Le brigadier Frédéric/07

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 83-95).
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VII

Après le grand passage des armées allemandes et le bombardement de la ville, des milliers de landwehr vinrent occuper le pays. Ces gens remplissaient tous les hameaux et les villages : ici une compagnie, là deux, plus loin trois ou quatre, commandées par des officiers prussiens. Ils gardaient les routes et les sentiers, ils faisaient des réquisitions de toute sorte : pain, blé, farine, foin, paille, bétail, tout leur était bon ; ils se plaisaient au coin du feu, parlaient de leurs femmes et de leurs enfants d’un air d’attendrissement, plaignaient le sort de leurs pauvres frères alsaciens et lorrains et soupiraient de nos misères. Mais tout cela ne les empêchait pas de bien manger et de bien boire à nos dépens, et de s’étendre dans le vieux fauteuil du grand-père ou de la grand’mère ! en fumant avec satisfaction les cigares que nous étions forcés de leur fournir ! Oui, les belles paroles ne leur coûtaient pas grand chose. C’est ce que j’ai vu souvent au Graufthâl, à Echbourg, Berlingen, Hangeviller, où le désir d’apprendre des nouvelles me faisait aller de temps en temps, en blouse et le bâton à la main.

Dès les premiers jours de septembre, leur gouverneur-général Bismarck-Bohlen vint s’établir à Haguenau, déclarant que l’Alsace avait toujours été un pays allemand, et que sa majesté le roi de Prusse rentrait en possession de ses biens ; que Strasbourg, Bitche, Phalsbourg, Neuf-Brisach devaient être considérés comme des villes rebelles à l’autorité légitime du roi Guillaume, mais qu’on les mettrait bien vite à la raison, avec les nouveaux obus de cent cinquante kilos.

Voilà, Georges, ce qu’on prêchait ouvertement chez nous, et cela montre que ces Allemands nous prenaient tous pour des bêtes, auxquelles ou pouvait raconter les plus {Corr|manvaises|mauvaises}} plaisanteries du monde, sans crainte de se faire rire au nez.

Notre seule consolation était de vivre au milieu des bois, où ces braves gens n’aimaient pas à se hasarder ; j’en bénissais le ciel tous les soirs. Mais à peine Bismarck-Bohlen fut-il installé, que nous vîmes passer régulièrement matin et soir des gendarmes à cheval dans la vallée, avec leurs casques et leurs grands manteaux, portant les ordres du gouverneur, et des paquets d’affiches que les maires étaient tenus de poser à la porte des mairies et des églises.

Ces affiches promettaient les meilleurs traitements aux fidèles sujets du roi Guillaume, et menaçaient de mort tous ceux qui prêteraient assistance aux Français, qu’elles appelaient « nos ennemis » ! Il était détendu de leur donner du pain et même un verre d’eau dans le malheur, de leur servir de guide, de les cacher dans sa maison ; il fallait les livrer, pour être un honnête homme ; les conseils de guerre devaient seuls vous juger en cas de désobéissance, et la moindre peine pour ces délits était vingt ans de galères et trente-sept mille francs d’amende !

Avec des moyens pareils, Bismarck-Bohlen pouvait se passer de toutes les autres explications dons touchant les races, la patrie allemande et les droits de Sa Majesté.

Représente-toi maintenant notre solitude, la crainte des maraudeurs, qu’on n’aurait pas osé repousser, parce qu’ils se seraient présentés au nom du roi. Heureusement cette espèce de gens n’avait pas grand courage ; le bruit courait que des francs-tireurs et même des soldats échappés de Wœrth rôdaient aux environs ; cela nous préservait des visites de la bonne race, qui nous voulait tant de bien.

On disait aussi que les employés de la partie forestière seraient conservés, qu’on augmenterait même les appointements des anciens gardes et que plusieurs obtiendraient de l’avancement.

Tu comprends mon indignation, lorsque j’entendais répéter de semblables paroles ; je n’avais pas oublié les recommandations de notre brave inspecteur ; je les rappelais à tous mes hommes chaque fois que l’occasion s’en présentait :

« Il faut rester à notre poste !… La fortune ne sera peut-être pas toujours contre nous… Que chacun remplisse son devoir jusqu’à la fin… Je n’ai pas d’autre ordre à vous donner. »

Cet ordre, il l’observait lui-même, restant à la Petite-Pierre, et continuant de remplir ses fonctions.

Strasbourg se défendait ; on se battait autour de Metz. De temps en temps, j’envoyais Merlin prendre les avis des supérieurs, et toujours la réponse était : « Rien n’est désespéré… Nous pouvons avoir à rendre des services d’un moment à l’autre… Que tout le monde reste ! »

Nous attendions donc ; et l’automne, toujours si beau dans nos montagnes, avec ses feuilles couleur de rouille, ses grandes futaies silencieuses, où plus un oiseau ne chante, ses prairies nouvellement fauchées, unies comme un tapis à perte de vue, la rivière couverte de glaïeuls et de feuilles mortes, ce grand spectacle, si calme dans tous les temps, avait encore plus de grandeur et de tristesse, au milieu des événements terribles que nous traversions.

Combien de fois alors, écoutant le murmure sans fin des forêts, où passaient les premiers frissons de l’hiver, combien de fois je me suis dit :

« Pendant que tu regardes, Frédéric, ces vieux bois où tout dort, que se passe-t-il là-bas, en Champagne ? Que sont devenues ces armées nombreuses, cette cavalerie, cette infanterie, ces canons, tous ces milliers d’êtres acharnés à leur perte, pour la gloire et l’intérêt de quelques-uns ? Les verrons-nous repasser en déroute ? Resteront-ils couchés dans les brouillards de la Meuse, ou reviendront-ils nous poser le talon sur la nuque ? »

Je me représentais de grandes batailles.

La grand’mère aussi, tout inquiète, assise près de la fenêtre, disait :

« Écoutez, Frédéric, n’entendez-vous rien ? »

Et je prêtais l’oreille ; ce n’était que le vent dans les feuilles desséchées.

Quelquefois, mais rarement, la ville semblait se réveiller ; quelques coups de canon tonnaient dans les échos de Quatre-Vents à Mittelbronn, et puis tout se taisait de nouveau. L’idée de Metz nous soutenait ; c’est de là surtout que nous espérions voir arriver du secours.

Mais il faut que je te raconte maintenant une chose qui nous surprit beaucoup, que nous ne pouvions comprendre, et qui malheureusement a fini par devenir trop claire pour nous, comme pour beaucoup d’autres.

Environ quinze jours après l’établissement de Bismarck-Bohlen à Haguenau, un matin, nous vîmes arriver du fond de la vallée, une voiture semblable à celles de ces Allemands qui partaient pour l’Amérique, avant l’invention des chemins de fer, une longue voiture chargée de mille vieilleries : paillasses, dévidoirs, bois de lit, casseroles, lanternes, que sais-je ? avec le chien crotté, la femme mal peignée, la nichée d’enfants morveux et le monsieur conduisant lui-même sa haridelle par la bride.

Nous regardions tout étonnés, pensant :

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que ces gens viennent faire chez nous ? »

Sous la bâche, près du timon, la femme déjà vieille, jaune et ridée, le bonnet de travers, épluchait la tignasse de ses enfants, qui fourmillaient dans la paille, des garçons et des filles, tous blond-filasse, joufflus et ventrus comme des mangeurs de pommes de terre.

« Wilhelm, veux-tu rester tranquille, disait-elle. Attends, que je regarde bien ! attends, je vois quelque chose ; c’est bon, je le tiens… tu peux te rouler maintenant ! Wîlhelmine, mets ta tête sur mes genoux… à chacun son tour… tu regarderas les sapins plus tard, »

Et le père, un gros homme en capote vert-bouteille qui faisait mille plis dans le dos, les joues pendantes, le petit nez garni de lunettes, les pantalons dans les bottes, et sa grande pipe de porcelaine à la bouche, tirait la pauvre rosse par la bride, en disant à sa femme :

« Herminia, regarde ces forêts, ces prairies, cette riche Alsace… Nous sommes dans le paradis terrestre. »

C’était un spectacle dans le genre des Zigeiners ; et Merlin étant venu nous voir ce jour-là, nous ne parlâmes que de cela durant la soirée.

Mais nous devions en voir bien d’autres, car le passage de ces étrangers, en vieux cabriolets, paniers à salade, chars à bancs, voitures à deux ou quatre roues réquisitionnées en route, allait continuer longtemps. Depuis celle-ci, dont le souvenir m’est resté, cela ne finit plus ; il en passait journellement trois, quatre, cinq, encombrées d’enfants, de vieillards, de jeunes femmes et de jeunes filles fagotées d’une façon singulière, avec des robes qu’il me semblait avoir vues quinze ou vingt ans avant aux dames de Saverne, et de grands chapeaux garnis de roses en papier, sur leurs cheveux jaunes, nattés comme les queues de nos grands pères.

Et ces gens parlaient toute espèce d’allemand difficile à comprendre. Ils avaient aussi des figures de toute sorte, les unes grosses et bouffies, la barbe vénérable ; d’autres en lame de rasoir, la vieille polonaise boutonnée jusqu’au menton, pour cacher la chemise ; des êtres aux yeux gris-clair, les favoris roux, durs et hérissés ; d’autres petits, ronds, vifs, allant, courant, se démenant ; mais tous, à la vue de notre belle vallée, poussaient des cris d’admiration et levaient les mains, hommes, femmes, enfants, comme on raconte des Juifs à leur entrée dans la terre promise.

Ainsi venaient ces gens de toutes les parties de l’Allemagne ; ils avaient pris les chemins de fer jusqu’à la frontière ; mais toutes nos lignes étant alors occupées par leurs troupes, leurs convois de vivres et de munitions, à partir de Wissembourg ou de Soultz, ils étaient forcés de se faire trimbaler en charrette, à la mode d’Alsace.

Tantôt les uns, tantôt les autres nous demandaient la route pour Saverne, Metting, Lutzelstein ; ils descendaient à la source en bas du pont et s’abreuvaient dans une de leurs écuelles ou dans le creux de la main.

Tous les jours ces passages recommençaient. Je me creusais la cervelle pour savoir ce que ces étrangers venaient faire chez nous dans un moment si difficile, où les vivres étaient si rares, où l’on ne savait ce qu’on mangerait le lendemain. Ils n’en soufflaient pas un mot et poursuivaient leur voyage, sous la protection des landwehr qui remplissaient le pays. Nous avons même su par la suite qu’ils participaient aux réquisitions, ce qui leur permettait de faire des économies et de se remonter l’estomac pendant la route.

Or, Georges, tous ces bohémiens d’une nouvelle espèce, dont l’air misérable nous faisait pitié, même au milieu de nos chagrins, étaient les fonctionnaires que l’Allemagne envoyait pour nous administrer et nous gouverner : percepteurs, contrôleurs, greffiers, maîtres d’école, gardes forestiers, qu’est-ce que je sais, moi ? Des gens qui dès le mois de septembre et d’octobre, bien avant le traité de paix, arrivaient tranquillement occuper la place des nôtres, en leur disant sans cérémonie :

« Ôte-toi de là, que je m’y mette ! »

On aurait dit que c’était entendu d’avance, car il en arriva même avant la reddition de Strasbourg. Combien de paniers percés, de sacs à bière, de buveurs de schnaps[1], tirant le diable par la queue depuis des années et des années dans toutes les petites villes de la Poméranie, du Brandebourg et de plus loin, qui ne seraient jamais rien devenus chez eux et ne savaient plus à qui demander du crédit, combien de ces gens-là sont tombés alors sur la « riche Alsace, » ce paradis terrestre promis aux Allemands par leurs rois, leurs professeurs, et leurs maîtres d’école !

Au temps dont je te parle, ils étaient encore modestes, malgré les victoires singulières de leurs armées : ils n’étaient pas encore sûrs de conserver cette chance extraordinaire jusqu’à la fin ; en comparant leurs vieux habits râpés et leur air minable, à l’aisance des moindres fonctionnaires de l’Alsace et de la Lorraine, ils se disaient sans doute intérieurement :

« Ça n’est pas possible que le seigneur Dieu ait choisi des gaillards de notre espace, pour remplir d’aussi bonnes places. Quel mérite extraordinaire avons-nous donc, pour jouer le premier rôle dans un pays pareil, que les Français ont cultivé, planté, enrichi d’usines, de fabriques, d’exploitations de toute sorte… Pourvu qu’ils ne viennent pas le reprendre et nous forcer de retourner à notre schnaps ! »

Oui, Georges, avec un peu de bon sens et de justice, ces intrus devaient se tenir ce raisonnement ; une sorte d’inquiétude se reconnaissait dans leurs yeux et dans leur sourire. Mais une fois Strasbourg rendu, Metz livré, eux commodément installés dans les grandes et belles maisons qu’ils n’avaient pas bâties, couchés dans les bons lits des préfets, des sous-préfets, des juges et d’autres personnages, dont ils ne s’étaient jamais fait même une idée ; après avoir levé les impôts sur les bonnes terres qu’ils n’avaient pas ensemencées, et mis la main sur les registres de toutes les administrations qu’ils n’avaient pas établies, voyant l’argent, le bon argent de « la riche Alsace » entrer dans leurs caisses, alors, Georges, ils se crurent réellement présidents de quelque chose, inspecteurs, receveurs, contrôleurs, et l’orgueil allemand, qu’ils savent si bien cacher sous la bassesse, quand ils ne sont pas les plus forts, cet orgueil brutal gonfla leurs joues.

Il leur resta toujours, du temps que j’étais encore là-bas, un vieux souvenir de la Loumpê-Strasse, qu’ils avaient habitée jusqu’alors. Ce souvenir les rendait très-économes ; ils buvaient une chope à deux et chacun payait sa part ; ils disputaient sur des liards avec le cordonnier et le tailleur ; ils trouvaient à redire sur toutes les notes, criant qu’on voulait les écorcher ; le dernier savetier chez nous aurait eu honte de montrer la ladrerie de ces nouveaux fonctionnaires, qui nous promettaient tant de bien au nom de la patrie allemande, en nous montrant tant d’avarice et même de crasse abominable. Cela dénotait à quelle race nous avions affaire.

  1. Eau-de-vie.