regarderait qu’avec honte, et je serais le mépris, après une semblable infamie, de ceux qui désirent à présent, avec une passion violente, de m’épouser. Je sais bien que l’honneur n’est qu’une chimère, une belle imagination qu’on a inventée pour tenir les personnes de notre sexe dans leur devoir ; mais ce sont des fantômes visionnaires après lesquels nous sommes nécessitées de courir pendant un certain temps, si nous voulons vivre heureuses. Quand nous sommes engagées dans le mariage, alors notre infamie est bien moindre, étant partagée : nous avons la liberté de tout faire, puisqu’un manteau couvre nos désordres, et comme nous n’en avons point de témoins et qu’on n’en parle que par de faibles conjectures, nous traitons hardiment de médisances et d’impostures tout ce qu’on en peut dire. C’est dans ce temps-là, mon cher Cléandre, ajouta-t-elle, que nous vivrons heureux et que, par art merveilleux, nous unirons plus fortement nos cœurs et nos âmes. Schelicon, ce docteur que vous connaissez et à qui, sans doute, par sa grande faiblesse, je donnerai le plus que je souhaite, me rend de fréquentes visites et fait voir tout l’empressement possible à m’épouser. Sa fortune est assez considérable et n’est pas à rejeter ; c’est ce qui fait que je ménage son esprit pour me voir au plus tôt sa femme, afin d’avoir plus de liberté de me donner ensuite à vous.

— Quoi ! madame, répartit Cléandre, encore toute souillée des baisers d’un stupide et d’un brutal, prétendrez-vous vous présenter à moi pour m’offrir les restes de sa brutalité ? Manqueriez-vous d’esprit jusque-là que de souffrir qu’un semblable original recueillit les prémices de votre amour et de votre jeunesse, et le voudriez-vous préférer à moi ?

— Non, non, répliqua Lupanie ; je sais mettre la différence entre lui et vous, et je vous promets que je vous donnerai un rendez-vous, dans le temps que le mariage sera sur le point de s’accomplir, qui vous assurera de ma personne et de mon cœur.

Cléandre la pressa bien tout le reste de cette conversation sur ce sujet, et lui dit qu’il avait des secrets admirables pour détourner le mal qu’elle craignait ; mais tout ce qu’il put dire fut inutile, et il fut obligé de s’en tenir aux promesses qu’elle lui avait faites.

Cependant elle agit, après cet entretien, si adroitement avec Schelicon et séduisit son estime et son cœur avec tant d’esprit qu’il s’imagina que le bonheur de sa vie dépendait d’épouser une fille si honnête et si vertueuse, et qu’il crut qu’il ne devait pas perdre un moment pour avancer la possession d’un si grand bien. Il n’y trouva pas grand obstacle, car ses parents, qui connaissaient son intention volage et libertine, furent bien aises de s’en décharger entre les bras de ce docteur, et même consentirent que ce mariage s’accomplit dans peu de jours. Cette nouvelle ne donna pas une petite joie à Lupanie, et elle en eut l’âme si satisfaite qu’elle en instruisit Cléandre par une lettre conçue en ces termes :

LUPANIE À CLÉANDRE

« Schelicon me doit épouser bientôt. Mais, juste ciel ! que nous sommes peu raisonnables quand nous nous engageons à faire quelque chose. Je tremble, mon cher, que vous ne vous souveniez de ce que je vous ai promis. Je vous avoue ingénument que, si j’étais assez malheureuse que de vous voir sur le soir, dans ma chambre, me sommer de la promesse que je vous ai faite, je suis si rigoureuse à tenir ma parole que je vous accorderais sans doute ce à quoi je me suis obligée. N’y venez donc point, je vous en conjure, et je vous en aurai l’obligation que je vous en doit avoir.

« Lupanie. »

Cléandre comprit le sens de cette lettre et jugea bien que sa maîtresse voulait ce même soir couronner son amour. Si bien que, sans s’arrêter à faire réponse, il attendit, avec l’impatience qu’un amant aussi passionné que lui pouvait avoir, que la nuit fût venue, afin qu’à la faveur de son obscurité il put entrer dans sa maison sans être aperçu. Il était adroit, sut si bien prendre son temps qu’il exécuta son dessein et la trouva seule dans sa chambre. Il ne perdit point de temps dans une si belle occasion, et, par mille petites libertés qu’il prit, il réveilla dans son cœur une émotion secrète qui la fit changer de couleur plusieurs fois. Il pousse sa pointe, profite de cette faiblesse, fait agir quelque chose de plus fort et de plus pressant, à quoi elle ne put résister, et cette amoureuse personne se vit obligée de rendre les armes et la vie à son vainqueur par un doux trépas. Elle en revint encore plusieurs fois aux mains, et, tant que Cléandre eut de force et de vigueur, ce combat ne cessa point. Elle ne faisait que dire pendant la nuit que c’était une chose bien imaginée que l’homme, et qu’elle ne voyait rien dans le monde qui en égalât le mérite ; elle considérait avec curiosité ce que la Nature lui avait donné de plus qu’à elle, et n’y trouvait que des sujets d’admiration et de plaisir ; la joie où elle s’était trouvée dans toutes les attaques dont son amant était sorti si glorieusement la sollicitait continuellement à les recommencer ; elle semblait par sa défaite recouvrer de nouvelles forces. Il n’en était pas ainsi du pauvre Cléandre : il était épuisé et les forces lui manquaient. Il aurait bien voulu entrer de nouveau en lice, mais une loi naturelle et pleine de cruauté tout ensemble lui défendait de passer outre ; ce que Lupanie observant, il lui devint incommode par ses faiblesses, et, n’en attendant plus de plaisir, elle le fit sortir, avec le moins de bruit et le plus secrètement qu’elle put, aussitôt que le jour commença de paraître. Elle se mit ensuite dans le lit, où elle demeura tout le jour, feignant quelque légère indisposition.

Schelicon fit voir toutes les faiblesses d’un amant transi quand il apprit la nouvelle de cette feinte maladie ; il criait et pleurait de la plus vilaine manière du monde, et, battant des pieds contre terre, il élevait les yeux au ciel d’une façon si désagréable et si bizarre que, loin de toucher ceux qui le regardaient, il leur était impossible de s’empêcher d’en rire. N’importe ! Fût-il mille fois plus grossier et plus pesant, on le souhaite pour mari, et pourvu qu’il soit bien partagé du côté où Lupanie fait consister le souverain bien et qu’il sache ce que c’est que n’être pas à charge, toute une nuit, à une femme dans son lit, on le recevra à bras ouverts sans se mettre fort peu en peine du reste. Elle se veut éclaircir promptement là-dessus et savoir ce qu’il vaut. Pour ce sujet, elle se rend la santé et se met en état de le recevoir pour époux le même jour qui avait été pris. Ce mariage accompli, tous deux n’attendent plus que la nuit. Trêve aux autres divertissements du jour, un bien plus doux les attend. Lupanie, par une rougeur étudiée, contrefait la fille honteuse et pudique ; elle dit qu’elle aime mieux mourir que de passer la nuit avec un homme, pendant que Schelicon, poussé par sa seule passion, sans écouter aucune de ses raisons, la saisit avec violence, et, se jetant brusquement entre ses bras, après l’avoir fait crier quelques moments par les douleurs qu’elle disait souffrir, en roulant des yeux languissants et perdant la voix, elle demeura immobile et feignit de s’être évanouie. Ce pauvre mari se désespère, la croit déjà morte et se persuade qu’une si grande jeunesse n’a pu résister à de si rudes efforts. Il fait toutes les choses imaginables pour la tirer de son évanouissement, mais le vinaigre et tout ce qu’il lui peut mettre à la bouche est inutile ; il recourt au chirurgien et juge follement que les ventouses, la pourront soulager ; il appelle pour ce sujet un valet. Dans cet instant, elle revint à elle, et, recouvrant l’usage de ses sens, elle lui dit en jetant sur lui négligemment une main :

— Mon cœur, que vous êtes méchant ! Que vous m’avez fait sentir de douleurs ! Jamais en ma vie je n’en ai autant souffert !

Il lui en demanda pardon et en parut fort touché, lui disant que c’étaient les premières croix du mariage, mais qu’autant elle avait souffert de douleurs dans ce moment, autant elle sentirait le plaisir les autres fois.

Elle fut fort contente de cette première nuit de lui, bien qu’il faille être d’un goût peu délicat pour s’en satisfaire, car il est replet, d’une taille mal prise et effroyablement grosse, l’esprit railleur, piquant et sans aucun brillant ; tout son plaisir est de jouer les maris, leur humeur jalouse ; dans son visage on ne voit rien que de stupide et de brutal, et qui l’observe bien remarque dans toutes ses actions l’instinct d’une bête qui paraît sous la figure d’un homme ; il a le cœur bas, petit et capable de mille faiblesses. Pour le foie, il l’a prodigieusement grand, et la plus belle réputation qu’il s’est acquise est de passer pour le plus grand mangeur du pays ; il veut qu’on le croie homme d’étude, mais ceux qui le connaissent savent bien qu’à moins que les sciences ne soient infuses, il n’en peut avoir acquis, puisqu’il met tout son esprit à pouvoir écarter un as pour faire un repic à propos. On peut dire cette seule chose à son avantage, qu’il est fort ouvert, qu’il n’a rien de réservé, et que les choses qui sont les plus particulières chez les autres deviennent publiques chez lui.

Un mari fait ainsi était justement ce qu’il fallait à Lupanie ; il n’était point incommode, et quand quelque amant lui rendait visite, après l’avoir remercié de l’honneur qu’il lui faisait, il sortait par respect de la chambre et le laissait seul avec elle.

Cléandre fut un des premiers qui retourna à l’assaut après ce mariage. Il eut tout le plaisir imaginable quand il apprit de la bouche de Lupanie l’artifice dont elle s’était servie pour persuader à son mari qu’elle avait toujours vécu chaste et vertueuse. Il se mourait de rire quand elle lui raconta l’embarras où ce pauvre mari s’était trouvé par son feint évanouissement, les soins ingénus qu’il s’était donnés pour la remettre, la crainte qu’elle avait eue des ventouses, et le zèle avec lequel il lui avait demandé pardon du mal qu’il lui avait fait souffrir. Elle n’omettait pas une petite circonstance de ce qui s’était passé ; et, enfin, dans cette visite et dans toutes les autres que son amant lui rendit, le mari défrayait tout ; elle donnait bien à juger à Cléandre, par le nombre des faveurs qu’elle lui accordait, qu’une femme était bien plus obligeante et plus facile qu’une fille.

Dans le cours heureux de cette vie voluptueuse, une disgrâce survint qui troubla le plaisir de ces deux amants. Comme un jour Cléandre était venu voir Lupanie, elle le fit passer dans la salle, où, après avoir frappé à la porte du cabinet de son mari, qui était dans un des côtés de cette salle, et après l’avoir appelé plusieurs fois sans qu’il répondit (ne voulant pas être détourné de l’occupation où il était), elle se rassura l’esprit en s’imaginant qu’il n’y était pas ; si bien que, dans cette grande liberté, elle repousse mollement les douces et puissantes violences de son amant, et la résistance qu’elle lui oppose n’est que pour voir augmenter ses efforts. Il soupire, ses yeux cherchent les siens pour les avertir du plaisir qu’elle va goûter, ses lèvres impriment mille baisers sur sa bouche, et ses mains, toutes de feu, la saisissent et la couchent sur un placet. Alors, roulant des yeux étincelants, il fait voir des cuisses toutes nues, plus blanches que l’ivoire, et découvre ce temple de l’amour où il avait déjà offert tant de victimes. À peine avait-il forcé les premières entrées qu’il entendit du bruit et vit sortir Schelicon du cabinet où Lupanie avait frappé. Sans achever son sacrifice, il en sortit, et même de la salle avec tant de précipitation qu’il n’eut pas le temps de prendre son épée. Lupanie, tout émue, abaissant promptement sa jupe, s’en saisit et, après l’avoir tirée du fourreau, la présente à Schelicon par la pointe, en lui parlant en ces termes :

— Percez, percez de mille coups ce cœur que le crime d’autrui a voulu rendre coupable, et n’épargnez pas une misérable que l’indignation du ciel a choisie pour être l’infâme objet de la plus effroyable brutalité dont l’homme soit capable. Je mérite la mort, puisque ma fatale beauté et mes regards, tout innocents qu’ils sont, ont dû inspirer de si lâches et de si honteux sentiments, et je dois répandre mon sang pour laver le crime d’autrui. Mais s’il m’est permis de vous dire avant ma mort quelque chose pour ma justification, apprenez que si celle qui a eu l’honneur d’être choisie pour votre femme est malheureuse, elle est innocente et ne participe point à la faute de cet infâme.

« Je m’étais endormie sur un placet lorsqu’à mon réveil je me suis vue toute nue entre les bras de l’insolent Cléandre. Le ciel m’est témoin quels ont été mes sentiments et si la plus effroyable mort ne m’aurait pas paru plus douce que cette infamie. Je le menace de crier, je crie, je me dérobe à ses bras, je frappe à votre porte, je vous appelle à mon secours, je le repousse, je tâche d’éviter ses violences, et mes ongles impriment sur son visage les effets de ma faible vengeance. Tout ce que j’aurais pu faire toutefois aurait été inutile si vous n’eussiez paru pour me rendre l’honneur qu’un lâche allait me ravir. Mais pourquoi retardez-vous ma mort, puisque c’est le seul remède des cœurs désespérés et généreux ? Vengez, vengez mon injure sur Cléandre ; je vous le demande avant mon trépas, et ne vous opposez plus à mes desseins. Ce que le fer n’aura pu faire, je l’obtiendrai du poison ; je dois la perte de ma vie à ma propre gloire. Les dames de Callopaidie ne diront jamais que j’ai survécu à une semblable infamie.

En finissant son discours, elle saisit l’épée qu’elle avait présentée à Schelicon, et qu’il avait prise, et, feignant de se la vouloir plonger dans le sein, il la lui arrache des mains en lui parlant ainsi :

— Qu’allez-vous faire, madame ? Y songez-vous bien ? Punir une innocente du crime d’un insolent ! Est-ce avoir des sentiments raisonnables et généreux ? Et ne craignez-vous pas le châtiment de Dieu ? Dites-moi, pouvez-vous être coupable des crimes d’autrui, quand votre volonté épurée les déteste et les abhorre ? Il faut donner le consentement pour faire le crime ; il vient de lui seul, et cette pureté qui demeure au milieu des corruptions est une huile sacrée qui se conserve dans des vases fragiles et impurs !

— Quoi ! vous pourriez vous résoudre, lui répliqua-t-elle en répandant quelques larmes, de donner encore à cette misérable le nom illustre de femme, et la pourriez-vous recevoir dans vos bras après avoir été arrêtée par ceux d’un autre ? Vous n’y pensez pas, Schelicon, quand vous croyez qu’une femme dont les inclinations sont si nobles et si vertueuses puisse vous regarder après cette disgrâce, sans mourir de déplaisir.

Schelicon, après avoir essuyé ses larmes, la caresse et lui donne mille baisers avec des emportements plus passionnés qu’il n’avait jamais eus, soit parce qu’il l’avait trouvée plus belle et plus aimable dans les bras d’un autre que dans les siens, ou par d’autres raisons. Il l’interroge, lui demande toutes les petites circonstances de ce qui s’était passé, si elle avait eu quelque chatouillement et si Cléandre avait ressenti les derniers ravissements. Elle lui assure qu’il n’avait pas pu, par les efforts qu’elle avait employés à le repousser. Et par cette assurance qu’il reçoit, il conclut qu’il n’y était rien allé du sien, si bien que, l’embrassant avec un transport amoureux, il la porte sur un lit.

— Ah ! vous ne n’aimez pas, lui dit-elle en se débattant dans ses bras, puisque vous êtes si peu sensible à ce qui touche mon honneur. Non, non, je ne vous saurais souffrir, et j’ai conçu tant d’horreur contre tous les hommes ensemble, après un semblable affront, que je m’en prendrais volontiers à vous.

Schelicon, sans s’amuser à lui répondre, lui fait parler en faveur de son amour par je ne sais quoi à qui elle n’avait jamais pu résister de sa vie, si bien qu’il acheva l’ouvrage imparfait de l’amant de sa femme. Il est vrai qu’elle parut si modeste en cette occasion qu’elle ne voulut jamais consentir, quoi qu’il pût faire, qu’il la regardât nue et qu’elle abaissait incessamment ses jupes, en disant que c’était contre toutes les règles de la bienséance et de l’honneur de satisfaire les regards impudiques d’un mari.

Cléandre, qui avait entendu de la chambre prochaine où il était resté ce qui s’était passé entre Schelicon et Lupanie, avait l’esprit agité de transports furieux, et comme il la vit entrer seule dans cette même chambre, sans rien consulter il s’approcha d’elle et lui tint ce discours : — Je suis donc, madame, cette malheureuse victime que vous avez choisie pour être sacrifiée à vos infâmes plaisirs ; il vous en fallait une ; vous avez fait tomber ce choix sur moi, et, par un excès de cruauté sans égale, vous m’avez rendu le témoin, le juge et le bourreau de mes propres supplices. La bouche toute mouillée de mes baisers, les yeux pleins de regards amoureux, le cœur rempli de soupirs en ma faveur, l’âme touchée d’une noble et visible émotion, vous vous allez jeter dans les bras d’un autre en ma présence, et après que j’ai allumé dans votre âme un beau feu, vous le laissez éteindre par les brutaux et honteux embrassements du plus vil et du plus infâme de tous les hommes.

— Si vous suspendiez, répondit-elle, Cléandre, vos ressentiments, je vous ferais assez facilement comprendre que, comme c’est vous seul qui avez allumé cette belle flamme dans mon cœur, vous seul aussi l’avez éteinte.

N’est-il pas vrai que l’âme n’est sensible qu’à ce que l’imagination représente, et que, puisque la mienne n’était remplie, dans les plus doux ravissements du plaisir, que de votre idée, je puis bien dire que par vous je l’ai vu mourir.

— Ah ! malaisément, répliqua Cléandre, quand on prête le corps, l’âme se peut défendre de le suivre, et cette union ne se rompt point sans de grandes violences. Dites plutôt, madame, que vous n’aimez pas Cléandre, mais que vous n’aimez qu’un homme en lui, et il vous répondra que s’il vous a aimée, il déteste cet amour comme la plus indigne faiblesse dont il a été capable en sa vie, et qu’à l’avenir il vous regardera avec autant de mépris et d’horreur qu’autrefois vous lui avez paru aimable !

En finissant ces dernières paroles, il sortit brusquement de la chambre, sans vouloir écouter un mot de tout ce que Lupanie avait à lui dire. Elle l’appela bien plusieurs fois et mit en usage tous les artifices dont elle se servait pour calmer les emportements de ses amants, mais inutilement, il ne la voulut voir ni entendre depuis ce jour-là, et en publia toutes les médisances imaginables. Elle se consola facilement de sa perte par la réflexion qu’elle fit de ne pouvoir plus recevoir ses visites sans de fâcheuses suites après ce qu’elle avait dit à Schelicon.

De plus, il n’était pas si libéral qu’il avait été, et l’argent lui manquait fort souvent, outre qu’en amour le changement lui plaît infiniment. Elle ne demeura pas longtemps dans cette vie fainéante ; elle recouvrit bientôt un autre amant qui valait bien Cléandre à son avis : il ne disait pas tant, mais en faisait davantage, et l’heureux partage qu’il avait eu de la nature lui tenait lieu d’esprit et de mérite. Après cela, il en vint un autre, et enfin elle fit si bien qu’elle ne laissa pas échapper un jeune homme de Callopaidie qui payât de mine sans s’instruire de son fort et de son faible.

Cependant cette vie libertine fut sue dans toute la ville, tant par leur indiscrétion que par la veine satyrique de Cléandre, qui fit cette élégie :

ÉLÉGIE

J’avais cru jusqu’ici qu’aussitôt qu’une fois
Qu’un cœur avait reçu les amoureuses lois

Il ne se sentait plus capable de la haine
Et toujours était près de rentrer dans sa chaîne.

Je croyais qu’un objet, quand on a pu l’aimer,
Sût le chemin d’un cœur qu’il avait su charmer,
Et malgré le dépit pouvait toujours prétendre
À regagner un cœur qui sait mal se défendre.

Aussi, jusqu’à présent, crainte d’être surpris,
J’évitais avec soin de rencontrer Iris,
Crainte que de ses yeux la pénétrante flamme
Ne sût encore trouver le chemin de mon âme.

Je ne me croyais pas encor bien affermi,
Je redoutais les coups d’un si grand ennemi ;
Malgré les divers tours de son âme infidèle,
Je me sentais encor un fonds d’amour pour elle.

Mais j’ai vu depuis que ce reste d’ardeur
Était dans mon esprit plutôt que dans mon cœur,
Et ce cœur a connu que pour être son maître,
Il n’avait pas seulement qu’à désirer de l’être.

J’avais bien évité sa vue en mille lieux,
Quand un jour le hasard la fit voir à mes yeux.
D’abord plus interdit qu’une jeune bergère
Qui trouve le serpent caché sous la fougère,
Je rougis, je pâlis, je changeai mille fois,
Je restai sans couleur, sans haleine et sans voix ;
Une morne langueur me causa mille peines,
Une froide sueur glaça toutes mes veines,
Et je puis assurer dans ce prompt mouvement
Que la crainte d’aimer me fit paraître amant.

Mais quand j’eus dissipé cette première idée
Qui captivait mes sens et mon âme obsédée,
À la fin mon dépit se trouva le plus fort,
Et jusques à la voir je portai mon effort.

Ah ! que dans ce moment mon âme fut vengée !
Dieux ! qu’elle me parut haïssable et changée !
Sa taille me déplut, son air me fit pitié,
Sa bouche me parut plus grande de moitié ;
Ses yeux furent pour moi languissants et stupides,
Ses lèvres et ses dents me parurent livides ;
Son teint, que je trouvais agréable et fleuri,
Me parut tout souillé des baisers d’un mari,
Aussi bien que de ceux qui, la sachant publique,
Y venaient contenter leur amour impudique.

Au travers d’un mouchoir de replis ondoyants,
Je vis deux gros tétons tout ridés et pendants.
Je crois que tout exprès le hasard, pour me plaire,
La fit sotte ce jour plus qu’à son ordinaire.

Jamais pour son malheur elle n’eut moins d’esprit :
Elle avait mauvais air à tout ce qu’elle dit.
Certaine effronterie était dedans son âme
Qui faisait bien juger que c’était une infâme.

Ô dieux ! dans ce moment que mon cœur fut ravi
De briser les liens qui l’avaient asservi !
Que le jour fut heureux qui termina sa peine,
Et qu’il sentit de joie à sortir de sa chaîne !

Il ne me resta rien de mon amour lassé
Que le honteux remords de l’avoir mal placé,

Et si je soupirai, ce fut de la tristesse
D’avoir indignement prodigué ma tendresse.

Pourtant, sans me flatter, je vis plus d’un regard
Qui semblait dans mon cœur demander quelque part ;
Mais comme d’un rocher la racine profonde
Ne s’ébranle jamais par les effets de l’onde,
Ainsi je conservai ma résolution
Et ne sentis jamais la moindre émotion.

Iris fut dans ce jour de mon âme bannie,
Sans espoir de pouvoir y rentrer de sa vie ;
Jusque-là, qu’à présent je me sens de dépit
Qu’elle ait pu pour une heure occuper mon esprit.


Enfin on ne la regardait plus, après cette élégie, qu’avec honte et mépris, et quelque fausse prude, dont la conduite n’était pas plus raisonnable que la sienne, mais plus cachée, ne faisait que parler de ses actions, de ses rendez-vous et de ses parties, et publiait hautement ses désordres.

Elle vit bien qu’elle avait assez fait à Callopaidie, et que ce métier ne vaut plus rien quand on le professe ouvertement ; si bien qu’elle obligea son mari d’en sortir par de fausses raisons et par de feintes considérations domestiques, auxquelles il se rendit, ne sachant ce que c’est que de ne pas suivre ses volontés. Il consentit, à sa sollicitation, de choisir Pottamie pour son séjour ; elle préféra cette ville à plusieurs autres, parce qu’elle avait appris que les hommes y étaient galants plus qu’en aucun lieu du monde.

Elle tâcha de prendre d’autres mesures, les premiers jours qu’elle fut dans cette ville, qu’elle n’avait fait dans Callopaidie, et résolut de vivre tout d’une autre manière. Pour s’acquérir un fonds de réputation et d’estime, elle fit habitude, au commencement, avec les dames de ce lieu qui passaient pour les plus sages et les plus vertueuses, et, par son esprit pliant et soumis, elle gagna l’amitié des plus sincères. On ne peut mieux contrefaire la prude et la sévère. Jamais elle ne serait demeurée d’accord, dans aucun entretien, qu’il pût y avoir des femmes dans le monde assez criminelles pour donner la moindre liberté à un homme, et soutenait que c’était une chose incroyable ; elle feignait de souffrir une insupportable peine quand on disait, dans une assemblée où elle était, quelque chose qui choquait tant soit peu la bienséance, et quittait la compagnie avec un dépit si bien étudié que le plus fin y aurait été trompé. Elle se contraignit quelques jours, mais cette vie la dégoûta bientôt, et elle donna à juger qu’un peu moins de réputation et plus de plaisir était mieux son fait. Il n’y avait pas encore eu un homme dans Pottamie qui se fût aventuré de lui dire aucune douceur, et son plus sensible déplaisir était qu’elle se voyait obligé de s’en tenir à un très petit ordinaire ; ce qui fit qu’elle résolut de suivre son inclination et de chercher une vie plus heureuse.

Son miroir l’instruisait assez du peu de beauté qui lui restait, et elle voyait bien que ses deux grossesses lui avaient fait perdre cet éclat de jeunesse qu’elle avait eu sur le teint, et diminué le peu de vivacité qu’on avait vu dans ses yeux. Pour réparer ces défauts, elle eu recours au fard, et du rouge et du blanc, et elle emprunta une beauté qu’elle ne devait qu’à elle seule, et où l’art avait mille fois plus de part que la nature. Si elle eut ensuite de la sévérité, ce ne fut plus que dans les grandes assemblées, et, seule dans quelque alcôve avec un homme d’un tempérament amoureux, elle aurait été bien plus traitable. Elle n’attendait plus que quelqu’un qui se découvrît pour le rendre heureux, et suffit qu’elle l’aimait déjà par avance, sans savoir son nom ni son mérite.

Celui qui franchit le premier pas fut un moine défroqué qui, avec quantité de petites lésines qu’il avait faites sur sa pension viagère, avait fait un fonds de quelques pistoles qui ne lui servirent pas peu pour avancer ses affaires.

Ce moine se nomme Anthonin ; il est d’une taille grande, menue et mal fournie ; sa tête et ses yeux penchent incessamment contre terre depuis son noviciat ; son visage est long et fort serré ; deux gros os, couverts de peau ridée, font la forme de ses joues, au-dessous desquelles on voit deux grands creux ; ses yeux sont enfoncés si avant dans la tête qu’à peine en peut-on découvrir la couleur ; son menton est pointu, son nez crochu, son teint d’un brun des plus foncés, et la nature, pour assortir ce visage, au lieu de cheveux lui a donné deux grandes oreilles qui s’élèvent fort haut en faisant un effet assez plaisant. Il ne manque pourtant pas d’esprit et s’explique assez agréablement ; au reste, vain de son savoir, malicieux, adroit, fourbe et pédant, tout ce que l’on peut être. Il s’étudie d’avoir un esprit doux dans la conversation, et, avec un fausset affecté, il se radoucit en parlant, comme une ridicule prétentieuse. Quoique plus mal fait que je vous l’ai dépeint, il n’eut pas grand’peine à obtenir ce qu’il souhaitait de Lupanie.

Ce qui se vend on l’a toujours pour de l’argent : il n’y a que manière à le chercher. La première fois qu’il la vit, elle se promenait sur les remparts de Pottamie, et comme elle s’aperçut qu’il avait les yeux fortement attachés sur elle, elle crut qu’il en avait dans l’aile ; si bien que, pour l’engager davantage, elle arrêta ses regards sur son visage avec une langueur étudiée, et, feignant d’être surprise par les siens, elle rougit et baissa la vue avec une pudeur si bien affectée qu’il ne fallut pas plus pour augmenter sa passion. Sur cette faible conjecture de n’être pas regardé tout à fait indifféremment, il résolut d’avoir, à quelque prix que ce soit, son entretien, et débuta, comme un fin moine, par l’amitié de son mari.

Dès qu’il eut reconnu que tout son plaisir était de passer ses journées entières dans les repas et dans le jeu, il le traita assez souvent, fit plusieurs parties de jeu, et se rendit si nécessaire auprès de lui qu’il ne pouvait rester un moment sans le voir. Le temps des vendanges arriva où chacun a coutume de se retirer à la campagne. Schelicon proposa à Anthonin de le suivre. Ce parti favorisait trop son amour pour le refuser ; ils partirent avec Lupanie et allèrent respirer le doux air des champs.

Anthonin ne fut pas sitôt arrivé qu’il résolut de prendre son temps pour découvrir son amour à Lupanie, et, après avoir manqué plusieurs fois son coup, comme un jour Schelicon dormait après le dîner, il la fut trouver sous une grande allée d’arbres où elle rêvait seule, en prenant le frais. Il ne manqua pas de profiter d’une si belle occasion pour lui découvrir son amour, lui dit tout ce qu’un cœur peut concevoir de tendre et de passionné, et fut si heureux dans cette conversation qu’on lui donna lieu de tout espérer, aussi bien que dans les autres. Mais comme il est fort prompt, il ne s’en tint pas là, il voulut savoir jusqu’où son bonheur pouvait aller ; la connaissance qu’il avait de son esprit intéressé lui fit hasarder une lettre conçue en ces termes :

ANTHONIN À LUPANIE

« Je croirais aimer en novice, madame, si, pour vous expliquer ma passion, je vous parlais de soupirs, de langueurs, de douces inquiétudes. Mon amour est trop mâle pour s’occuper à ces jeux enfantins ; il me faut du solide, et les regards languissants de ces amants visionnaires qui ne goûtent le plaisir d’être aimés que par imagination ne me touchent point. Ce beau feu que l’amour allume dans nos cœurs n’est pas fait pour s’évaporer par des regards languissants et par de tendres soupirs. La nature lui a donné un autre conduit plus commode et plus doux. Quand on est aimé de ces faibles amants, on doit s’en tenir à de simples paroles et à des protestations d’une tendresse chimérique ; c’est un crime d’État, parmi eux, de parler d’argent, et dès qu’on devient mercenaire, on est haïssable. Pour moi, qui en agis tout d’une autre manière et qui n’ai pas fait mon principal des soupirs, je veux vous offrir ma bourse, et si vous me donnez ce soir une heure, vous verrez mon fonds et ce que je puis faire pour vous.

« Anthonin. »

Elle fit cette réponse, qu’elle lui glissa secrètement dans sa poche, pendant qu’il jouait avec son mari :

« Quoique je n’ai pas bien compris le sens de votre lettre, j’y trouve pourtant quelque chose de fort agréable et d’un bon raisonnement. Si vous voulez m’en donner l’explication après souper, je tâcherai d’imaginer un moyen pour vous entretenir en particulier. »

La lettre qu’avait écrite Anthonin fut si malheureuse qu’après que Lupanie l’eut lue elle tomba par terre en tirant son mouchoir et fut trouvée par Schelicon au milieu de la chambre, qui la lut tout entière et en parut fort chagrin. Lupanie, qui l’avait cherchée partout sans la pouvoir trouver, voyant sur son visage cette morne froideur et cette inquiétude qui n’étaient pas ordinaires, jugea qu’elle était sans doute venue entre ses mains, si bien que, pour jouer au plus fin, elle s’approcha de lui comme il rêvait, et en lui passant la main sur son visage, le caressant et le baisant, elle lui demanda le sujet de sa mélancolie et, sans lui donner le temps de répondre :

« Voulez-vous gager, lui dit-elle, que tout chagrin que vous êtes, je vous fais rire si je vous raconte la plus agréable chose du monde qui m’est arrivée ? Je suis bien obligée, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux, monsieur, de souffrir que vos amis m’envoient des billets pleins d’impertinence. Voyez, reprenait-elle en fouillant dans sa poche et feignant de chercher la lettre d’Anthonin, ce qu’on m’écrit ! À qui doit-on se fier après cela ? Anthonin, ce corps mourant, ce visage ridé et affreux, ce squelette hâve et décharné, me parle d’amour et prétend suborner ma vertu. Vous ne le croiriez jamais, si la lettre que je vais vous mettre entre les mains n’en était une preuve irréprochable. »

En cessant de parler, elle fouille tantôt dans une poche, tantôt dans l’autre, sort ce qui était dans les deux, cherche dans sa jupe, la détache, s’impatiente de ne la pouvoir trouver, lorsque Schelicon, dissipant son premier soupçon, la lui présente sans mot dire.

— Quoi ! lui dit-elle, vous êtes donc de concert à me jouer et il vous en a donné copie ?

— Non, lui répliqua-t-il en se radoucissant, c’est la même que vous avez perdue, à ce que je puis comprendre, et que j’ai trouvée dans cette chambre.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? reprit-elle. Qui n’aurait été trompé par cet hypocrite, qui semble n’oser presque lever les yeux sur une femme ? Si vous m’en voulez croire, pour le punir de son audace, nous le jouerons.

Elle lui proposa ensuite un moyen de s’en divertir, qui était de souffrir qu’elle reçût ses cajoleries, répondît assez obligeamment, lui donnât des rendez-vous, reçût son argent sous de belles espérances et le trompât ainsi.

Schelicon, se reposant entièrement sur sa vertu et sur tout ce qu’elle lui venait de dire, consentit tout ce qu’elle voulut, et, afin de lui donner la liberté de commencer dès ce même soir ce petit jeu, il sortit de la maison après avoir soupé et alla se promener seul.

Anthonin, voyant une si belle occasion, crut avoir trouvé l’heure du berger, si bien que, passant sans perdre de temps dans la chambre de Lupanie, il la trouva seule, couchée si négligemment sur le lit, ses jupes très mal en ordre. Une émotion si grande le prit de voir une femme en cet état qu’à peine eut-il la hardiesse de s’approcher.

— Suis-je si épouvantable, lui dit-elle en s’apercevant de sa pudeur hors de saison, que vous ne puissiez soutenir ma vue, et n’êtes-vous brave que la plume à la main ?

— Auprès tant de beautés, lui répartit Anthonin, en se rassurant et cherchant niaisement sa bourse, peut-on n’être pas dans l’admiration, et un homme peut-il vous offrir si peu d’argent que j’en ai sans une espèce de chagrin, pour mériter les faveurs que j’espère obtenir de vous ?

— Mon Dieu, lui répliqua-t-elle en la saisissant et la regardant avec soin, que le tissu des cheveux en est admirable ! Sont-ce des vôtres ? Mais que voulez-vous que j’en fasse ? ajoutait-elle. Reprenez-la, je ne suis point mercenaire.

À ces dernières paroles, ce moine se trouva si fort animé que, levant ces jupes avec précipitation, il découvrit à nu ce beau corps.

Dans ce même moment, elle serre la bourse, non qu’elle eut aucun mauvais dessein, ayant trop bonne conscience pour retenir son argent sans lui en donner de la marchandise. Elle fit bien voir à son amant, dans cette occasion, qu’elle avait de la pudeur, car elle tournait le visage sur le chevet et fermait les yeux, n’ayant pas l’effronterie de se voir en cette posture entre les bras d’un autre que son mari. Jamais Anthonin n’a été logé si au large, et il a dit ingénuement depuis qu’étant au milieu de ce fort de l’amour il le cherchait et se trouvait aussi libre que dans une spacieuse campagne.

Le mari de retour, Lupanie lui fait une fausse confidence de tout ce qui s’était passé, lui parle des emportements d’Anthonin, et le nomme squelette amoureux. Elle avoue qu’elle avait senti une espèce d’horreur en se voyant seul avec lui. Elle exagère comment elle l’avait repoussé, lui dit qu’elle n’avait jamais voulu souffrir qu’il lui baisât la main, crainte qu’un de ses baisers impudiques ne lui en fit élever la peau. Elle lui montra la bourse, lui jura qu’il ne la lui avait donnée que pour obtenir quelques moments de conversation d’elle. Elle partage le profit avec lui, et, par le récit qu’elle lui fait de la manière niaise avec laquelle il la lui avait présentée, elle le fait étouffer de rire ; et ce bon homme se moque d’un autre, dont lui-même est le sot. Enfin, quand elle fut couchée, pour conclusion, elle le caressa plus qu’à son ordinaire, afin de lui faire croire qu’elle s’en tenait à ce qu’elle pouvait tirer de lui.

Pendant qu’Anthonin eut de l’argent, les rendez-vous étaient fort fréquents, et Schelicon sortait de la chambre et les laissait seuls ensemble ; mais aussitôt qu’il lui manqua, il fallut penser à s’en retourner en Potamie pour en chercher d’autre. Schelicon et Lupanie s’y rendirent bientôt avec lui, et comme les vendanges étaient faites, ils se retirèrent dans la ville pour y passer l’hiver et pour y chercher quelque heureuse fortune.

Lupanie, à son retour, crut que c’était trop peu pour elle que de s’en tenir à son ordinaire monastique : changement de viande réveille l’appétit. Un certain gentilhomme, nommé Nicaise, vint rompre en visière à Anthonin. Elle avait trop d’empressement d’en goûter de tous les états pour ne pas recevoir un homme qui lui avait paru de si bonne mine et qui est sorti d’une des plus illustres maisons de ce lieu-là ; il fallut en avoir un échappé, à quelque prix que ce fût, et mêler le sang noble avec le bourgeois.

Un semblable parti n’était pas à refuser pour elle, car sa taille est grande et droite, mais un peu embarrassée ; la jambe fort bien prise et tournée passablement ; les cheveux sont d’un blond cendré, secs, et d’une frisure tapée ; la bouche bien taillée, ses yeux doux, la main belle et un teint grossier à raison de la petite vérole, qui a laissé de funestes marques ; pour son esprit, il est du dernier sincère, trop tranquille, doux, civil et obligeant à toute la terre. Il parle avec une grande lenteur et a peine à s’expliquer ; mais, si on veut l’écouter, on trouve pourtant que ce qu’il dit est bien conçu et de bon sens. Il se plaît infiniment dans la compagnie des femmes et a pour le sexe un respect si grand que, fort souvent, par là, il leur devient incommode et principalement à Lupanie, qu’il pensa faire désespérer dans les premières conversations. Elle, qui hait ces respects hors de raison et qui veut qu’on en vienne aussitôt au familier, fut obligée de le souffrir fort longtemps sans qu’il lui parlât de son amour et sans qu’il lui osât même toucher la main ; il croyait avoir beaucoup fait et se considérait comme un amant téméraire quand, par hasard, il avait lâché un soupir en sa présence ou jeté un regard amoureux.

— D’où vient, lui disait-elle un jour, pour lui donner lieu de se découvrir, que, depuis quelque temps, vous me paraissez si rêveur et si inquiet et que je vois, quand je m’attache à vous observer, que vous ne sauriez demeurer un moment sans pousser quelques soupirs et sans vous plaindre ? Vos regards languissants me disent assez que vous avez l’âme touchée de quelque passion. Dites-moi, au nom de Dieu, je vous prie, mais sans déguisement, d’où vous vient ce désordre ? Je vous jure qu’il n’y a rien que je ne fasse au monde pour vous soulager.

— À toute autre personne qu’à vous, répliqua Nicaise, en rougissant et en abaissant la vue contre terre, je n’aurais jamais accordé, madame, ce que vous souhaitez de moi, mais, comme j’ai juré de vous respecter et de vous obéir toute ma vie, je veux bien vous ouvrir mon secret, et même, sur quelques particularités, je serais ravi de prendre votre conseil. Vous saurez donc, madame, une chose que je ne vous aurais jamais dites si vous ne me l’eussiez commandé, qui est que j’aime avec la passion la plus violente du monde la plus aimable personne qu’on ait vue sous le ciel ; mais comme mon amour est grand, mon respect est aussi extrême, et ce profond respect a fait que je n’ai jamais osé lui dire ce que je souffrais pour elle et que j’ai beaucoup mieux aimé être malheureux jusqu’à cette heure qu’indiscret. Dites-moi donc, madame, est-il temps à présent que je parle ? N’est-ce pas assez longtemps faire agir les soupirs et ne puis-je pas me plaindre aux pieds de celle que j’aime des maux qu’elle me fait endurer ? Son humeur est douce, ses yeux sont tendres, son cœur…

— Quoi ! interrompit Lupanie avec colère, croyant qu’il parlait d’une autre, vous ne savez m’entretenir que des beautés de votre maîtresse ! Il faut que vous ayez l’esprit du dernier mal tourné pour la louer en ma présence, et à moins que vous ne l’eussiez perdu entièrement, vous ne l’auriez pas fait.

— Ah ! je l’avais prévu, madame, continua Nicaise, que votre vertu était trop sévère pour jamais souffrir l’aveu que je viens de vous faire de la forte passion que j’ai pour vous.

— Était-ce de moi, ajouta Lupanie toute surprise, que vous vouliez parler ?

— Ne déguisons rien, répartit Nicaise, vous ne l’avez que trop compris pour mon malheur.

— Eh bien ! si c’est de moi, répartit Lupanie, vous n’avez qu’à continuer votre discours, je vous le permets ; c’est bien faire des façons et parler avec obscurité d’une chose que l’on veut qu’on sache.

— Oui, madame, répliqua Nicaise, si vous connaissiez la pureté de mes désirs, Vous ne désapprouveriez jamais mon amour, puisqu’il est entièrement détaché du crime et que si vous aviez moins de vertu, vous me paraîtriez moins aimable !

Enfin, il n’employa tout le reste de cette conversation qu’à lui exagérer l’innocence de ses pensées, bien que Lupanie lui fit assez connaître, s’il l’eût observée, qu’elle ne le rechercherait pas là-dessus et que ce n’était pas là la plus belle partie qu’elle souhaitait chez un amant.

Une autre fois, comme elle était avec lui sensiblement touchée de voir que, nonobstant toutes les avances qu’elle lui avait faites, il s’était passé si peu de chose entre eux, elle résolut de lui découvrir si clairement sa pensée là-dessus qu’indispensablement il serait forcé de passer outre.

— Quand on aime, lui disait-elle, avec une pudeur étudiée, autant que vous le dites, se contente-t-on d’en faire si peu que vous faites ? Vraiment, l’amour aurait de faibles plaisirs si l’on s’en tenait là, et les personnes qui aiment seraient bien à plaindre de se voir si mal récompensées des peines qu’elles souffrent sous l’empire de l’amour.

— Eh bien ! si cela est, répartit Nicaise, pourquoi êtes-vous si insensible aux tendresses d’un cœur qui vous aime tant ? Hélas ! je ne connais que trop que votre âme insensible cherche ce petit détour pour m’obliger à m’éloigner de vous et à ne plus vous aimer. Vous prétendez par là, cruelle, rebuter ma tendresse en me représentant le peu de fruit que j’en reçois. Mais, enfin, pourquoi la blâmez-vous, puisque les faibles plaisirs dont elle me repaît n’ont pas pour fondement les sens et n’ont rien de criminel ?

— Quel autre fondement pourrait avoir pour ces plaisirs, reprenait-elle, un véritable amant, que celui des sens ?

— Les plaisirs, répartait-il, de rêver sur son amour, de s’entretenir en de douces inquiétudes, de penser à la personne qu’il aime, de lui jeter mille regards amoureux, de se plaindre, de soupirer, de languir, de pleurer.

— Et vous appelez cela, interrompait-elle, les plaisirs de l’amour ? Vraiment, vous y êtes bien novice. Ce ne sont là que les peines, et si vous aviez le cœur tant soit peu touché de cette passion, vous jugeriez de la douceur de ses plaisirs par la violence des mots que vous dites. Je veux vous apprendre, par comparaison, où vous trouverez les véritables et solides plaisirs de l’amour.

— Vous le pouvez, répartait-il, madame, en m’aimant, et, par là, vous rendrez mon bonheur sans égal.

— Pour ce que vous me demandez, répliquait-elle, ce vous est une chose assurée, mais…

— Ne raillez pas et n’insultez pas davantage, lui répartit-il en l’interrompant brusquement, au malheur d’un misérable, puisque c’est vous seule qui le faites, et si vous n’avez pas la compassion de soulager mes maux, du moins n’ayez pas la cruauté de les aigrir.

Ils finirent cet entretien sans conclusion aussi bien que les autres, et Lupanie, fort aigrie contre son amant, résolut de lui montrer une autre fois, par démonstration, ce qu’il n’avait pu comprendre autrement. Mais comme elle n’avait l’occasion de le voir que très rarement, et que cela retardait ses desseins, elle imagina un moyen pour le recevoir plus librement dans sa chambre, qui fut de faire entendre à son mari que si elle souffrait quelquefois sa conversation, que ce n’était que par politique, et que, comme il était un des gentilshommes des plus considérables de la province, que si, par hasard, il leur arrivait quelque mauvaise affaire, il les pourrait beaucoup servir. Elle lui conseilla de lui rendre de fréquentes visites, de briguer son amitié, d’être de tous ses divertissements, lui disant que c’était le plus grand honneur et le plus bel avantage qui lui saurait arriver, et que, par cette seule voie, il se pourrait rendre considérable dans Pottamie.

Lui, qui ne raisonnait pas et qui laissait seulement conduire son raisonnement, suivit son conseil de point en point et passa les journées entières avec Nicaise, vivant toujours à sa table, parce qu’elle lui paraissait un peu mieux réglée que la sienne.

La véritable pensée de Lupanie était, en donnant ce conseil à son mari, de convier Nicaise, dont elle connaissait l’esprit civil et obligeant, à lui rendre de fréquentes visites et qu’ainsi, en l’absence de son mari, elle le recevrait dans sa chambre et aurait occasion, sans lui donner aucun soupçon, de passer de très douces heures dans son alcôve avec lui. Tout lui réussit mieux qu’elle ne l’avait prévu, car Nicaise, touché des amitiés qu’il lui faisait, lui offrit une maison qu’il avait pour y venir loger, qu’il accepta assez librement, ce qui donna un plus beau jour à Lupanie pour faire réussir ses desseins ; elle le caressait très souvent, lui disait mille douceurs sur sa bonne mine, lui découvrait sa gorge à nu, lui demandant quel défaut il y trouvait, sans pourtant que son linge ni ses jupes en fussent chiffonnés, ce qui la jetait quelquefois dans des transports à le quereller. Elle lui fit voir le sonnet qui s’ensuit, lui disant que si un amant lui voulait plaire, il n’aurait à prendre d’autre méthode que celle qu’il enseigne ; mais il ne le lut pas mieux qu’il ne l’entendit.

SONNET

Perdez cette méthode, ô timides amants,
D’aimer avec ardeur un objet et vous taire,
Comment prétendez-vous adoucir vos tourments
Si le trop long silence à vos maux est contraire ?

Croyez-vous que cacher ainsi vos feux ardents
Soit le meilleur moyen à qui désire plaire ?
Les dames n’aiment pas ces cœurs discrets et lents
Et veulent quelquefois un amant téméraire.

Un respect importun traversant nos désirs
Cent fois vient nous ravir de ravissants plaisirs
Et ne repaît nos feux que de chimères vaines.

Tout amant qui se tait en l’amoureuse ardeur
Est indigne à jamais d’avoir quelque faveur
Et semble mériter ce qu’il souffre de peines.


Enfin, un jour, lasse de toutes les avances qu’elle avait faites, elle voulut jouer de son reste et eut recours à la démonstration, pour lui rendre plus sensible ce qu’elle avait à lui faire connaître et, comme elle savait qu’il la devait venir voir l’après-dîner, elle donna ordre qu’on le fit entrer dans sa chambre sans la venir avertir. Elle était mise sur le lit avec une cornette, la gorge nue et ses jupes si mal en ordre qu’on lui pouvait voir les deux cuisses à nu. Elle était ainsi couchée sur le dos, les ayant ouvertes dans la posture d’une Danaé qui attend une pluie d’or, feignant en cet état de dormir, lorsque son amant, arrivant tout seul dans la chambre et la voyant dans cet état si indécent, rougit pour elle et jugea que, sans y penser, en dormant, elle avait ainsi levé ses jupes, si bien que, pour épargner ce déplaisir à sa pudeur, il prend son mouchoir qui était auprès d’elle avec le moins de bruit qu’il put, crainte de l’éveiller, pour couvrir sa gorge, et abat ses jupes. Dans le même instant, Lupanie, feignant de s’éveiller, le repousse rudement avec colère, et lui parlant ainsi :

— Dis-moi, traître, perfide, sont-ce là les actions d’un véritable amant ? Ne devrais-tu pas mourir de honte de ta faiblesse ? Et ne te fait-elle pas horreur, puisqu’elle va contre l’ordre de la nature ?

— Je suis criminel, il est vrai, répartit-il, mais la fortune a fait le crime. Si vous pouviez connaître la pureté de mes pensées, vous auriez sans doute des sentiments plus avantageux de moi, puisque vous verriez que je n’ai pas eu la moindre émotion déréglée.

— C’est cette connaissance, reprit-elle, qui me donne tant d’aigreur contre toi et qui me fait détester ta personne.

— Considérez, madame, répliqua-t-il en l’interrompant, je vous conjure, que tout ce que j’en ai fait n’était que pour épargner ce sensible déplaisir à votre pudeur de se voir en cet état et pour couvrir votre nudité.

— Était-ce de cette manière, reprit-elle, lâche, faible, que tu la devais couvrir ? Et si tu étais raisonnable, ne t’excuserais-tu pas d’une autre manière ?

Enfin elle lui dit mille autres injures et le quitta avec tant de colère qu’il sortit de chez elle le plus touché et le plus triste du monde.

Le ressentiment de Lupanie ne dura pourtant pas longtemps, car Anthonin, arrivant chez elle dans le même moment que Nicaise sortait, la consola bientôt en lui accordant ce que cet amant trop discret lui avait refusé. Elle lui en dit tous les mots imaginables et lui assura qu’elle n’avait jamais senti plus d’antipathie pour un homme que pour lui, et que si son mari ne lui avait commandé de le bien recevoir, elle ne souffrirait jamais sa présence. Elle mit ensuite en usage toutes les caresses les plus engageantes, et fit si bien qu’elle en tira une garniture fort propre. Elle trouva tant de plaisir ce jour-là à recevoir ces présents qu’elle résolut de demander à Nicaise tous les bijoux dont elle aurait envie, puisqu’elle n’en pouvait tirer autre chose ; si bien que, quand il retourna pour la voir, il fut aussi obligeamment reçu que s’il ne se fût rien passé, et, le même jour, lui voyant un diamant au doigt, elle feignit de le vouloir acheter et le loua tellement qu’il ne se put dispenser de le lui donner. Quand il sortait de Pottamie pour aller en quelque ville plus considérable, elle était si adroite à l’engager à lui apporter des nippes des plus propres et des plus belles et à lui donner des commissions qu’il ne pouvait s’en défendre, et comme il n’était pas contraint de s’en tenir à une pension viagère, le moindre de ses présents valait plus que tous ceux d’Anthonin ensemble. Il est vrai qu’elle aurait été injuste si elle se fut plainte de ce moine, puisqu’il donnait tout ce qu’il avait, et que même, pour la contenter, il s’efforçait de pousser plus avant qu’il ne pouvait et plus souvent qu’il ne devait, puisqu’elle lui avait vu, avec plaisir, plusieurs fois tomber lâchement les armes des mains au commencement du combat.

Mais, comme un jour Schelicon était à la campagne et qu’il en était aux prises avec elle, faisant tous ses efforts pour achever sa course, Nicaise était à la porte qui retournait de Sirap, avec quantité de nippes des plus à la mode qu’il lui apportait. Lupanie donna seulement le temps à Anthonin de sortir de sa chambre et, prenant promptement son éventail, elle tâcha d’abattre la rougeur que l’action qu’elle venait de faire avait peinte sur son visage.

On ne peut témoigner plus de tendresse à un homme qu’elle fit en cette entrevue. Et, comme elle craignait qu’il ne soupçonnât quelque chose de ce qui s’était passé par leur émotion, elle lui dit, sans examiner si Anthonin était sorti et s’il ne l’entendait point, que son mari était devenu jaloux et qu’il avait prié Anthonin, comme son ami, d’avoir toujours les yeux sur elle et de veiller à sa conduite. Ensuite, par une fausse confidence qu’elle affectait de lui faire, elle l’assurait qu’elle sentait de l’horreur à se voir seule avec cet homme, et que pourtant, par bienséance et pour obéir à son mari, elle était obligée de le souffrir. Nicaise, qui avait cru ingénument tout ce qu’elle lui venait de dire, ne tarda pas à lui offrir tout ce qu’il avait apporté de Sirap, et même une boîte de portraits de diamants où était le sien. Alors Lupanie, lui prenant la même main avec laquelle il la lui présenta et la lui baisant avec transports :

— Mon Dieu ! lui dit-elle, que vous êtes obligeant et généreux ! Que ne puis-je faire quelque chose pour vous !

Nicaise, dans cet instant, sentit, à raison de cette grande liberté qu’elle prit, une certaine émotion agréable qui l’enhardit. Il lui prend la main sans lui répondre, la serre entre les siennes, la baise, applique sa bouche toute de feu sur un téton, ensuite au milieu de la gorge, élève sa vue sur son visage avec un reste de pudeur, pour savoir, de ses yeux, si cette action lui plaît. Tout le flatte ; il n’y voit que langueur et des soupirs amoureux ; il la serre entre ses bras, lui fait sentir quelque chose le long de la cuisse de fort pressant ; il passe sa main par une ouverture de sa jupe, la porte sur un lieu tout humide et, voyant que le sang commençait à sortir de la victime sans le couteau, il le plonge avec un coup tremblant le plus avant qu’il peut. Lupanie, qui n’avait rien osé dire, crainte que son amant ne vînt encore à la servir d’un respect hors de saison, voyant qu’il ne pouvait plus s’en dégager, lui tint ce discours entrecoupé, en le repoussant mollement et en l’élevant sur ses bras :

— Ne prétendez que je souffre que vous en fassiez davantage… Ah !… ah !… je sens qu’il entre !… Retirez-vous, je vous prie, je n’ai plus de force. Si tous tardez un moment je ne pourrai jamais vous résister. Tout beau ! tout beau ! Mon mari n’a jamais été jusque-là… Ne… ne… ne… poussez donc pas si avant… je vous en conjure, mon cher… Que vous me faites du mal ! Arrêtez pour un moment, vous me mettez hors de moi ; je n’en puis plus… je me meurs !

Elle cessa ainsi de parler en tirant un grand soupir du profond de son cœur et en ouvrant les bras, qu’elle laissa négligemment tomber sur le chevet ; et, après s’être essuyée, elle se leva de dessus le lit et se mit dans un côté de la chambre, les bras et la tête appuyés sur un fauteuil, son mouchoir devant les yeux et feignant, en cet état, de pleurer et de jeter des sanglots pour toucher Nicaise. Elle lui parla ainsi, avec un ton le plus touchant du monde :

— N’ai-je vécu si longtemps que pour me voir honteusement dans les bras d’un autre que mon mari ? Et fallait-il qu’après lui avoir gardé la foi pendant tout le temps que j’ai été avec lui, après avoir vécu avec tant d’honneur jusqu’à présent, je me visse l’infâme objet de votre lubricité ? Le ciel ne vous avait-il donné tant de belles qualités que pour séduire mon honneur et que pour troubler les plaisirs innocents que goûtait une bourgeoise avec son époux ? Ah ! misérable ! que ne suis-je mille fois plutôt morte de la mort la plus rigoureuse que de m’être exposée à sentir tous les bourellements qui me déchirent à présent l’âme ! Pourrais-je voir, après cette infamie, mon cher mari et recevoir ses baisers chastes et innocents, sans mourir de déplaisir de voir que, par mon impudicité, j’ai souillé la pureté de nos embrassements !

Elle dit quantité d’autres choses, qui embarassaient si fort Nicaise et le touchaient si sensiblement que je ne sais s’il ne se repentit point, pour un moment, de l’action qu’il venait de faire. Il employa tout son esprit à la consoler, en lui exagérant le nombre infini des femmes qui prenaient cette même liberté et en lui assurant que toutes les plus belles de Pottamie en étaient logées là.

Mais, comme le plaisir commença de tourner, la feinte douleur cessa, et l’invitant à travailler sur nouveaux frais, elle y consentit en lui disant qu’il n’y avait rien que le premier coup de cher, que tout le reste ne coûtait rien, et qu’elle prévoyait bien que jamais elle ne pourrait se dégager de l’attachement qu’elle venait de prendre pour lui. Enfin, pour conclusion, cherchant de nouveaux ragoûts et voulant profiter de rester cette nuit avec elle, lui disant que le plaisir était bien plus grand quand le corps d’un amant était dans sa dernière nudité.

Mais à peine la partie était-elle conclue que son mari arriva. Tout ce qu’elle put faire fut de cacher Nicaise dans un cabinet et de lui dire de ne pas s’impatienter, puisque son arrivée ne rompait pas leur dessein et qu’il avait coutume, après le souper, de retourner dans une maison de campagne, à une lieue de Pottamie, pour y coucher, ne s’en pouvant dispenser à raison de quelques affaires domestiques qu’il y avait.

Mais la chose n’arriva pas pourtant comme elle l’avait dit, car Schelicon, étant fort fatigué, lui fit connaître qu’il ne pouvait pas y retourner ce même soir et qu’il s’en consolait, puisqu’il passerait la nuit avec elle plus agréablement. Tout ce qu’elle put faire, quand elle eut appris le dessein de son mari, fut de se dérober de lui un moment pour venir avertir Nicaise. Elle lui cria promptement, de la porte, de sortir avec le moins de bruit qu’il pourrait, et, sans se donner même le temps de le voir partir, elle remonta dans la chambre où était son mari pour l’occuper, afin qu’il ne s’aperçût pas de la sortie de Nicaise.

Anthonin, qui, bien loin d’être sorti dans le temps que Lupanie l’avait cru, par un sentiment plein de jalousie, s’était glissé adroitement derrière une tapisserie, proche cette même porte, pour voir tout ce qui se passait entre Nicaise et elle, et, trouvant une si belle occasion pour se venger de tous deux, sort promptement de la chambre et ferme même la porte dans le temps que Nicaise allait ouvrir celle du cabinet où il était ; mais comme il entendit le bruit de cette porte, il y resta, crainte d’être vu, et s’imagina que c’était Lupanie qui, ayant changé de résolution dans cet instant, l’avait fermée, si bien qu’il attendit jusqu’à la nuit, et, voyant entrer sa maîtresse dans la chambre avec une fille, il n’osa paraître. Il la vit déshabiller de son cabinet et la vit mettre au lit, après avoir commandé à cette fille de se retirer et qu’il n’avait plus qu’à se mettre auprès d’elle ; mais s’apercevant qu’il n’était pas dans le véritable état où il devait paraître, parce qu’il s’était épuisé pendant le jour, il resta encore quelque temps dans le cabinet, en repassant dans son imagination tous les objets qui lui avaient donné autrefois plus d’émotion, et, sentant les premiers avant-coureurs du plaisir, il en sort et s’approche du lit de Lupanie qui, dormant déjà, s’éveilla au moindre bruit qu’il fit, et, se persuadant de n’être avec autre qu’avec son mari, puisqu’elle avait cru avoir ouï descendre Nicaise, lui dit :

— Mon Dieu, que faisiez-vous là si longtemps ? que ne vous couchez-vous ? Vous me pouviez bien dire que nous passerions la nuit avec tant de plaisir ?

Nicaise, se sentant furieusement ému à ces reproches, sans se donner le temps de répondre, se déshabille et se jette entre ses bras. À peine observait-elle la différence de la grosseur de ce qu’elle tenait et de ce qu’elle croyait tenir, que Schelicon, ayant achevé d’écrire quelques lettres, entre dans la chambre avec un flambeau à la main, et, levant les rideaux du lit, regarde Nicaise si avantageusement placé. Je vous laisse à deviner la surprise de tous trois : Lupanie, de trouver son mari en deux endroits ; Nicaise, de le sentir si proche de lui, et Schelicon, de voir sa femme entre les bras d’un autre. Enfin, après ces premières surprises, il fallut que Nicaise composât, et les articles furent qu’il donnerait une bonne somme d’argent à Schelicon et sa table, et que Schelicon aussi lui laisserait l’usufruit de la place, dont il se réserverait seulement la propriété. Le traité tient encore, et ils vivent tous avec la plus grande union du monde, sur quoi on a fait le sonnet suivant :

SONNET

M. T. P., le bruit court que tu n’as plus d’honneur.
Parce que tu te sers par trop de médecine.

De vrai, quand je te vois ainsi faire la mine.
Chacun de tes regards me cause mal au cœur.

Si les commencements faisaient ton bonheur,
Pour avoir fait cela ; tu n’en es pas plus fine ;
Loin de te maintenir tu vas choir en ruine,
Et déjà tes regards me donnent de la peur.

Quand je te vois, je crains de descendre au tombeau,
J’aime mieux désormais ne boire que de l’eau,
Plutôt que de baiser une fois ton visage.

Ces attraits, maintenant, ne causent que pitié,
Et tu prétends encor faire quelque amitié
En Suède ; par ma foi, c’est un mauvais passage.



FIN