Le cœur de Perrine/08

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Revue L’Oiseau bleu (5p. 111-127).

VIII. — L’ÉVEIL DU CŒUR


Deux mois s’étaient écoulés depuis le départ du jeune mari de Perrine, en compagnie de Charlot et de son fils. Novembre s’achevait dans une tourmente de neige qui mettait de la joie au cœur de la petite Perrine. Mais la belle et grande tante Perrine ne voyait pas le spectacle de Québec sous la neige avec la même satisfaction. Son front s’assombrissait. Elle n’avait aucune nouvelle des absents depuis leur installation à Ville-Marie. Le temps commençait à lui peser quoi qu’elle se dît. Qu’étaient donc devenues les promesses d’une longue correspondance tant de fois renouvelées par André de Senancourt ? Il semblait chagriné de la quitter. Est-ce que ses sentiments qui paraissaient d’une grande sincérité s’étaient éteints comme la flamme au vent ?… Et Charlot ? Sa santé subissait-elle une autre dépression ? Puis, que se passait-il à Ville-Marie ?…

Tout semblait sans vie autour d’elle dans la maison, en cette fin de jour de novembre. Madame de Repentigny avait été mandée à la cuisine par des sauvages qui faisaient sans doute appel à sa charité bien connue. Sa petite nièce n’était pas encore de retour d’une promenade, en compagnie de la vieille bonne Normande assez bien guérie de sa chute. Perrine frissonna un peu. Elle se rapprocha de la cheminée où une bûche mourante s’affaissait en faisant jaillir mille étincelles. Elle jeta dans le foyer une nouvelle bûche, et, durant quelques instants, s’occupa d’activer le feu, afin de réchauffer cette grande pièce assez froide du salon. Elle n’entendit pas ouvrir, puis refermer la porte. En soupirant, elle pencha la tête, joignit les mains et regarda, pensive, la flamme monter et envelopper peu à peu tout le bois. Il se mit à crépiter.

— Perrine, dit soudain, la voix douce de Madame de Repentigny, tout près d’elle, comme tu es absorbée par tes propres pensées ? Je suis ici depuis quelques secondes, et tu n’as pas bougé. Tu m’accueilles mieux d’ordinaire.

La jeune femme se retourna. Le crépuscule l’empêcha de voir distinctement son interlocutrice. Elle répondit, un peu triste, tout en s’empressant de mettre un fauteuil près de la cheminée.

— Chère Madame, ce vent qui gémit, cette neige qui paraît tout recouvrir d’un linceul, et qui monte, autour de la maison, me rendent un peu mélancolique. Mais vous êtes près de moi. Cela va me rasséréner. Voulez-vous que nous fassions de la lumière ? Le grand chandelier d’argent a toutes ses bougies bien au point.

— Perrine, approche-toi. Regarde ce que j’apporte. Je ne puis te laisser languir plus longtemps, bien que j’eusse aimé apercevoir à la lumière le rayonnement de ton front…

Avec un cri de joie, Perrine avait saisi des mains tendues de Madame de Repentigny tout un volumineux courrier.

— Comment se fait-il, Madame ?… Quand ce paquet est-il entré ! Par qui ?… Mais bah ! Qu’est-ce que cela me fait ?… J’ai des nouvelles, enfin, j’ai des nouvelles des absents. Je commençais à les accuser de… de… manquer un peu de cœur.

— Chère petite, si vous saviez comme j’en suis heureuse. Vous me chagriniez depuis une semaine. Ce sont des sauvages, venus en raquettes de Montréal, qui ont transporté le précieux colis. Ils ont dû s’amuser en route, chasser un peu, puis s’attarder aux Trois-Rivières. Je le suppose seulement. L’un d’eux m’a assuré, m’a juré avec solennité, qu’il était venu à la course jusqu’ici pour plaire au petit capitaine pâle, ainsi qu’il nomme votre frère, et parce que l’autre sévère grand capitaine, c’est André, lui a promis une forte récompense s’il arrivait avant décembre… Et maintenant, Perrine, laissez-moi faire de la lumière, tandis que vous briserez ces cachets et ces ficelles. Puis, approchez-vous de la cheminée pour lire. Il fait trop froid pour vous en tenir éloignée. Restez dans cette pièce, n’est-ce pas ? Je vais faire chauffer les chambres. Nos serviteurs préparent en ce moment des chaudières remplies de charbons brûlants… Bien, mon enfant… Il n’y a rien comme l’obéissance… poursuivit joyeusement Madame de Repentigny, en voyant la jeune fille s’approcher de la cheminée avec une liasse de feuilles, recouvertes d’une écriture fine et serrée, celle du capitaine de Senancourt. Un peu de rougeur montait à son front, et ses yeux brillaient.

— Je puis attendre, Madame, pour lire ces lettres… Je vais vous tenir compagnie… Que penseriez-vous de moi autrement ?

— Quel héroïsme, ma petite Perrine. Mais je n’accepte jamais de pareils sacrifices. Je dois, d’ailleurs, retourner auprès des sauvages pour m’assurer de l’époque de leur retour à Montréal. Nous les chargerons, nous aussi, moyennant une importante récompense, d’un lourd courrier pour nos amis de Montréal. Puis, tout à l’heure, j’entraînerai votre nièce et la bonne Manette dans ma chambre, où il y a une cheminée comme dans cette pièce avec les bûches qui ronflent. Je vous donne donc une heure pour dévorer ces petites feuilles intéressantes, j’en jurerais avec vous.

— Je vous les ferai lire, Madame.

— Pas de promesses imprudentes, mon enfant, répondit en riant, Madame de Repentigny. Mais je prendrai connaissance avec plaisir, par vous, de quelques-unes des missives de nos deux capitaines du Montréal. Dans une heure, Perrine, n’est-ce pas ? Ne vous inquiétez de rien. Je vous enferme, d’ailleurs. Voyez !

Toute la soirée, Perrine dut subir les taquineries de Marie-Madeleine Godefroy, venue avec son mari passer une dernière veillée près de sa mère. La neige commençait à s’amonceler si bien que l’on serait quelques jours dans les environs de Québec sans pouvoir se rendre facilement les uns chez les autres. Madame Godefroy avait dû même apporter ses raquettes pour le trajet du retour. Elle ne pouvait beaucoup s’attarder. La tempête allait devenir terrible dans quelques heures.

Perrine, que tenaient la surprise, la joie et un certain émoi du cœur qu’elle s’expliquait mal, en gardait les joues toutes roses. Elle ne ripostait qu’avec peine à son amie, les yeux, absents, l’oreille hantée par quelques phrases agréables, ou mystérieuses, soit de son frère, soit du capitaine de Senancourt.

Enfin, elle se retrouva seule dans sa chambre, libre de reprendre de nouveau la lecture de certaines pages du journal d’André. Quelle surprise lui avaient causée les confidences journalières de son mari, assez brèves, mais pleines de sens, d’humour, et parfois d’une étonnante élévation de pensée. Il écrivait mieux qu’il ne parlait… Un moment, un court moment, Perrine se demanda pourquoi elle ne lisait aucune parole d’effusion à son sujet… Qu’était-elle en ce moment pour André ?… Mais tout aussitôt, confuse, comme si le regard du jeune homme s’était posé sur elle, elle s’avouait que tout était bien ainsi ; que, par une sorte de délicatesse, André avait préféré ne rien confier à ces papiers… Mais tout de même, sans clairement se l’avouer, la jeune fille était légèrement déçue.


Enfin, elle se retrouva seule dans sa chambre, libre de reprendre la lecture de certaines pages du journal d’André.

Elle reprit la longue lettre de Charlot. Qu’il se peignait bien son frère chéri en ses descriptions amusantes, en son impatience de vivre, en son chagrin de ne pas avoir tous les siens auprès de lui, surtout sa petite chérie, Perrine, qui ne le reconnaîtrait peut-être plus quand ils seraient de nouveau réunis. Car sa sœur n’avait qu’à se le tenir pour dit, dès le petit printemps, elle prendrait la route de Ville-Marie. Et ici… à la lecture d’un long paragraphe concernant André, Perrine se troublait un peu, relisait encore, puis se prenait à réfléchir autour des assertions inattendues de Charlot. Mais que disait son frère ?

« Je ne sais ce que t’écrit chaque jour mon cher beau-frère, écrivait le capitaine Le Jeal, mais sa taciturne nature semble y trouver son compte. Impossible de lui tirer un mot à ton sujet. Un jour que, par esprit de taquinerie, je faisais allusion aux pages et aux mille folies de tendresses qu’il devait t’adresser, — et, après tout, ce n’eût pas été si mal, — voilà qu’il me repartit, sombre et en haussant les épaules : « Tu ne seras donc jamais sérieux, mon pauvre ami. Comme si Perrine allait goûter ces effusions intempestives. Non, je lui raconte notre vie, afin qu’elle puisse ainsi la partager ; je la consulte comme si elle était ici, voulant lui faire entendre que sa présence nous est indispensable ; et, enfin, je pense tout haut, en lui écrivant, témoignage de confiance, de l’estime que j’ai pour son intelligence… » Vexé, j’ai répliqué vivement : « Si tu crois que ce langage raisonnable est ce qui plaît le plus aux femmes ! » — Alors figure-toi, Perrine, qu’au lieu de se froisser, ou de m’envoyer à tous les diables, ton beau capitaine de mari en est resté muet, tout déconfit, les yeux à terre. Eh, bien, voilà ! que moi aussi je devins embarrassé à mon tour. Jolie situation ! Heureusement, Pierrot est entré avec la sémillante Huronne qui lui tient lieu de bonne, et le babil de mon fils nous a remis d’aplomb, André et moi. Mais tu penses bien que depuis ce temps, je ne puis plus ouvrir la bouche à ton sujet. Avec sa supérieure intelligence, car il n’y a pas à dire, je ne lui vais pas à la cheville là-dessus, je me demande si André parlera comme il convient avec une Perrine fière, très délicate de cœur, mais à l’esprit très ferme aussi, et d’une clairvoyance qui ne donnera pas beaucoup de chance à un monsieur qui ne saurait pas s’y prendre. Enfin, cette correspondance et la hauteur de vues qu’y met monsieur mon beau-frère finiront avec le printemps. Rien ne vaut la présence. Tu sauras me le dire un jour.

« Tiens, pendant que j’y songe, laisse-moi te dire que la trop jolie fille de mon serviteur huron m’a un peu fatigué, avec toutes ses attentions et cajoleries. Je l’ai rabrouée rudement, il y a une semaine. Qu’elle me laisse en paix, n’est-ce pas ? Voilà encore un de ces petits détails qui me font regretter ta présence. Elle n’oserait agir ainsi si tu étais là. Je me demande ce qu’André pense de cette petite folle qui s’agite autour de nous. Il ne la voit pas, peut-être, ma sœur. Si souvent, je le surprends, debout, près de notre unique fenêtre, les yeux au loin, perdu en des pensées, mélancoliques, une vraie mine d’amoureux délaissé, comme dans la Claire Fontaine qu’il chante à mi-voix souvent : « J’ai perdu ma maîtresse, pour un bouquet de roses que je lui ai refusai… » Seulement, dans ce cas-ci, c’est toi qui refuses tout, n’est-ce pas ?… Tu ne m’en veux pas de mes stupides plaisanteries, j’espère ? En tous cas, sois tranquille, André t’aime toujours, n’en verrais-je la preuve que dans le regard féroce qu’il a lancé à notre désopilante Huronne, lorsqu’elle lui a demandé un jour de lui donner cet anneau d’or tout petit, petit, qu’il porte à son doigt. André ne me l’a pas dit, mais il est à toi, cet anneau, n’est-ce pas, j’ai cru reconnaître un des petits présents que je t’ai faits jadis. J’ai ri, malgré moi, de la colère sans paroles de ton mari, tout comme du sans-gêne amusant de cette fille des bois… »

Et Perrine, quoi qu’elle en eût, ne put s’empêcher de revenir à ces confidences un peu inquiétantes de son frère. Et plus elle les relisait, plus son front, joyeux depuis la réception de ce courrier inespéré, se couvrait de nuages. Cette Huronne !… Elle ne doutait vraiment de rien. Oser s’adresser à un homme aussi sérieux, aussi distingué que le capitaine de Senancourt ! Elle oubliait étrangement de garder sa place. Puis, Charlot la trouvait jolie… L’était-elle autant que cela ?… Et Perrine, pour la première fois, de sa vie, se prit à se regarder, elle-même dans une glace, serrée bien au fond de son tiroir. Était-elle jolie ? Elle n’y avait jamais songé… Puis, soudain, elle se jeta entre ses oreillers. Qu’était cela ? Que lui importait après tout cette question de beauté ou de laideur. Si André préférait une autre à elle, qu’y pourrait-elle ? En préférait-il une autre d’ailleurs ? Tout cela n’était que le jeu de l’imagination de Charlot… Tout de même, cette demande de son anneau l’étonnait. Comment cette fille en était-elle parvenue à un pareil manque de réserve ?

On frappa à la porte. Perrine tressaillit. Qui venait ainsi, la déranger, à un moment où le tumulte de ses pensées pouvait laisser quelques traces sur son visage ? Elle répondit pourtant avec sa douceur ordinaire : « Entrez ! »

Manette, la bonne Normande, poussa la porte, craintive, Perrine respira. Elle aimait beaucoup Manette qui la payait de retour. Mais elle pensa tout à coup à sa petite filleule.

— Manette, vous ne venez pas m’apprendre que ma petite Perrine est souffrante ?

— Non, non, Madame.

— Alors ?

— Madame, vous avez eu la bonté de me lire quelques passages de la lettre du capitaine Charlot. Alors, dites-moi, la petite Huronne fait déjà des siennes ? Je n’aime pas cela.

— Comme c’est étrange, Manette, que vous ayez remarqué cette confidence de mon frère, entre tant d’autres choses plus intéressantes.

— Étrange ? Non pas, Madame. Rappelez-vous ? J’ai dit au capitaine Le Jeal que cette fille aux yeux volages ne me disait rien de bon. Il a ri de moi. Il m’a reproché de devenir trop sévère en vieillissant. Pourtant, vous le voyez, elle a dressé ses pièges déjà, la petite misérable.

— Pourquoi me dites-vous cela, Manette ?

— À vrai dire, je ne sais pas. Mais ça me chiffonne depuis une heure. Voyez-vous, je vous aime de tout mon cœur, Madame. Je voudrais votre bonheur. Tout ce qui semble se dresser entre vous, même de loin, m’occupe, m’inquiète. Cette Huronne, si elle allait s’en prendre à Monsieur André maintenant que mon maître la repousse ?

— Qu’y pouvons-nous ? Nous sommes loin, Manette, répondit Perrine en souriant. Cette sympathie inattendue lui faisait du bien, tout de même.

— Madame, est-ce que… oh ! je suis une vieille toquée de parler ainsi… Mais j’aimerais à savoir…

— Ne vous troublez pas, Manette. Je sais que vous me portez une véritable affection…

— Oui, vous m’êtes toute proche, Madame, vous me rappelez une fille que j’ai perdue… à votre âge, à peu près… que je pleure encore…

— Ma pauvre Manette !

— Alors, vous me pardonnerez de m’intéresser à vous… Vous me répondrez si je vous demande seulement ceci : Êtes-vous contente, heureuse, de tous ces petits papiers qu’a noircis Monsieur André, en votre honneur ?

— Oui, Manette.

— Et il s’est montré gai ?

— Non, sérieux. C’est le fond de sa nature, je crois.

— Ça, c’est vrai, Madame. C’est ce que sa première femme, une tête charmante, mais si folle, n’a jamais voulu comprendre.

— Vraiment, Manette ? Elle était donc bien agréable cette jeune femme que le capitaine de Senancourt aimait quand même ?

— Agréable ? Non, mais belle, oui, il n’y a pas à dire.

— Quel malheur que je ne le sois pas, moi aussi !

— Qu’est-ce que vous dites, Madame ? Vous n’avez pas les toilettes, les fards, les parfums, dont abusait cette petite femme-là, mais vous êtes belle, vous aussi, d’une autre manière. Elle me plaît davantage, allez.

— À vous ? Mais les beaux capitaines ont d’étranges caprices.

— Madame Perrine, ne parlez pas ainsi. Monsieur André a trop souffert avec sa volage petite épouse. Il ne peut plus aimer les femmes qui lui ressemblent…

— Bien, Manette. Alors, pourquoi venir me trouver si tard, au risque de vous enrhumer, pour me dire vos craintes au sujet du capitaine de Senancourt et de cette petite fille sauvage ?

— Madame Perrine, c’est cela qui me fait peur avec vous. Vous raisonnez trop. Vous allez toujours droit au cœur de la question. Les hommes ne comprennent pas beaucoup cela. Il leur faut paraître facilement supérieur avec nous. Par dépit, ils s’attachent parfois où ils ne devraient pas. Ah ! si vous aviez mon expérience de la vie !


Bien, Madame. Merci. Vous êtres bonne. Mais le printemps me semble lent à venir.

— Allons, Manette, rassurez-vous. J’ai confiance que mon mari respectera mon souvenir, malgré toutes les circonstances adverses… Je vous remercie de votre sympathie… Elle m’est précieuse… Ne vous privez jamais de me dire tout haut ce que vous pensez tout bas. Votre intention affectueuse vous justifie.

— Bien, Madame. Merci. Vous êtes bonne. Mais le printemps me semble lent à venir… Sachez, en tous cas, que jamais, jamais, je n’oublierai que c’est à cause de moi que vous avez dû rester à Québec et vous séparer sitôt de votre mari.

— Vous avez un noble aveu, Manette… Allons, laissez-moi vous reconduire à votre chambre. Je veux regarder un instant dormir ma petite Perrine.

Mais cette conversation, avec la fidèle Normande, qui avait très bien connu la première femme de son mari, revint souvent à la pensée de Perrine. Elle se disait que la beauté féminine exerçait un grand empire sur l’esprit du capitaine de Senancourt et que là sans doute il faudrait veiller. Elle dormit mal, cette nuit-là. Dans ses cauchemars, elle apercevait une jolie fille sauvage, qui riait en la montrant du doigt à un groupe de Hurons, qui s’écriaient : « Ah ! c’est cette fille au visage pâle qui abandonne si longtemps son brave sagamo de mari ! Honte ! Honte ! »

Mais, maintenant, elle ne se sentait pas aussi malheureuse. Elle relisait certaines pages où son mari semblait vraiment supérieur à toute faiblesse, toute mesquinerie de pensée et d’acte. Puis, il avait terminé son journal par quelques mots qui dévoilaient ses sentiments pour elle : « Votre mari, Perrine, qui ne réagit ni ne cherche pas à réagir contre votre cruelle absence. » Cette seule marque de tendresse avait plu à la jeune femme. Il lui importait, de connaître, non seulement l’affection qu’André avait pour elle, mais aussi son intelligence, sa façon de comprendre la vie, les personnes qui l’entouraient, les événements qui le contrariaient ou lui plaisaient. Elle sentait en lui une force d’âme que troublait à la surface seulement une sensibilité prompte à s’émouvoir. Sa fierté était aussi ombrageuse que la sienne, et Perrine se disait qu’il leur faudrait à tous deux veiller à ne pas les mettre en conflit. Un malentendu resté sans explication amènerait une catastrophe, et quelque chose d’irrémédiable s’élèverait entre eux.

Perrine sentait parfois son cœur se gonfler de joie ; elle riait volontiers avec ses amies. Au premier de l’an, lorsque Madame de Repentigny lui offrit, avec ses vœux, une jolie guimpe avec une dentelle de prix, ses yeux rayonnèrent. Le soir, elle avait voulu s’en parer et faire montre d’une coiffure nouvelle très seyante.

Madame Jean-Paul Godefroy, un peu narquoise, la considérait. Soudain, elle se pencha vers son mari et lui glissa tout bas : « Je ne reconnais plus Perrine. La voici qui devient coquette ». Et celui-ci de répondre en riant : « Mon amie, le cœur s’éveille tard chez certaines femmes. Toutes n’ont pas votre précocité.

— Allons donc, reprit celle-ci, à qui voudrait-elle plaire ? Son mari est à des lieues et des lieues d’ici.

— Tout juste, ma pauvre amie. Une absence bien calculée, une correspondance agréable, intelligente, où l’on se montre sous le meilleur jour, font des merveilles. Une femme s’y laisse prendre et prépare à l’avance d’invincibles batteries.

— Dites donc, mon ami, reprit alors vivement la jeune femme, vous n’essaierez pas quelque jour auprès de moi de ces ressources que vous préconisez si bien ?

— Tiens, tiens, en effet. Je me mettrai en route pour la France dès le printemps, et vous écrirai.

— Vous ne partirez pas sans moi, par exemple, je rêve de revoir Paris.

— Vous voyez, répliqua en riant son mari, ma recette n’aurait aucun succès avec une nature comme la vôtre.

Le mois de mars amena un autre courrier très chargé. Charlot semblait triste, il se tourmentait de tout. Pierrot avait fait une bronchite dont il s’était inquiété plus que de raison. Il se plaignit de nouveau de la Huronne, qui se rendait insupportable avec ses prétentions. Elle jouait presque à la maîtresse de maison. Ayant voulu s’en plaindre à André, celui-ci n’avait pas voulu l’écouter, en lui faisant observer que pour l’instant, les soins de cette fille étaient indispensables. Charlot finissait ses doléances en priant sa sœur de tout préparer pour le retour au commencement d’avril.

Le journal d’André, chose curieuse, ne soufflait pas mot de ces ennuis domestiques. Perrine, une fois revenue de l’impression agréable et vive que causait la prose du capitaine de Senancourt, le remarqua, mais ne voulut pas s’en préoccuper, trouvant injuste d’attribuer à quelque motif inférieur un silence qui n’était peut-être que le souci de ne l’inquiéter en rien.

Elle se mit à faire ses préparatifs dès les derniers jours de mars. Aussi bien, les glaces du Saint-Laurent disparaissaient rapidement. Puis, une excursion s’organisait pour Montréal, à laquelle prendraient part deux Pères jésuites, quelques soldats, des Hurons et des Algonquins. Perrine en profiterait pour se rendre à Ville-Marie entourée d’une aussi solide escorte. Et quelle bonne surprise elle allait causer à son frère et à son mari. Ils ne l’attendaient certes pas si tôt.

Le cœur léger, Perrine faisait de plus en plus diligence. Enfin, un matin d’avril resplendissant de soleil, elle prenait place dans une chaloupe avec sa petite nièce, la bonne Manette et un lot de bagages de toutes sortes. Longtemps, sur la grève, Madame de Repentigny, sa fille Marie-Madeleine Godefroy, plusieurs autres amis de Perrine et les parents et les connaissances des autres voyageurs, multiplièrent leurs gestes d’adieux. Puis, subitement, un rocher énorme, qu’il fallut contourner puis dépasser, fit tout disparaître de Québec et des personnes très chères qu’on y laissait.