Le bois, voilà l’ennemi !/Marchand de bois et chemins de fer

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Société de la Revue Franco-Américaine (p. 7-10).

II

Marchand de bois et chemins de fer

Mais le grand coupable c’est le marchand de bois. C’est lui, la bête noire, et l’on n’a pas assez de malédiction pour l’accabler. Loin de nous la pensée de le défendre, ni d’atténuer en quoi que ce soit le mal qu’il a pu nous faire. Il a été longtemps, comme il est encore, du reste, un obstacle à notre extension dans certaines parties de la Province. En outre, il s’est enrichi de nos dépouilles. Il s’est taillé un domaine superbe dans nos forêts immenses qu’il a exploitées à son profit, et quand il a cru voir un ennemi de sa fortune personnelle dans le colon qui demandait de la terre, il s’est défendu contre lui, parfois jusqu’à l’injustice.

Tout cela s’est fait de connivence avec le pouvoir qui l’a favorisé par son incurie, son ignorance, peut-être sa complicité plus ou moins directe, grâce à un système de lois des plus incohérentes et des instructions contradictoires données aux agents des terres. Alors, c’est un pillard, un voleur ? Peut-être ! Nous ne sommes pas prêt à nous inscrire en faux contre cette assertion. Donc, que l’on crie : « Au voleur, au pillard ! » et l’on fera très bien.

Mais il ne suffit pas de crier au malfaiteur, et surtout pareille accusation serait mal venue sur les lèvres d’un entrepreneur malchanceux. Et… c’est peut-être notre cas.

Le marchand de bois a joué un rôle important dans notre vie économique durant le XIXme siècle ; il a été l’un des facteurs les plus considérables et des plus influents de notre destinée. Des circonstances souvent malheureuses pour nous, mais incontrôlables, l’ont singulièrement favorisé. Il faut en tenir compte, car pendant ce temps-là, il rendait service à notre nationalité. N’est-ce pas lui, dites, si vous l’aimez mieux, sa cupidité, qui a créé l’industrie forestière, de laquelle tant de nos familles canadiennes ont tiré leur subsistance depuis près de cent ans ?

On se rappelle la dépression qui sévissait dans notre pays au commencement du siècle dernier. La terre manquait sur les bords du St-Laurent, les deux rives étaient occupées sur plusieurs milles de profondeur, et l’on n’osait pas s’aventurer plus avant.

Le marchand de bois parut alors, et l’on sait avec quel empressement les jeunes gens partirent pour les chantiers et se précipitèrent à l’assaut des pins séculaires.

Ils s’éprirent facilement de ce genre de vie. Il avait en effet bien des charmes pour cette jeunesse ardente et vigoureuse. Elle y trouvait une indépendance et une liberté relatives, surtout de gais compagnons et la vie au grand air. Dans cette atmosphère si saine de la grande forêt aux essences résineuses, sous le ciel si pur et si brillant de nos hivers canadiens, tout en maniant la hache du bûcheron ils puisaient des forces nouvelles, et leur sang si énergiquement fouetté emmagasinait des réserves de vigueur et de santé pour l’avenir.

Le soir les ramenait au campement, et après un repas pris en commun, les bonnes histoires et les chansons gaies et patriotiques les préparaient à une nuit qui n’étaient jamais sans sommeil. Le dimanche, la récitation du chapelet ou le chant d’un pieux cantique leur rappelait le clocher natal où l’on entend la messe, et où l’on prie pour les absents.

Le printemps venu, le ruisseau gonflé par la fonte des neiges s’emparait des billots énormes déposés sur ses rives et les entraînait dans le courant rapide. Le bûcheron partait à la suite, une longue perche ferrée à la main, les poussant devant lui, et les suivant jusqu’à la scierie mécanique qui en faisait des poutres et des planches. D’autres pièces confiées au courant du fleuve, descendaient jusqu’à Québec, toujours escortées du même bûcheron qui ne les quittait qu’après les avoir chargées sur les bateaux qui les transportaient au-delà de l’océan.


Cette activité commencée sur les bords de l’Ottawa s’est propagée le long du St-Laurent jusqu’au mystérieux Saguenay.

Il est alors arrivé ceci : c’est que nos jeunes gens, initiés à cette vie, ont fini par l’aimer, puis une fois établis, ils ont continué à demander à la forêt et au chantier le pain de chaque jour, pour leur famille qui l’aurait en vain cherché ailleurs. C’est encore ce commerce de bois qui, à lui seul, n’a cessé d’alimenter l’activité du port de Québec, durant plus de soixante-quinze ans. N’eût été l’industrie forestière, bien sûr un plus grand nombre des nôtres aurait cherché fortune aux États-Unis.

Mais, me direz-vous, c’est précisément ce régime que nous combattons, c’est lui qui a été la pierre d’achoppement de la colonisation. Mais, c’est en quoi vous vous trompez ! Lisez ce qui va suivre, et vous verrez alors pourquoi il ne pouvait en être autrement, et comment le marchand de bois n’a été qu’un obstacle temporaire.

Vers 1845, quelques colons s’aventurèrent dans l’immense forêt des « Bois Francs », qui s’étendait depuis les confins des vieilles paroisses jusqu’aux frontières du Maine. Ils s’arrêtèrent dans un endroit appelé Somerset, et là sur de jolis côteaux, ils abattirent les premiers arbres pour y bâtir leur cabane. On ne restait pas inactif dans la jeune colonie ; au contraire, on bûchait ferme, mais tout n’était pas rose. Pour arriver jusque là, il avait fallu franchir de longues distances dans la forêt épaisse, la hache à la main, ou traverser des savanes boueuses dans lesquelles on enfonçait profondément, car aucun chemin n’avait été tracé. Tout se transportait à dos d’homme : provisions et instruments de travail comme, un peu plus tard, les denrées que l’on voulait vendre. La petite colonie ne prospérait guère, malgré l’accroissement de la population, la construction d’un chemin rudimentaire, et la présence de quelques marchands. Non seulement elle ne prospérait pas, mais elle végétait, pour ne pas dire qu’elle dépérissait.

Or voilà qu’un jour — il fallut attendre quinze ans — on apprend que la forêt s’ouvre du nord au sud, des rails d’acier se posent sur le sol découvert et fraîchement remué, et bientôt la locomotive du Grand Tronc apparaît aux yeux de tous, apportant avec elle une activité prodigieusement féconde. Dix ans plus tard ; vingt-cinq paroisses s’échelonnaient le long du chemin de fer ; car le chemin de fer, comme le fleuve, c’est la grande route ouverte à tous, permettant au trafic de passer, apportant et emportant les denrées qui font vivre le commerce et assurent la subsistance du cultivateur.


Le marchand de bois était vaincu !


Le même fait se reproduira un peu plus tard. Les Cantons de l’Est se peuplèrent très vite, mais là encore la terre vint à manquer et l’émigration reçut un fort contingent de ces florissantes paroisses. Cependant on était à moins de vingt milles de la forêt, le commerce de bois y était prospère. Il le fut jusqu’au jour, où le Québec Central à l’est, et à l’ouest, le Drummond, depuis, l’Intercolonial, ouvrirent de nouvelles trouées dans ces bois impénétrables au colon, et nous avons eu encore une fois le spectacle réjouissant et suggestif du chemin de fer qui remporte une nouvelle victoire. Qui ne se rappelle les quarante milles de forêt traversés par l’Intercolonial depuis St-Wenceslas à St-Appollinaire, il y a à peine quatre ou cinq ans ? Comme ailleurs la transformation s’opère rapide et vigoureuse, les villages se fondent, les maisons se bâtissent, les champs se couvrent de moissons là où s’étendait un domaine intangible, défendu qu’il était par l’âpre cupidité du marchand de bois.

Ainsi, cet homme a été tour à tour un pillard et un bienfaiteur, mais en fin de compte, lui-même a été vaincu le jour où le jeu des forces économiques a été plus fort que lui.