Le cœur de Perrine/07

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Revue L’Oiseau bleu (5p. 88-109).

VII. — LE MARIAGE DE PERRINE


La journée du mariage s’annonça radieuse. Perrine le constata en se glissant, dès l’aube, près de la fenêtre, où quelques semaines auparavant, elle avait décidé de se rendre aux vœux des siens et d’épouser André de Senancourt. L’heure sonnait. Elle remplirait bientôt sa promesse. Dans quelques minutes, Madame de Repentigny frapperait à sa porte et lui offrirait maternellement son aide. Il faudrait se hâter. La bénédiction nuptiale avait lieu de bonne heure. Perrine, pensivement, se pencha de nouveau sur les vêtements élégants qu’elle allait revêtir. Tout était blanc, léger, discret. Elle toucha avec un certain respect son voile, bordé d’une dentelle d’Alençon, cadeau de Madame de la Peltrie, puis la couronne de fleurs d’oranger que lui avait offerte Charlot, avec émotion, en lui rappelant que Lise la portait le jour de son mariage. Puis, il y avait le beau missel d’ivoire que Madame de Repentigny avait placé entre les mains de la jeune fille la veille au soir, en disant : « En souvenir de ma mère, qui eût tant aimé voir l’avenir de sa Perrine confié à la protection d’un noble cœur comme celui du capitaine de Senancourt. » L’instant avait été émouvant. Le souvenir de l’aïeule tant aimée sembla aussitôt transfigurer les traits de Perrine ; puis, ses yeux se voilèrent, et elle retint mal un sanglot. Mais Charlot, qui entrait à ce moment en compagnie d’André, courut vers sa sœur, passa tendrement son bras autour de la taille de la jeune fille, en murmurant : « Allons, allons, belle épousée de demain, souriez, sans quoi je me ferai de sanglants reproches, étant un peu la cause de cette union, qui me rend si heureux, moi… André paraît soucieux, lui aussi, depuis quelques heures… »

— Que dis-tu là, mon frère ? fit Perrine, s’énervant aussitôt, et entraînant Charlot vers un sofa voisin.

— Rien de bien anormal, ma sœur, après tout. Mon cher beau-frère est volontiers sombre ou silencieux, tu le sais bien. Quoique, franchement depuis son retour de France, il semblât un tout autre homme, badin, galant, rieur. Bah ! feinte habile que tout cela, sans doute…

— Tu crois. Charlot, murmura Perrine, qui écoutait bavarder son frère, les yeux au loin, mais pourquoi aurait-il joué cette… comédie ?

— Mais pour ravir tes beaux yeux, ma sœur. Une femme sérieuse a un cœur à donner comme les autres. Il faut le conquérir, en essayant tous les moyens. Seulement…

— Seulement, mon frère ?

— Eh bien, il s’est trompé d’adresse. Nous nous ressemblons en cela, les gens nous plaisent ou nous déplaisent, tels qu’ils sont, quoi qu’ils disent, ou fassent, pour nous donner le change. N’est-ce pas, ma sœur, ce que je dis là, c’est bien le fond de notre nature à tous deux ?

— Peut-être suis-je un peu plus compliquée que tu le crois, Charlot, avait répondu non sans tristesse la jeune fille. Mais qu’importe ! J’épouse sans chagrin, comme sans grande joie le capitaine de Senancourt. Seulement, je t’assure que mon estime et ma confiance augmentent de jour en jour envers lui. Il nous est si dévoué, à l’un comme à l’autre.

— Perrine, dit soudain Charlot, la voix mal assurée, je n’aime pas à t’entendre parler ainsi… De l’estime, de la confiance… c’est bien sans doute… mais si tu allais être malheureuse, car je t’assure qu’il faut tout de même éprouver un peu d’amour, pour se lier ainsi à quelqu’un et pour la vie ! Penses-y bien, ma sœur ? Penses-y encore.

— Je ne pense plus, mon frère. Ma décision est prise irrévocablement… Et je ne serai pas malheureuse étant en face de très beaux devoirs. J’adore tes petits, tu seras là, et mon mari n’aura qu’à se montrer bon.

— Pauvre petite ! soupira Charlot. Si brave et si ignorante des réalités de la vie ! Enfin !

— Charlot, tu me reprochais tout à l’heure ma mélancolie ! Voilà que tu glisses vers cette disposition. Crois-moi, la mélancolie ne te va pas du tout.

Sur ces paroles, Perrine avait vu s’approcher d’elle, à son tour, le capitaine de Senancourt. Pour secouer l’inquiétude de son frère, la jeune fille se montra plus gaie qu’à l’ordinaire. Elle fit à son fiancé une place près d’elle, elle lui sourit avec affection. La figure du jeune homme s’éclaira. Il se prit à causer avec une animation qu’on ne lui avait pas vue depuis longtemps. Quelle puissance les yeux bleus de Perrine avaient sur le jeune mari de demain !

Ce souvenir remontait à l’esprit de la jeune fille tandis qu’elle glissait sans bruit à travers la chambre, regardant avec émotion tous les objets familiers qu’elle ne reverrait bientôt plus. Car dès le lendemain de ses noces, elle se mettrait en route pour Ville-Marie. Ainsi en avait décidé Charlot, qui cachait mal son impatience de se trouver de nouveau chez lui. L’occasion était propice d’ailleurs pour retourner à Montréal. Le Père Le Moyne, jésuite, des colons, plusieurs canots sauvages s’y rendaient. De la sorte, une solide escorte protégerait sa sœur, ses petits et la vieille Normande. Le capitaine de Senancourt avait acquiescé de la tête à ces projets, tout en se tournant soudain vers Perrine, avec ces mots : « Ma fiancée a voix au chapitre, Charlot. Demande son avis, je te prie ». — « Oh ! Perrine ne se mettra jamais en travers de nos projets, voyons. C’est une femme trop sensée » — « Une femme sensée sait vouloir ou ne pas vouloir, tout de même. Je me trompe, Perrine ? » avait demandé André, en insistant de la voix. — « En ceci, André, je n’ai certes pas à me montrer récalcitrante… Faites à votre guise, allez, reprenait Perrine, haussant en souriant les épaules. » Tout de même, la jeune fille s’était sentie heureuse de la déférence d’André, ce soir-là.

On frappa à la porte. La tête fine et rieuse de Mme Godefroy parut dans l’embrasure.

— Réveillée, la belle enfant ? demanda la jeune femme, les yeux vers le lit. Puis, le trouvant vide, elle regarda avec surprise, ici et là, et aperçut Perrine, debout près d’une petite table, roulant machinalement entre ses doigts sa couronne de fleurs d’oranger.

— Bien, par exemple. Te voilà déjà à l’œuvre. Que fais-tu là, les yeux à cent lieues d’ici ?… Et si peu vêtue. Cette robe de maison en mousseline est ridicule… Eh ! tu as les mains glacées… Attends un peu. Je reviens avec un cordial… Tiens, voici maman… Mère, grondez notre mariée… elle s’est levée trop tôt… Je cours chercher un peu de vin et des biscuits pour nous trois…

Bientôt, la mariée, élégante, gracieuse, quoique pâle, bien pâle, franchissait le seuil de la maison des Repentigny, au bras de son frère, en brillante tenue d’officier. Pierre et la petite Perrine suivaient les mains chargées de fleurs. Madame de Repentigny, les Godefroy et combien d’autres amis s’avançaient en causant et en riant doucement. Cortège à la fois distingué et très simple d’allure.

Le Père Jérôme Lalemant avait tenu à donner la bénédiction nuptiale et à adresser aux jeunes époux les paroles émues et encourageantes. Il s’étonna un moment de voir une mariée si pâle, et un marié un peu sombre et lointain. Mais en ces occasions solennelles, où tous les yeux sont sur soi, est-il si extraordinaire que l’on se sente frémissant et un peu différent de soi-même ? À la sacristie, d’ailleurs, où le Père causa un moment avec Perrine, il remarqua la sérénité du regard de la jeune fille, quoique les lèvres tremblassent un peu.


Ma bien-aimée, n’avons-nous pas quelques mots à échanger ?

Un court moment, vers la fin de l’après-midi, Perrine et André se trouvèrent seuls dans une des allées du jardin, toute jonchée des feuilles multicolores d’automne. La jeune femme s’était enveloppée d’une mante de laine blanche, une dentelle épaisse, toute blanche aussi, enveloppait ses cheveux d’or. Un peu d’embarras parut sur la physionomie de Perrine en voyant fuir les invités et elle voulut retourner vers la maison. André de Senancourt prévint son geste. Il l’attira près de lui.

— Ma bien-aimée, dit-il, n’avons-nous pas quelques mots à échanger sans aucun témoin, sous ce beau ciel d’automne, qui nous a si bien fêtés depuis le matin ?

— Je vous écoute, André, fit Perrine. Mais hélas ! le jeune officier vit tout à coup quelle contrainte la jeune femme exerçait sur elle-même ; malgré toute sa bonne volonté, elle s’éloignait imperceptiblement de lui. Il en fut attristé, mais son cœur comprit, car il aimait sincèrement cette blonde enfant farouche, qui ne connaissait guère le monde, la vie, et surtout de quel amour profond, fort, endurant pouvait être capable un cœur d’homme honnête et droit. Il dit, en marchant un peu loin d’elle, et le son de sa voix était tendre, plein de compassion, pour cette involontaire détresse féminine…

— Perrine, je suis heureux, oh ! combien heureux de vous avoir promis, ce matin, à la face du ciel et de la terre, amour, aide, protection… et cela jusqu’à la mort. De loin, de près, je suis à vous, entièrement à vous… Votre sourire, je le voudrais constant sur vos lèvres… Votre volonté, je la respecterai, même… si je dois en souffrir, car je vous désire heureuse… ou du moins jamais malheureuse… Vous êtes mienne, je dois vous garder contre tout danger, toute peine, toute contrariété… Et cela me sera facile, car je vous aime avec une telle plénitude, ô Perrine… ma femme chérie.

Et se baissant, André prit la main de la blanche mariée et la baisa.

Un cri de détresse suivi de plusieurs autres exclamations se firent entendre à ce moment, non loin, tout au fond du jardin.

Effrayée, Perrine saisit le bras d’André.

— Oh ! qu’y a-t-il, André ? Il me semble avoir reconnu la voix de notre bonne Normande.

— Prenez place sur ce banc, Perrine. Je cours voir.

— Non, non, je vous accompagne. Je vous suivrai plus lentement. Ne craignez rien. Je n’ai pas peur. N’êtes-vous pas là pour nous protéger ?

Pistolet au poing, André de Senancourt courut vers le fond du jardin. Les enfants, Pierre et Perrine parurent soudain tout en pleurs.

Pierre voyant son oncle, cria : « Vite, vite, oncle, Manette, la bonne Manette est tombée… elle a voulu remuer sa jambe… elle a encore crié… Elle ne remue plus… maintenant… Elle dort, toute, toute blanche.

Écartant avec précaution la haie du jardin, André aperçut, en effet, la Normande auprès d’un arbre énorme, à la lisière de la forêt. Elle était complètement évanouie. Sortant de sa poche une petite gourde d’urgence, il l’approcha des lèvres de la blessée. Elle ouvrit tout à coup les yeux, de grands yeux hagards, douloureux, étonnés.

— Ne parlez pas, Manette, attendez dit le capitaine. Avalez un peu de ce cordial… Bien… approchez-vous, Perrine. Cela va mieux.

— Ma pauvre vieille Manette, dit la jeune femme, en venant s’agenouiller près d’elle. Qu’est-il donc arrivé ?… André, ajoutait-elle, voyez, on vient de la maison. Laissez-nous. Faites venir le médecin. Non, non, Manette, ne protestez pas… Il le faut.

— Madame Perrine, dit enfin la Normande d’une voix tremblante, je crois que ma jambe est brisée. Je suis tombée tout à l’heure très lourdement. Et depuis ce moment… rien ne va plus… Oh ! comme j’ai mal… Oh ! qu’est cela ?… Je ne vous vois plus. Madame, au secours !…

Et la Normande s’évanouit de nouveau. Faiblesse de courte durée toutefois ; puis, le secours venait. Madame de Repentigny apparut avec des serviettes, un petit récipient d’eau froide ; Madame Godefroy suivait sa mère portant un cordial fort énergique. Deux serviteurs de la maison, dont un Huron, accouraient aussi avec une civière improvisée. Il fallait transporter tout de suite la malade à sa chambre. Le médecin examinerait sans doute mieux ainsi le membre fracturé, gravement, cela semblait certain. Le médecin parut une demi-heure plus tard. Il ne garda auprès de lui que Madame de Repentigny et Perrine. Le praticien avait tenté d’éloigner cette dernière, avec une aimable brusquerie. « Une mariée garde-malade, avait-il prononcé, qui a déjà vu une pareille inconvenance ? Allez, allez, belle madame ».

Mais devant la détresse de la Normande, dont les doigts crispés retenaient la robe de la jeune femme, le médecin haussa les épaules. « Enfin, avait-il murmuré, faites …ce que vous voudrez, c’est d’une telle urgence que ce membre soit remis en place ; et, puisque ma patiente ne peut se passer de vous, tant pis pour le marié… Allons, ma bonne dame, courage… Je remets tout en place. Fermez les yeux ! Ce ne sera pas long ».

Une fois l’opération terminée et la malade réconfortée au point de vouloir s’assoupir, le médecin fit signe à Mme de Repentigny et à Perrine de le suivre au fond de la vaste pièce. Charlot entra à ce moment et se joignit à eux.

— André sera ici à l’instant, docteur, annonça Charlot. Nos invités nous quittent. Un accident aussi pénible les force à s’éloigner, ne fût-ce que par discrétion. Puis, l’on sait que nous partons demain, de très bonne heure…

— Partir ? Demain ? Par exemple, s’exclama le docteur, ma patiente ne sera pas en état de faire le voyage avant deux mois au moins, vu son âge.

— Charlot, c’est à Mme de Repentigny qu’il faut songer. Nous serons bien embarrassants, avec des malades, et durant deux mois encore, ajouta Perrine.

— Non, non, mes enfants, et vous le savez fort bien. Seulement, Perrine, tu m’étonnes. Tu ne songes pas à laisser Charlot partir seul. Et André, ton mari ?

— Le voici, dit avec satisfaction Charlot. J’espère que sa décision comptera auprès de ma sœur.

— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci en s’approchant et en regardant avec surprise Perrine, toute rouge de confusion, et les yeux baissés.

— André, dit Charlot, vois et entends ce que ma sœur médite. Cela stupéfait notre bon médecin, qui en a vu de toutes les couleurs pourtant, dans la vie. Cela prend par surprise Madame de Repentigny également. Et moi, donc !

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? reprit avec un peu d’impatience le capitaine de Senancourt. Parlez, Perrine.

— André, répondit celle-ci, les yeux suppliants, la voix douce, notre dévouée et vieille Manette ne peut partir en voyage demain. Le médecin le défend. Montréal ne la reverra que… dans deux mois ou au printemps. Elle voulait cette promesse de ma part tout à l’heure : que je ne la quitte pas avec la petite favorite, Perrine, du moins dans les premiers temps.

— Et vous avez promis ? demanda d’une voix étrange le capitaine de Senancourt.

— Non. Mais j’ai consenti à plaider cette cause auprès de vous. Puis, vous pouvez demeurer aussi.

— Vous savez bien que Charlot ne peut s’éloigner seul, dans son état de santé. Vous savez aussi qu’il amènera son fils Pierre, coûte que coûte. Alors ?

La voix du Capitaine devenait brève. Il regardait attentivement cette jeune femme, si belle, si froide, si douce aussi, tout de même. Ses mains tremblaient en s’appuyant sur le rebord de la table. Le médecin, Mme de Repentigny, Charlot laissèrent par discrétion les jeunes époux continuer cette conversation au ton si complètement inattendu, un soir de noces.

— Je ferai ce que vous voudrez, André.

— Nous pourrons fort bien confier Manette aux soins de cette jeune Huronne qui joue volontiers avec les enfants, et dont le père se mettrait dans le feu pour obéir à un vœu, même déraisonnable, de Charlot.

— C’est entendu, André.

Un soupir involontaire s’échappa des lèvres de la jeune femme. Elle s’habituait mal à ce ton bref, un peu dur. Ce qu’elle ne vit pas, car ses yeux étaient bas, c’est le regard douloureux, soudain, que le Capitaine de Senancourt posa sur elle. Mais il eut la durée d’un éclair, car le médecin se rapprochait.

— Je reviendrai dans deux heures, pour bien préparer la nuit, fit l’homme de l’art, en s’inclinant devant eux.

— Docteur, dit soudain André de Senancourt, alors que Mme de Repentigny et Charlot revenaient aussi près d’eux, docteur, vous pourrez nous dire sans doute, dans quelques heures, si vraiment la malade peut se passer des soins et de la sollicitude journalière de ma femme. Que vous décidiez d’une manière ou d’une autre, c’est vous qui prononcerez en dernier ressort, et… nous vous obéirons, n’est-ce pas, Perrine ?

Et André, prenant la main de sa femme, la baisa. Perrine tressaillit. Elle ne comprenait pas cette saute d’humeur. Au fond, la sévérité des paroles qu’André avait d’abord prononcées trahissait une certaine déception, un peu de chagrin même, et Perrine l’avait bien compris. Si elle en avait été peinée, elle n’en avait pas été froissée. Mais cette indifférence aimable, quel contraste elle apportait ! Elle ne comprenait plus très bien.

La soirée se passa agréablement, malgré ces incidents, malgré surtout la note grave que le malheur survenu à la Normande jetait sur les propos.

Charlot voulut prendre congé le premier. Les préparatifs pour le départ du lendemain n’étaient pas terminés. Il remonta à sa chambre en compagnie de son fidèle Huron. Madame Godefroy, vers neuf heures, se leva à son tour.

Elle allait partir, lorsque Charlot reparut précipitamment au salon.

— Perrine, fit-il, les yeux anxieux et en posant une main fébrile sur celle de sa sœur, je ne sais ce qui prend à ma petite Perrine. Elle geint et pleure sans arrêt, puis soudain, elle se lève toute droite dans son lit et t’appelle les yeux pleins d’effroi.

— Je monte chez toi tout de suite, mon frère.

— Ne vous inquiétez pas ainsi, Charlot, prononça la voix encourageante de Madame de Repentigny. L’accident arrivé à la bonne Manette a sans doute trop impressionné ce bébé. Demain, il n’y paraîtra plus.

Mais lorsque le médecin revint, il dut entrer dans la chambre des enfants. Il se rendit compte de l’état de nervosité de la petite fille qui ne voulait pas dormir, et s’accrochait désespéramment au cou de sa tante Perrine. « Je ne veux pas que tu me quittes, répétait l’enfant, non, non, j’ai peur… Manette est malade… je suis toute, toute seule… » Charlot se promenait avec agitation à travers la pièce.

— Dans quel embarras je me trouve, docteur ? Il faut, vous entendez, il faut que je parte demain… D’un autre côté, laisser ces deux malades… Perrine, si elle nous suit, en mourra d’inquiétude ; moi aussi. Que faire ? Que faire ?

— Où est le mari de cette jeune femme ? Il faut qu’il se rende compte avec nous de la situation.

— Je cours le chercher, dit Charlot.

Quelques minutes plus tard, André entrait avec Charlot.

— Vous avez un autre malade, docteur ? Cette petite Perrine n’est pas atteinte gravement, j’espère ?

— Elle a beaucoup de fièvre pour l’instant, mais sa maladie ne m’inquiète pas. Votre vieille Normande est fort souffrante également, mais rien n’est grave ; là aussi c’est affaire de temps. Voilà tout. Seulement, mon beau capitaine, puisque vous m’abandonnez la décision relativement à votre femme qui devrait ou non rester ici en qualité de garde-malade, je crains que… hum ! je dois… vous demander un sacrifice. Sa présence, pour quelque temps, est indispensable, surtout au chevet de cette petite. Si elle la quittait, demain, je ne réponds plus des conséquences.

— Quelle cruelle situation pour nous tous ! murmura Charlot. Je me faisais trop de joie, sans doute, à la pensée que nous nous en allions tous vivre en belle famille dans notre maison de Ville-Marie… André, qu’allons-nous décider ?

— Mais ce que veut le médecin, mon ami. Ma femme demeurera ici auprès des deux malades pour tout le temps que le médecin jugera bon. Nous partirons, nous, demain, tel que convenu.

— Petit Pierre nous suivra, je l’exige, déclara Charlot. Sais-tu Perrine, ajouta-t-il en se tournant vers sa sœur, mon ami et serviteur le Huron me suit à Montréal. Il est veuf, n’a qu’une fille, qu’il m’offre pour les travaux de la maison et le soin des enfants. Elle les aime avec passion déjà. Tu ne seras pas inquiète ainsi, n’est-ce pas, pour mon Pierrot ?

— Ton ami le Huron demeurera-t-il, lui aussi, sous ton toit ? demanda Perrine, avec une vivacité peu ordinaire chez elle. André la regarda avec surprise. Que lui était cette Huronne après tout.

— Certes, oui, répondit Charlot.

— Bien, Charlot. Cela me va, tout comme à André. Je verrai tout de même cette Huronne avant le départ. Vous m’approuvez, André ? Quelques recommandations sont nécessaires. »

Celui-ci s’inclina sans répondre.

La nuit fut dure pour Perrine que les deux malades appelaient tour à tour avec des mots navrants. Vers quatre heures, un peu d’accalmie se fit sentir. Charlot obligea sa sœur à prendre un peu de repos sur un divan, au fond de la pièce. Il promit de la réveiller à la moindre alerte. Jusqu’à sept heures, la jeune femme put reposer. Elle se leva alors, s’approcha sur le bout des pieds et vit que Charlot s’était endormi, agenouillé près du lit, et tenant dans sa main la petite main pâle et moite de sa fille. Celle-ci reposait toujours, malgré quelques soubresauts nerveux en son sommeil.

Perrine s’éloigna sans bruit et prit place dans un fauteuil tout près du divan. Elle appuya au dossier sa tête pâle, si lasse et ferma les yeux. Elle se perdit bientôt dans le songe triste de sa jeune vie. Demeura-t-elle ainsi quelques minutes, ou une heure ? Elle n’aurait su le dire, quand soudain, elle se redressa. On venait de prendre tendrement sa main, tandis qu’une autre soulevait une lourde tresse qui couvrait en partie son front.

— André ! s’exclama-t-elle en ouvrant bien grand les yeux. Oh ! il est tard, sans doute.

— Chut ! fit celui-ci en désignant les dormeurs. Suivez-moi près de la fenêtre, là-bas. Nos voix n’atteindront pas la malade. J’ai à vous parler, Perrine. Hélas ! nous allons bientôt nous séparer… Cela vous est indifférent, mais moi, j’en ai le cœur navré, je vous assure.

— Je ne suis pas indifférente, comme vous le croyez, André. Vous me faites tort. Puis, ne pouvez-vous demeurer aussi ? murmurait Perrine.

— C’est impossible. Charlot, toutefois, parle comme vous… Mais je sais à n’en pouvoir douter que si je ne demeure pas près de cet autre malade qu’est votre frère, rudement atteint, vous le savez, une catastrophe peut en résulter. La prudence de Charlot est de plus en plus inexistante, mon amie. J’en connais quelque chose, depuis la dernière expédition de chasse que nous avons faite ensemble dans la forêt. Mais… voici un siège. Asseyez-vous, Perrine. Je préfère rester debout. Et, maintenant, écoutez-moi bien. Je consens à la séparation, qui me fait du mal, beaucoup de mal, mais à la condition que nous échangerons des lettres de temps à autre. Dès qu’un sauvage d’ici se mettra en route, par eau, ou bientôt par terre, pour Ville-Marie ou les Trois-Rivières, voyez-le et remettez-lui une lettre pour moi, une lettre longue, très longue, votre journal d’ici. Je ferai de même à Ville-Marie. Oh ! je vous impose une corvée, je le devine, mais je l’impose quand même. Quant à moi, je serai très heureux de vous faire cette cour lointaine, où vous apprendrez quel profond sentiment je vous porte… Allons, promettez-moi d’agir tel que je vous le demande ?

— Je promets, André. Et très volontiers.

— Adieu donc… d’ici longtemps… ma bien-aimée ! Quelle cruelle existence que la mienne ! Le bonheur m’est toujours de quelque façon inaccessible… Je me sens, avec une constance impitoyable, à la fois comblé, puis dépouillé. J’aime, on ne m’aime pas… Je me marie… selon mon cœur et… La voix du jeune homme devint rauque. Il se rapprocha de la fenêtre et tourna un moment le dos à Perrine.

— André, murmura la jeune femme, en se glissant près de lui et en prenant avec un geste timide la main de son mari. André, fuyez ces réflexions… trop tristes !

— Et vous, de grâce, Perrine, reprit avec agitation le jeune homme, n’ayez pas de ces mouvements de pitié… Ils me brûlent ! Et le


André se rappocha de la fenêtre…

jeune mari repoussa, avec une sorte de violence,

la petite main compatissante.

Contrit aussitôt, il reprit, en se penchant sur la jeune femme, et en baisant avec émotion l’alliance d’or qui brillait à l’un des doigts effilés :

— Ô le cher signe de servitude ! prononça-t-il, à voix basse, pardonnez-moi, Perrine, de vous l’avoir imposé.

— Doux signe de bien beaux devoirs, allez, André !… N’oubliez jamais que je me sens très fière d’être votre femme… Espérons tous deux… Ayons confiance !… Ah ! voilà Charlot réveillé…

André se redressa et alors, son grand amour déçu, exaspéré se fit jour. Il saisit Perrine entre ses bras, la pressa contre son cœur, regarda longuement cette figure sereine, si mystérieusement fermée pour lui, et mit enfin avec une sorte de ferveur désespérée un baiser sur le front charmant, mais glacé, qui seul se tendait vers lui. Puis, il s’enfuit, sans un regard, vers Charlot qui l’appelait.