Le brigadier Frédéric/06

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 62-82).
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VI

Après cela, l’hiver se passa comme à l’ordinaire : de la pluie, de la neige, de grands coups de vent à travers les arbres dépouillés, des sapins déracinés, des roches éboulées couvrant de terre les chemins au bas de la côte. C’est ce que j’avais vu depuis vingt-cinq ans.

Et tout doucement aussi le printemps reparut. Le bétail redescendit s’abreuver à la rivière ; Calas se remit à chanter en claquant du fouet, et le coq à battre des ailes sur le petit mur de la cour, au milieu de ses poules, en remplissant de sa voix claire tous les échos de la vallée.

Ah ! comme tout cela me revient, Georges, et que ces choses auxquelles je ne faisais pas attention, me paraissent belles aujourd’hui, dans cette mansarde.

C’était notre dernier printemps à la maison forestière.

Marie-Rose, chaque matin, en petite jupe, son fichu bien propre croisé sous les bras, descendait au jardin avec sa corbeille et le vieux couteau terreux, pour cueillir les premiers légumes. Elle relevait, en passant, la bordure de buis des petites allées et rattachait à leur piquet les brindilles défaites de nos rosiers. Je voyais de loin Jean Merlin s’avancer d’un bon pas dans le sentier de la prairie, longeant les vieux saules ; je l’entendais crier :

a Marie-Rose ! »

Aussitôt elle se redressait, se dépêchant d’aller à sa rencontre. Ils s’embrassaient et revenaient tout riants, bras dessus, bras dessous. J’étais content, je me disais :

« Ils s’aiment bien… Ce sont de braves enfants ! »

La grand’mère Anne, presque toujours enfermée dans sa chambre, regardait aussi, penchée dans la petite fenêtre entourée de lierre, les yeux plissés, sa vieille figure ridée de satisfaction ; elle m’appelait :

« Frédéric ?

— Quoi, grand’mère ?

— Je redeviens jeune comme au temps de mon mariage. C’était l’année de la comète, où l’on a fait de si bon vin, avant le grand hiver de Russie ; vous avez entendu parler de çà, Frédéric, tous nos soldats ont gelé.

— Oui, grand’mère. »

Elle aimait à se rappeler ces histoires lointaines, et nous ne pensions pas qu’il nous faudrait bientôt en voir de semblables.

Les bonnes gens de Phalsbourg, les plus pauvres, comme le père Maigret, le vieux Paradis, le grand-père Lafougère, tous d’anciens soldats, sans autres moyens d’existence que la bourse des pauvres et leur médaille de Sainte-Hélène, commençaient à revenir chercher des champignons au bois ; ils les connaissaient tous chacun selon son espèce, depuis la morille jusqu’au gros Polonais ; ils ramassaient aussi des fraises et des mûres. Les fraises des bois, qui sont les meilleures, se vendaient en ville à deux sous le litre, les champignons à trois sous le petit panier.

La prairie en bas, au bord de la rivière, leur donnait aussi de la salade en quantité. Que de fois ces pauvres vieux reins étaient forcés de se courber, pour gagner un sou !

Et tous les ans nous recevions encore l’ordre d’appliquer plus sévèrement les règlements forestiers, d’empêcher de ramasser les feuilles mortes et les faines, autant dire les pauvres gens de vivre.

Tout alla donc ainsi jusqu’à la fenaison, où se fit sentir la grande sécheresse ; elle dura jusqu’à la fin de juillet ; on craignait pour les pommes de terre.

Quant au plébiscite, je ne t’en parle pas, ces choses-là ne nous inquiétaient pas beaucoup, nous autres gardes forestiers. Un beau matin ? nous avions reçu l’ordre d’aller à la Petite-Pierre, et toute la brigade, après s’être réunie chez moi, était partie ensemble en grande tenue, pour voter oui, comme on nous l’avait ordonné. Puis, étant entrés à l’auberge des Trois-Pigeons, nous avions bu un bon coup à la santé de l’empereur, à la suite de quoi chacun avait repris le chemin de sa maison, et le lendemain personne n’y pensait plus.

Les gens ne se plaignaient que d’une chose, au Graufthal, à Dôsenheim, à Echbourg, etc., c’est qu’il ne tombait pas d’eau. Mais dans le fond de la vallée, ces temps secs étaient justement les plus beaux et les plus riches ; l’humidité ne manquant jamais, l’herbe poussait à foison, et tous les oiseaux d’Alsace, merles, grives, bouvreuils, ramiers, avec leurs jeunes nichées, s’ébattaient chez nous comme dans une volière.

C’était aussi le meilleur temps qu’on pût souhaiter pour la pêche, car lorsque les eaux sont basses, les truites remontent aux sources vives, sous les roches, où l’on va les prendre à la main.

Tu penses bien que les pêcheurs ne manquaient pas. Marie-Rose n’avait jamais eu plus d’omelettes à faire, ni de fritures. Elle veillait à tout, et répondait en courant aux compliments qu’on lui faisait sur son prochain mariage. Elle était fraîche comme une rose ; rien que de la voir, Jean Merlin avait les yeux humides d’attendrissement.

Qui se serait figuré dans ce temps, que nous allions avoir la guerre avec les Prussiens ? Quel intérêt avions-nous à cela ? D’ailleurs tout le monde ne disait-il pas que le plébiscite avait été voté pour maintenir la paix ! Une idée pareille était donc bien loin de notre esprit, quand, un soir de juillet, le petit juif David, revenant d’acheter un veau à Dôsenheim, me dit en passant :

« Vous savez la grande nouvelle, brigadier ?

— Non. Qu’est-ce que c’est ?

— Eh bien, les gazettes de Paris racontent que l’empereur veut déclarer la guerre au roi de Prusse. »

Je ne pouvais pas le croire ; d’autant moins que le marchand de bois Schatner, revenu quelques jours avant de Sarrebrück, m’avait raconté que là-bas tout le pays fourmillait de troupes, cavalerie, infanterie, artillerie ; que les bourgeois eux-mêmes avaient chacun leur sac, leur fusil, leur équipement complet garni d’étiquettes et de numéros, bien en ordre sur des rayons, dans une grande baraque, et qu’au premier signe du hauptmann, ces gens n’auraient qu’à s’habiller, à recevoir des cartouches et à monter en chemin de fer, pour nous tomber sur le dos en masse. Nous autres, nous n’avions rien du tout, ni dans nos villes, ni dans vos villages, de sorte que le simple bon sens me faisait penser qu’on n’allait pas déclarer la guerre à ces Allemands, avant de nous avoir mis en état de nous défendre.

Je levai donc les épaules, quand le juif vint me rapporter une chose aussi bête, et je lui dis :

« Est-ce que tu prends l’empereur pour un imbécile ? »

Mais lui s’en allait, tirant son veau par la corde, en disant :

« Attendez… attendez, brigadier ; vous verrez… ça ne durera pas longtemps. »

Tout ce qu’il pouvait me dire sur ce chapitre, ou rien du tout, revenait au même ; et Jean Merlin étant venu le soir, comme à l’ordinaire, causer avec nous, je n’eus pas même l’idée de lui en parler.

Malheureusement, huit ou dix jours après, la chose était devenue certaine ; on rappelait tous les congédiés, on disait même que les Bavarois avaient coupé des fils télégraphiques en Alsace, que des troupes innombrables passaient à Saverne, et que d’autres campaient à Niederbronn.

Tout à coup le bruit courut qu’on s’était battu du côté de Wissembourg, et le soir du même jour, des habitants de Neuwiller, se sauvant avec leurs meubles sur des voitures à Lutzelstein, racontèrent à la porte de la maison, sans vouloir entrer, que plusieurs de nos bataillons avaient été massacrés, que le général d’avant-garde était resté sur le terrain, que Wissembourg brûlait et que nos troupes se retiraient du côté de Bitche.

Ces bourgeois étaient comme effarés ; au lieu de continuer leur chemin vers la Petite-Pierre, l’idée leur vint tout à coup que cette place n’était pas assez forte, et malgré le détour de trois lieues qu’ils avaient fait, toute la bande, hommes et femmes, se mit à grimper la côte du Fâlberg, pour se sauver à Strasbourg.

Alors la désolation fut chez nous. Merlin et sa mère vinrent causer de ces mauvaises nouvelles à la maison. La grand’mère gémissait. Moi, je disais qu’il ne fallait pas se désoler, que jamais les Allemands n’oseraient se hasarder dans nos bois ; qu’ils ne connaissaient pas les chemins, et d’autres raisons pareilles, qui ne m’empêchaient pas d’être très-inquiet moi-même, car tout ce que nous avait dit un an avant le capitaine Rondeau me revenait ; les bûcherons qu’il avait fait arrêter à Lutzelbourg défilaient devant mes yeux ; et puis j’étais humilié d’apprendre que des Badois et des Bavarois avaient battu des Français à la première rencontre. Je pensais bien qu’ils s’étaient réunis dix contre un, mais le chagrin n’en était pas moins grand.

Ce fut notre première mauvaise nuit ; je ne pouvais pas dormir, et j’entendais aussi Marie-Rose, dans sa petite chambre à côté, se lever, ouvrir la fenêtre et regarder.

Tout dehors se taisait comme si rien n’était arrivé, pas une brindille ne remuait, tant l’air était calme ; quelques cigales nasillaient même sur la terre encore chaude six heures après le coucher du soleil, et le long de la rivière, des grenouilles faisaient entendre leur chant traînard.

L’agitation intérieure m’empêchait de dormir. Sur les quatre heures, Ragot se mit à japper en bas dans l’allée ; quelqu’un toquait contre la porte. Je m’habillai, et deux minutes après je descendais ouvrir.

Un homme, le fils Klein-Nickel de la Petite-Pierre, m’apportait un ordre de M. l’inspecteur Laroche de venir sans retard.

Marie-Rose était descendue. Je ne pris que le temps de casser une croûte, et puis je partis, mon fusil en bandoulière. À sept heures, j’étais à la porte de M. Laroche, et j’entrais. Monsieur l’inspecteur, assis à son bureau, écrivait :

« Ah ! c’est vous, Frédéric, fit-il en déposant sa plume, asseyez-vous. Nous avons d’assez mauvaises nouvelles ; vous savez que notre petit corps détaché en observation près de Wissembourg, a subi un échec ?

— Oui, monsieur l’inspecteur.

— On s’est laissé surprendre, dit-il ; mais ce n’est rien, ça n’arrivera plus. »

Il paraissait tranquille comme à l’ordinaire, et dit que dans toutes les guerres il y avait des hauts et des bas ; qu’un premier engagement malheureux ne signifiait pas grand’chose, mais qu’il était toujours bon de prendre ses précautions en cas d’événements plus graves, impossibles à prévoir ; qu’il s’agissait donc de prévenir tous les hommes de ma brigade et ceux que nous employions aux travaux des chemins forestiers, d’être prêts à marcher avec leurs pioches, leurs pelles et leurs haches, au premier commandement, parce qu’il serait peut-être nécessaire de faire sauter des roches et de couper les chemins, au moyen de tranchées et d’abatis.

« Vous comprenez, dit-il en me voyant un peu troublé, vous comprenez, père Frédéric, que ce sont de simples mesures de prévoyance, rien n’est menaçant ; le maréchal de Mac-Mahon se concentre près de Haguenau, tout est en mouvement, nous n’avons rien à craindre d’immédiat ; mais le principal, c’est d’être prêt en cas de besoin ; quand tout est prêt, on agit rapidement et sûrement. Je puis recevoir un ordre du général de Failly de couper les routes, et dans un cas pareil, il faut que l’ordre s’exécute en quelques heures.

— Ce ne sera pas long, monsieur l’inspecteur, lui répondis-je, partout des rochers se penchent sur nos chemins ; en tombant ils entraîneront tout au fond des vallées.

— Justement, dit-il. Mais d’abord il faut que notre monde soit prévenu. La poudre de mine ne nous manque pas ; si l’ordre arrive, tous mes collègues ayant pris les mêmes mesures, ce sera l’affaire d’une journée de Bitche à Dabo ; pas un canon, pas un caisson ne passera d’Alsace en Lorraine. »

Voilà ce qu’il me dit, en me reconduisant jusqu’à la porte, et en me donnant une bonne poignée de main.

Comme je m’en allais tout pensif, j’aperçus sur les hauteurs de l’Altenberg, quelques soldats en train de planter une ligne de palissades le long de la côte. Le plus grand trouble régnait au faubourg, les gens couraient d’une maison à l’autre chercher des nouvelles ; deux ou trois compagnies d’infanterie campaient dans un champ de pommes de terre.

Tout ce jour et le lendemain je ne fis que porter les ordres de M. l’inspecteur, de la Frohmühle à Echbourg, d’Echbourg à Hangeviller, au Graufthâl, à Metting, etc., prévenant chacun de ce qu’il aurait à faire, des endroits où l’on se réunirait, des rochers qu’il faudrait attaquer.

Enfin, le second jour je rentrai tellement las à la nuit, qu’il me fut impossible de manger, ni même de m’endormir pendant quelques heures. Pourtant, vers le matin, j’avais fini par tomber dans un profond sommeil, quand Marie-Rose, entrant dans ma chambre, m’éveilla en ouvrant la fenêtre du côté de Dôsenheim.

« Écoute, mon père, dit-elle d’une voix tremblante, écoute ce bruit… Qu’est-ce que c’est ? On n’entend plus que cela dans la vallée !… »

J’écoutai ; c’était un bourdonnement sans fin, qui remplissait la montagne et couvrait de temps en temps le murmure des bois.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce que cela signifiait, et je répondis :

« C’est le bruit du canon !… On se bat à sept ou huit lieues d’ici, du côté de Wcerth ; c’est une grande bataille ! »

Aussitôt Marie-Rose descendit, et m’étant habillé, je la suivis dans la salle en bas, où se trouvait aussi la grand’mère, dont le menton tremblait, et qui me regardait avec des yeux tout ronds.

« Ce n’est rien, leur dis-je, n’ayez pas de crainte ; quoi qu’il arrive, jamais les Allemands ne viendront jusqu’ici, nous avons de trop bons endroits pour défendre nos défilés. »

Mais j’étais bien loin d’avoir confiance moi-même.

Les coups de canon redoublaient quelquefois comme le roulement lointain d’un orage ; puis ils s’affaiblissaient, et l’on n’entendait plus que le bruissement des feuilles, les jappements de Ragot devant la porte, le cri d’un canard dans les saules de la rivière. Ces voix de la solitude, lorsqu’on songeait à ce qui se passait derrière le rideau des forêts, avaient quelque chose d’extraordinaire.

J’aurais voulu courir sur les rochers, voir au moins ce qui se passait de l’autre côté, dans la plaine, mais l’ordre de commencer les abatis pouvait arriver d’une minute à l’autre, j’étais forcé de rester.

Cela dura jusqu’à trois heures de l’après-midi.

Je me promenais, tâchant de faire bonne mine, pour ne pas effrayer les femmes.

Cette journée du 6 août fut bien longue ; même aujourd’hui, que tant d’autres chagrins nous ont accablés, je n’y pense qu’avec un serrement de cœur.

Le plus terrible moment fut encore quand tout à coup ce bruit sourd, que nous entendions depuis le matin, cessa. Nous écoutions à la fenêtre du jardin, mais plus un souffle, plus un soupir, autres que ceux de la vallée, n’arrivaient jusqu’à nous.

Au bout de quelques minutes seulement, je dis :

« C’est fini… la bataille est terminée… À cette heure les uns se sauvent, et les autres poursuivent… Dieu veuille que nous ayons gagné. »

Et jusqu’au soir pas une âme ne parut dans les environs. Après le souper on alla se coucher, dans l’inquiétude.

Le lendemain fut un jour triste ; le ciel s’était couvert, il finit par pleuvoir après deux mois de sécheresse ; la pluie tombait lourde et continue ; les heures se passaient lentement, l’ordre de commencer les abatis n’arrivait pas ; je me disais :

« C’est bon signe !… Tant mieux !… Si nous avions perdu, l’ordre serait arrivé de grand matin. »

Mais nous n’avions aucune nouvelle, et sur les trois heures, n’y tenant plus d’impatience, je dis à Marie-Rose et à la grand’mère :

« Écoutez, cela ne peut plus durer, il faut que j’aille voir à la Petite-Pierre, ce qui se passe. »

Je mis mon caban de toile cirée, et je partis sous la pluie toujours plus forte. Dans nos terrains sablonneux, l’eau coule et ne détrempe pas le sol. J’arrivai vers six heures à la Petite-Pierre, où tout le monde se tenait enfermé dans les maisonnettes. À la pointe du vieux fort, dans les airs, veillait une sentinelle hors de sa guérite.

Quelques instants après, j’entrais dans le bureau de M. l’inspecteur. Il était là seul, se promenant, la tête penchée, l’air soucieux ; et comme je relevais mon capuchon, il me dit en s’arrêtant :

« C’est vous, père Frédéric ! Vous venez chercher des nouvelles et prendre des ordres ?

— Oui, monsieur l’inspecteur.

— Eh bien, les nouvelles sont mauvaises ; la bataille est perdue, nous sommes repoussés de l’Alsace, cent cinquante mille Allemands s’avancent pour entrer en Lorraine. »

Un froid m’avait passé le long du dos, et, comme il se taisait, je murmurai :

« Tout est prêt, monsieur l’inspecteur ; il ne s’agit plus que de distribuer la poudre de mine et de commencer les abatis ; nous sommes tous prêts, nous attendons. »

Alors, souriant avec amertume, sa grosse chevelure brune ébouriffée, il s’écria :

« Oui… oui… nous sommes tous comme cela !… Le moment presse, la retraite continué par Bitche et Saverne, l’ennemi lance ses éclaireurs dans toutes les directions, et l’ordre ne vient pas !…

Je ne répondais rien, et lui, s’asseyant, s’écria :

« Au fait, pourquoi vous cacher la chose ? Le général de Failly m’a fait répondre que les abatis sont inutiles, que nous n’avons rien à faire. »

J’étais enraciné à ma place. Lui, s’était remis à marcher, les mains croisées sous les basques de sa redingote ; et comme il allait, venait, sans ajouter un mot, je lui demandai :

« Et maintenant, que faut-il faire, monsieur l’inspecteur ?

— Rester à son poste, comme de braves gens, dit-il ; je n’ai pas d’autres ordres à vous donner. »

Quelque chose m’étouffait, il le vit et me regardant d’un œil humide, il me tendit la main, en disant :

« Allons, père Frédéric, du courage !… C’est pourtant agréable de pouvoir se dire, la main sur le cœur ; je suis un brave homme !… Voilà, voilà notre récompense, à nous autres. »

Et je répondis tout attendri :

« Oui, monsieur l’inspecteur, oui, c’est tout ce qui nous reste ; celle-là ne nous manquera jamais. »

Il me fit l’honneur de me reconduire jusque dans l’allée, sur la porte de la rue ; et me serrant encore une fois la main, il s’écria :

« Du courage ! »

Alors je repartis, descendant la grande vallée. La pluie couvrait l’étang de la Fromühle, qui frissonnait tout gris entre les saules et les herbages desséchés.

Quant à te raconter les idées qui se suivaient dans ma tête, et combien de fois ma main passa sur ma figure, pour en essuyer les larmes et l’eau qui en découlaient, quant à te raconter cela, Georges, ce n’est pas dans mes moyens, il en faudrait un plus savant que moi ; je ne me sentais plus, je ne me reconnaissais plus, je me répétais dans le trouble :

« Pas d’ordres !… C’est inutile !… Le général dit que c’est inutile de faire des abatis et de défoncer les routes !… Il veut donc que l’ennemi avance, qu’il passe les défilés !… »

Et je marchais.

La nuit était noire lorsque je rentrai à la maison. Marie-Rose m’attendait, assise près de la table ; elle m’observait d’un œil inquiet et semblait me demander : « Qu’est-ce qui se passe ? Quels ordres avons-nous ? »

Mais je ne dis rien, et jetant mon caban tout ruisselant de pluie au dos d’une chaise, secouant ma casquette, je m’écriai :

« Va te coucher» Marie-Rose, nous ne serons pas troublés cette nuit ; va dormir tranquillement : le général de Bitche ne veut pas qu’on se remue. La bataille est perdue, mais nous en aurons une seconde en Alsace, à Saverne, ou plus loin, les chemins doivent rester libres, nous n’avons pas besoin de bouger, les chemins seront bien gardés. »

Je ne sais pas ce qu’elle en pensait ; mais, au bout d’un instant, voyant que je ne m’asseyais pas, elle dit :

« J’ai gardé ta soupe près du feu, elle est encore chaude, si tu veux manger, mon père ?

« Bah ! je n’ai pas faim, lui répondis-je ; allons dormir, il est tard, cela vaudra mieux. »

Je ne pouvais plus me contenir, la colère me gagnait.

J’entrai dans l’allée, je poussai les verrous, et prenant la lampe je montai. Marie-Rose me suivait ; nous entrâmes dans nos chambres.

J’entendis ma fille se coucher ; moi, longtemps encore, le coude sur la table, regardant la petite flamme jaune devant les vitres noires, où s’agitaient les feuilles de lierre sous la pluie, je restai pensif, clignant de l’œil et me disant :

« Frédéric, il y a pourtant des ânes en ce monde, et ceux-là ne sont pas à la queue ; ils marchent en tâte et conduisent les autres ! »

Enfin, comme la nuit s’avançait, vers deux heures, songeant qu’il était inutile de briller de l’huile pour rien, je me déshabillai et je me couchai en souillant la lampe.

Or, dans cette nuit même du sept au huit août, les Allemands ayant poussé des reconnaissances au loin et reconnu que tous les passages étaient libres, s’avançaient en masse et s’emparaient des défilés, non-seulement de la Zinzel, mais encore de la Zorn, investissant ainsi la place de Phalsbourg, dont le bombardement commençait le surlendemain.

Ils passaient aussi en Lorraine par le grand tunnel de Hômartin, pendant que notre armée se retirait à marches forcées sur Nancy et puis sur Châlons.

Ainsi les deux grandes armées allemandes de Wœrth et de Forbach se trouvaient réunies, et nous autres nous étions comme engloutis, éloignés de tout secours et même de toute espérance.

Tu peux facilement te représenter cette immense armée du prince Frédéric : Bavarois, Wurtembergcois, Badois, cavalerie, artillerie, infanterie, qui défile par escadrons et par régiments dans notre vallée solitaire ; ce torrent d’êtres humains qui va, va toujours devant lui, sans interruption durant toute une semaine ; et le canon qui tonne autour de la place, les vieilles roches du Graufthâl qui retentissent d’échos en échos ; puis la fumée de l’incendie qui monte au ciel, en formant une voûte sombre au-dessus de nos vallons !