Le brigadier Frédéric/01

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 1-9).
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I

Quand j’étais brigadier forestier à la Steinbach, me dit le père Frédéric, et que j’avais l’inspection du plus beau triage de tout l’arrondissement de Saverne, une jolie maisonnette sous bois, le jardin et le verger derrière, pleins de pommiers, de poiriers et de pruniers où pendaient les fruits en automne ; avec cela quatre bons arpents de prairie le long de la rivière ; que la grand’mère Anne, malgré ses quatre-vingts ans, filait encore derrière le poêle et pouvait rendre des services à la maison ; que ma femme et ma fille surveillaient le ménage, l’étable et la culture de notre bien ; et que les semaines, les mois et les années se passaient dans la tranquillité comme un seul jour… Si dans ce temps-là quelqu’un était venu me dire : — « Tenez, brigadier Frédéric» voyez cette grande vallée d’Alsace jusqu’aux rives du Rhin : ces centaines de villages entourés de récoltes en tous genres, tabac, houblon, garance, chanvre, lin, blé, orge, avoine, où passe le vent comme sur la mer ; ces hautes cheminées de fabriques qui fument dans tes airs ; ces moulins et ces scieries ; ces coteaux chargés de vignes ; ces grands bois de hêtres et de sapins, les plus beaux de France pour les constructions de marine ; ces vieux châteaux en ruines depuis des siècles à la cime des montagnes ; ces forteresses de Neuf-Brisach, de Schlestadt, de Phalsbourg, de Bitche, qui défendent les défilés des Vosges… Regardez, brigadier, aussi loin que les yeux d’un homme peuvent s’étendre, des lignes de Wissembourg à Belfort, eh bien, tout cela dans quelques années sera aux Prussiens ; ils seront maîtres de tout ; ils auront garnison partout ; ils lèveront des impôts ; ils enverront des percepteurs, des contrôleurs, des forestiers, des maîtres d’école dans tous tes villages ! Et les gens du pays courberont les reins ; ils feront l’exercice dans les rangs allemands, commandés par des feldwèbel[1] de l’empereur Guillaume !… » — Si quelqu’un m’avait dit çà, j’aurais cru que cet homme était fou, et même, dans mon indignation, j’aurais été capable de lui passer un revers de main par la figure.

Il n’aurait pourtant dit que la vérité, et même il n’en aurait pas dit assez, car nous avons vu bien d’autres choses ; et la plus terrible de toutes pour moi, qui n’avais jamais quitté la montagne, c’est encore de me voir à mon âge, dans cette mansarde d’où l’on ne découvre que des tuiles et des cheminées, seul, abandonné du ciel et de la terre, et rêvant jour et nuit à cette histoire épouvantable.

Oui, Georges, le plus terrible c’est de rêver !

Les renards et les loups auxquels on casse une patte, se lèchent et guérissent ; les chevreuils que l’on blesse, meurent de suite, ou bien se couchent dans un hallier et finissent par en revenir ; et quand on enlève aux chiennes leurs petits, les pauvres bêtes maigrissent quelques jours, puis elles oublient, et tout est effacé… Mais, nous autres, nous ne pouvons pas oublier ; plus le temps marche, plus nous reconnaissons notre misère, plus nous voyons de choses tristes, que nous n’avions pas senties dans le premier moment : l’injustice, la mauvaise foi, l’égoïsme, tout grandit devant nos yeux, comme les ronces et les épines.

Enfin, puisque tu désires savoir comment je suis arrivé dans ce taudis, au fond de la Villette, et la manière dont j’ai passé ma vie jusqu’à présent, je ne refuserai pas de te répondre.

Tu pourrais interroger bien d’autres gens, des employés de toute sorte, des ouvriers, des paysans émigrés de là bas, toutes les masures de la Chapelle et de la Villette en sont pleines. Je me suis laissé dire qu’il en est parti plus de deux cent mille ! C’est possible ; au moment où je quittais le pays, toutes les routes en étaient déjà couvertes.

Mais ces choses, tu les sais aussi bien que moi ; je vais donc te parler de ce qui me regarde seul, en commençant par le commencement ; c’est le plus simple.

Quand ton grand-père, M. le président du tribunal Münstz, obtint de l’avancement en 1865, et qu’il partit pour la Bretagne, d’une certaine façon cela me fit plaisir, car il méritait d’avancer ; on n’a jamais vu d’homme plus savant ni meilleur, sa place n’était pas à Saverne ; mais d’un autre côté j’en eus aussi beaucoup de chagrin.

Mon père, l’ancien forestier de Dôsenheîm, ne m’avait jamais parlé de M. le président Münstz qu’avec le plus grand respect, me répétant sans cesse que c’était notre bienfaiteur, qu’il avait toujours aimé notre famille ; moi-même je lui devais le bon poste de la Steinbach ; et c’est aussi sur sa recommandation que j’avais obtenu ma femme, Catherine Bruat, la fille unique de l’ancien brigadier Martin Bruat.

D’après cela tu penses bien qu’en allant faire mes rapports à Saverne, je regardais toujours avec attendrissement cette bonne maison, où j’avais été si bien reçu pendant vingt ans ; je regrettais ce brave homme, cela me serrait le cœur.

Et naturellement nous étions aussi beaucoup privés de ne plus te voir arriver en vacances à la maison forestière. Nous en avions tellement pris l’habitude, que longtemps d’avance nous disions :

« Voici le mois de septembre qui s’approche, le petit Georges va bientôt venir !

Ma femme dressait le lit en haut ; elle mettait de la lavande entre les draps bien blancs ; elle lavait le plancher et les vitres.

Moi, je préparais les lacets pour les grives et les amorces de toute sorte pour les truites ; j’allais réparer sous les roches notre hutte aux mésanges ; j’essayais les sifflets pour la pipée, et j’en faisais de nouveaux avec du plomb et des os d’oie. J’arrangeais tout en ordre dans nos boîtes, les hameçons, les cordeaux, les mouches en plumes de coq, riant d’avance du plaisir de te voir farfouiller là-dedans, de t’entendre me dire :

« Écoutez, père Frédéric, il faudra m’éveiller demain à deux heures sans faute, nous partirons longtemps avant le jour ! »

Je savais bien que tu dormirais comme un loir, jusqu’à ce que je vienne te secouer en te reprochant ta paresse ; mais le soir, avant de te coucher, tu voulais toujours être debout à deux heures, et même à minuit ; cela me réjouissait.

Et puis je te voyais déjà dans la hutte, tellement tranquille, pendant que je pipais, que tu n’osais presque pas respirer ; je t’entendais frémir sur la mousse, quand les geais et les grives arrivaient, tournoyant pour voir sous les feuilles, je t’entendais murmurer tout bas :

« En voici !… En voici !… »

Tu ne te possédais plus, jusqu’à l’arrivée du grand nuage des mésanges, qui ne vient guère qu’au petit jour.

Oui, Georges, tout cela faisait ma joie, et j’attendais les vacances peut-être avec autant d’impatience que toi.

Notre petite Marie-Rose aussi se faisait une joie de te revoir bientôt ; elle se dépêchait de tresser de nouvelles nasses et de réparer les mailles des filets rompues l’année d’avant ; mais alors tout était fini, tu ne devais plus revenir, nous le savions bien.

Deux ou trois fois cet imbécile de Calas, qui gardait nos vaches dans la prairie, voyant passer de loin, sur l’autre pente de la vallée, des gens qui se rendaient à Dôsenheim, accourut en criant, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles :

« Le voici !… Le voici !… C’est lui… Je l’ai reconnu… il a son paquet sous le bras…

Ragot aboyait sur les talons de cet idiot. J’aurais voulu les assommer tous les deux, car nous avions appris ton arrivée à Rennes : M. le président lui-même avait écrit que tu regrettais tous les jours la Steinbach ; j’étais bien d’assez mauvaise humeur, sans entendre des cris pareils.

Souvent aussi ma femme et Marie-Rose, en rangeant les fruits sur le plancher du grenier, disaient :

« Quelles belles poires fondantes !… Quelles bonnes rainettes grises !… Ah ! si Georges revenait, c’est lui qui roulerait là-haut du matin au soir ; il ne ferait que monter et descendre l’escalier. »

Et l’on souriait ; les larmes aux yeux.

Et combien de fois, moi-même, rentrant de la pipée, et jetant sur la table mes chapelets de mésanges, ne me suis-je pas écrié :

« Tenez, en voilà dix, quinze douzaines… À quoi cela sert-il maintenant ? Le petit n’est plus là !… Autant les donner au chat ; moi je m’en moque pas mal ! »

C’est vrai, Georges, je n’ai jamais eu le goût des mésanges ni même des grives. J’ai toujours mieux aimé un bon quartier de bœuf, et de temps en temps seulement un peu de gibier pour changer.

Enfin, c’est ainsi que se passèrent les premiers temps après votre départ. Cela dura quelques mois ; finalement nos idées prirent un autre cours, d’autant plus qu’en janvier 1867 nous eûmes un grand malheur.

  1. Sergent.