Le cœur de Perrine/10

La bibliothèque libre.
Revue L’Oiseau bleu (5p. 184-206).

X. — TEMPS D’ALARMES


Le surlendemain de son arrivée à Ville-Marie, Perrine reprit ses habitudes de piété et de travail. On la revit à la messe. Elle avait lieu chaque jour, pour les femmes, à la chapelle de l’Hôtel-Dieu, à huit heures. La première fois qu’on y retrouva Perrine, le plaisir fut vif, chez toutes ces jeunes femmes, que la vie difficile, dangereuse, hardie, que l’on menait à Montréal, rapprochait singulièrement les unes des autres. Si souvent, on avait à supporter les mêmes douleurs, à ressentir les mêmes poignantes inquiétudes. Et toutes avaient de nobles cœurs, beaucoup de courage, de la bravoure héroïque, à l’occasion.

Quelles questions embarrassantes l’on posait à Perrine, sembla-t-il d’abord ! Mais la jeune femme, qui voyait clair en son cœur maintenant, répondait avec une sérénité dont elle était elle-même étonnée. Sans exagérer le moins du monde, elle avouait son chagrin d’être de nouveau séparée de son mari. « Mais, ajouta-t-elle, la vie d’une femme de soldat est faite, hélas ! de ces sacrifices, de ces séparations imprévues ! Il faut s’y conformer, même si le cœur se serre davantage, à chaque heure du jour… Le mois de juin viendra-t-il jamais ! finissait-elle en soupirant.

— Pauvre Perrine ! remarquait Madame Charles d’Ailleboust des Musseaux. Elle était née, comme on le sait, Catherine de Repentigny, et connaissait depuis l’enfance la jeune femme. « Ma pauvre vieille amie, reprenait-elle bientôt, quel malheur que M. de Maisonneuve ait songé à envoyer à Québec ton mari, au lieu de… de…, n’importe quel autre officier, sauf, bien entendu, mon mari, » ajoutait-elle en riant. Madame d’Ailleboust possédait l’esprit primesautier et original de la famille. Ses boutades rappelaient le souvenir de sa sœur Madame Jean-Paul Godefroy, l’amie de Perrine.

On se mit à rire autour de la jeune femme, à réclamer contre le choix qu’elle faisait, du mari de chacune, peut-être. Puis, après quelques souhaits de bon courage à Perrine, toutes s’éloignèrent en groupe sauf celles dont les serviteurs ou les maris accouraient pour les ramener à la maison.

Avant de quitter Perrine, que Charlot entourait avec ses enfants, Catherine d’Ailleboust dit vivement : « Venez à la maison, ce soir, vers cinq heures, Perrine. Les Closse doivent venir. Ils seront heureux de parler de Québec avec vous.

— Je m’y rendrai avec plaisir, Catherine. D’autant plus que ta chère mère m’a chargée de petits souvenirs pour toi.

— Vous viendrez, Capitaine ? pria Madame d’Ailleboust en regardant Charlot.

— Je serai chez vous à six heures, chère amie. M. de Maisonneuve me retiendra jusque là, certainement.

— Très bien. Au revoir, mes amis. J’aperçois l’un de nos hommes… Ici, ici, Philippe ! Et vite, à la maison !

— Cela ne t’ennuiera pas, Perrine, cette visite chez Catherine, sitôt après ton retour, demanda Charlot à sa sœur, tandis qu’il se dirigeait lentement vers la maison. L’air était pur et presque tiède, par ce beau matin d’avril plein de soleil, de chants et de verdure hâtive.

— Pourquoi, mon frère ? Je serai tenue, vois-tu, de figurer de temps à autre auprès de ces aimables jeunes femmes. Aujourd’hui, demain, ou dans une semaine, il me faudra briser la glace, n’est-ce pas ? Alors…

— Oh ! je ne m’inquiète pas de ton courage. Mais il me semble que ces premiers jours eussent paru meilleurs, si nous les avions passés ensemble seulement.

— Tu deviens exclusif, mon frère ? Puis, j’ai senti chez toutes une si réelle sympathie pour ma situation douloureuse du moment. Cela m’a fait du bien.

— Perrine, elle est… douloureuse, vraiment, ta situation ?… Tu le penses, dis, dis ? demanda anxieusement Charlot.

— Oui, mon frère.

— Quelle joie j’en éprouve !

— Charlot !

— Mais oui. Tu me convaincs qu’enfin André va compter dans ta vie. Ce pauvre ami connaîtra donc la douceur d’une affection féminine, qui sera vraie, sincère, noble toujours !

— Je l’espère, mon frère.

— Perrine, pardonne-moi, mais je te trouve cruelle de ne pas écrire les sentiments que tu éprouves à…

— Je t’en prie, Charlot. Laisse-moi agir à ma guise en tout ceci. Vois-tu… je me sens un peu étourdie sous le choc d’une bien étonnante révélation… Tiens, n’en parlons plus…

— Je respecterai ma promesse, ne crains rien, Perrine. Je t’en parle pour la dernière fois. Mais j’ai confiance que ton cœur, qui est si bon, si tendre, aura bientôt une de ces inspirations qui nous rendra tous heureux.

— Je suis une fiancée, il me semble, plutôt qu’une mariée, Charlot. Mon bonheur est trop subit.

Dans la petite pièce où Charlot mettait ses outils de pêche, quelques fusils hors d’usage et plusieurs petits barils de poudre, il y eut un peu de bruit, lorsque Perrine, Charlot et les enfants mirent le pied dans la maison. Perrine s’exclama, prit peur. Tu entends, mon frère ?

— Mais oui. Je reconnais les voix surtout. C’est mon Huron, avec sa fille et son gendre. Rentre dans ta chambre avec les enfants. Je les saluerai de ta part.

— Ils sont mariés, alors ?

— Depuis hier, vers cinq heures du soir. À midi, les nouveaux époux quitteront Ville-Marie pour toujours. Le père en est désespéré, mais comprend qu’il vaut mieux se résigner à une séparation temporaire.

— Nous lui rendrons la vie facile, n’est-ce pas, Charlot, à ton fidèle gardien ?

— Oui. Sais-tu qu’il s’attacha beaucoup à mon Pierrot ? Les sauvages adorent les enfants, du reste.

— Oh ! Charlot. Pas tous, hélas !

— Je ne parle pas de nos ennemis les Iroquois, bien entendu.

— Est-il bien désirable que Pierrot fasse sa compagnie habituelle de ce Huron, si bon qu’il soit ?

— Bah ! je le quitte si peu moi-même.

— Naturellement, toi présent, tout est parfait.

Qu’il fit bon quelques heures plus tard dans la grande salle de réception des d’Ailleboust ! Dans un angle et surveillés par la fidèle Normande, Pierrot et Lise jouaient avec Louis et Pierre d’Ailleboust. La gracieuse Barbe d’Ailleboust, âgée de huit ans, l’aînée de la famille, se mêlait de bonne grâce aux jeux des bébés, ayant soufflé à Manette ces mots affectueux : « Reposez-vous, bonne Manette, je vais amuser mes frères et leurs amis… Et voyez, là-bas, comme petite mère semble heureuse, avec Madame Perrine ! Elle est déjà moins pâle… moins fatiguée… ah ! sûrement, elle va montrer le nouveau petit frère à Madame Perrine… il n’a qu’un mois, mais il est bien beau, va, Manette ! »

Le jeune Paul d’Ailleboust fit bientôt son apparition, en effet. Perrine le prit entre ses bras et demanda la faveur de le garder, tout en devisant avec son amie au coin de la cheminée. On venait d’y jeter quelques bûches. L’air s’était soudain refroidi au dehors. La neige tombait. L’on avait à subir l’une de ces giboulées d’avril, venant contrarier pour quelques heures le bel effort déjà accompli par le printemps.

On frappa à la porte. Perrine poussa une exclamation de plaisir en apercevant la visiteuse qui portait, pressé contre elle, un ravissant bébé de dix mois.

— Isabelle Closse !… Oh ! quelle joie de vous revoir ! Vous n’étiez pas à la messe, ce matin. Je vous ai bien cherchée des yeux.

— Rien n’est plus vrai, Isabelle, assura Catherine d’Ailleboust. Perrine semble avoir un bien vif sentiment pour vous. Si je me sentais portée à la jalousie !…

— Voyons, Catherine, sois sérieuse ! Ton bébé, vois, il s’en chagrine… dit Perrine en souriant, et en essayant de calmer l’enfant qui se mettait à geindre, en effet.

— Donne-moi, mon fils, chère amie. Un autre poupon réclame d’ailleurs tes soins… Bien. Isabelle a compris que tu voulais voir sa petite Jeanne-Cécile de près.

— Elle ressemble beaucoup à mon mari, ne trouvez-vous pas, Perrine ? demanda avec sa gracieuse douceur, Madame Lambert Closse.

— Certes ! Mais les yeux bleus de cette mignonne en rappellent d’autres aussi ! — Puissent-ils être moins mélancoliques que ceux de sa maman ! reprit la jeune femme en soupirant.

— Écoutez, ma chère Isabelle, reprit la voix courageuse de Madame d’Ailleboust, je ne sais pourquoi, vous vous abandonnez ainsi à la tristesse. Votre mari est un héros… invincible ! Quel Iroquois pourra jamais l’abattre !

— Catherine, vous avez raison. Près de vous et de Perrine, je me sens d’ailleurs l’âme en assurance. Mais sitôt que je suis seule, d’obscurs pressentiments me hantent. Et les événements ne nous donnent-ils pas plus que notre part d’inquiétudes ?

— Isabelle, songez à Perrine… La voilà pour la deuxième fois séparée d’un mari qu’elle connaît à peine… mais qu’elle aime bien tout de même. Son sort pénible eût pu être le nôtre. Nous sommes, comme elle, femmes de vaillants soldats.

— Oui, Catherine, dit Perrine, en baissant la tête, mon sort est pénible… et…

À ce moment, une petite voix d’enfant s’éleva très haut.

— Je m’appelle Lise, Lise, Lise, maintenant… Demande à tante Perrine, si tu ne veux pas me croire, Barbe d’Ailleboust.


Quelques minutes plus tard, Charlot faisait son apparition avec le Gouverneur lui-même.

— Lise, elle s’appelle Lise, bien vrai, tout comme la mignonne que j’ai perdue ? dit tout émue, Madame Lambert Closse. Perrine, appelle ta petite nièce que je fasse connaissance. Il faut qu’elle m’aime cette petite… Ça fera du bien à mon cœur qui pleure toujours ma première née.

À six heures, on vit arriver Charles d’Ailleboust avec Lambert Closse, puis, quelques minutes plus tard, Charlot faisait son apparition avec le Gouverneur lui-même, Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve.

À la vue du gouverneur, Perrine fit quelques pas vers lui.

— Madame de Senancourt, fit M. de Maisonneuve en baisant avec sa belle courtoisie la main de la jeune femme, j’ai tenu à vous voir dès cet après-midi, où que vous soyez. Je ne puis me pardonner mon involontaire maladresse de soldat. Vous avoir privée de votre jeune mari dès le lendemain de votre arrivée ! Vous m’en voulez beaucoup ?

— Un peu, M. de Maisonneuve, répliqua en rougissant Perrine.

— Seulement, un peu ? quelle indulgence, Madame, fit Lambert Closse, légèrement moqueur. Si ma petite Lise parlait ainsi, on pourrait la croire, mais vous…

— Mon ami, reprocha sa femme en se pressant contre lui, quand cesserez-vous de me taquiner à cause du grand amour que j’ai pour vous ?

— Jamais, ma chérie, car j’espère que ce grand amour va durer sans fin… Mais, Isabelle, où est donc notre petite Jeanne ?

— Dans les bras de Manette, là-bas. Elle dort. C’est à Perrine qu’elle doit son repos, vous savez.

— Si nous prenions tous un peu de bière fraîche ? demanda Charles d’Ailleboust. Ou du vin d’Espagne ?

— C’est cela, fit sa femme, en se levant pour tout préparer.

— J’aiderai à votre mari, dit Charlot, nous servirons tous trois notre bon peuple fidèle. Voyez ! ce peuple se sent à cet instant à Québec… Regardez les Closse, puis M. de Maisonneuve ? Ah ! si j’étais ma sœur Perrine, je leur ferais d’incroyables récits. S’en apercevraient-ils seulement ? Pourvu qu’on parle de Québec… Mais la blonde épouse du capitaine de Senancourt ne sait que dire la… pâle vérité.

— Ou la sanglante vérité, hélas, capitaine Le Jeal, repartit vivement Catherine d’Ailleboust. Les nouvelles sont-elles assez tristes partout, aux Trois-Rivières surtout. Avez-vous appris d’autres incidents pénibles mon ami ? demanda-t-elle à son mari. Cet enlèvement du jeune François Hertel me navre. Sa mère doit être folle de douleur.

— Non, seulement, nous faisions tout à l’heure le compte des disparus depuis quelques mois. Il y a bien soixante-dix des nôtres, figurez-vous, qui manquent aujourd’hui à l’appel.

— C’est à faire frémir ! Et vous êtes tous, plus braves que prudents… Qui sait si demain ne nous réserve pas de pires douleurs, finit-elle plus bas.

— Catherine, quelle mélancolie !… Vous n’êtes pas ainsi d’habitude, dit son mari avec un peu d’inquiétude. Est-ce que vous vous seriez trop fatiguée depuis le matin ? La jeune femme ne put s’empêcher de rire, tout en serrant au passage la main de son mari.

— Capitaine Le Jeal, voyez le sort que subit toute femme un peu gaie. Ce n’est pas le sentiment qui fait jamais pâlir son front, mais la fatigue, la maladie… Charles, laissez-moi, nos invités attendent… Charles, voyons…

— Oh ! que c’est joli un mari aussi affectueux ! s’exclama de loin, M. de Maisonneuve.

— M. le Gouverneur, vous qui avez de l’autorité sur mon mari, venez ici, mettez-le à l’ordre ! Bien. C’est fait. Vous n’avez eu qu’à paraître.

— Et cependant, Madame, reprit M. de Maisonneuve, le front soudain soucieux, j’aime que vous apportiez ainsi une note vivante et gaie. Votre mari vous dira quelle conversation tragique, nous venons justement de tenir…

— Comptez sur moi, M. le Gouverneur. Je veux que mes hôtes songent à sourire, durant encore une heure. Mais j’y mets une condition. Vous resterez avec nous.

— Je ne puis vous accorder qu’un quart d’heure, hélas !

— Enfin !… Soyons magnanimes, n’est-ce pas, Charles ? Acceptons.

— Madame, demanda un peu en confidence le gouverneur à Catherine d’Ailleboust, ne trouvez-vous pas très triste la physionomie de Madame de Senancourt.

— Oui, mais ses yeux brillent d’un éclat que je ne lui connaissais pas encore… Puis, suivez mon raisonnement. Si elle est très triste comme vous dites, c’est qu’elle s’ennuie, et si elle s’ennuie, c’est qu’elle aime, et si elle aime notre beau ténébreux de capitaine, son éloignement ne fera que rendre plus profond, plus sûr, plus brûlant cet amour… Cela fera à Ville-Marie, en juin prochain, un ménage heureux de plus…

— Heureux !… Ô petites épouses courageuses de mes braves officiers, comme je vous admire… et vous plains !

— Il ne faut pas, M. le Gouverneur, nous saurons accepter de durs sacrifices, nous aussi… Il faut que la Nouvelle-France vive ! Seulement…

— Seulement, Madame ?

— Si vous le vouliez, nous ne parlerions plus de ces choses devant mon amie, Isabelle Closse. Sa mélancolie et ses pressentiments me bouleversent toujours… Et vous savez, au fond, elle a raison… Ce preux qu’est le Major de Montréal va au devant du danger avec un empressement qui fait mal.

— Il semble invincible, pourtant ?

— Jusqu’ici, c’est vrai… Oh ! M. le Gouverneur, voyez. Je vous écoute si bien que je ne songe à rien vous offrir. Capitaine Le Jeal, tandis que mon mari va s’occuper des dames, venez m’aider à servir M. de Maisonneuve et aussi, ce lion de Ville-Marie, le Major Closse. Ah ! ah ! Major, vous m’avez entendue. Vous haussez les épaules…

— Je me rends compte, une fois de plus, chère Madame, que l’on ne gagne rien à vouloir écouter un entretien qui n’est pas pour vous.

— Major, soyez au moins pour l’instant, un lion dévorant. Goûtez à ces tartines. Prenez de ce vieux vin d’Espagne ! s’exclama Charlot, qui avait suivi avec intérêt la conversation de sa petite amie Catherine avec le gouverneur.

Ah ! que l’on eut peine à se séparer quelques heures plus tard !…

Les premières semaines de son arrivée, Perrine dut donc répondre à plusieurs demandes d’entretiens. On voulait la voir, l’entendre deviser sur Québec où la vie était un peu moins tragique qu’à Montréal. Perrine revit la chère et bonne infirmière de Ville-Marie, Mademoiselle Mance, puis l’institutrice populaire, à l’intelligence si pénétrante, que tous les petits Montréalais adoraient, Sœur Marguerite Bourgeoys. Elle vit aussi Madame Charles LeMoyne, dont les deux fils, Charles et Jacques, étaient de grands amis de son neveu Pierrot. Enfin, elle passa plusieurs heures, vers la fin du mois d’avril, avec Madame Louis d’Ailleboust de Coulonges. Celle-ci était très souffrante depuis quelques semaines. Ah ! quelle vive affection lui portait Perrine. En face de cette sympathie qu’elle éprouvait, il fallut vraiment toute la force d’âme de la jeune femme pour ne pas trahir le secret de l’amour qu’elle ressentait, si profondément envers son mari, et l’inquiétude et l’ennui qui dévoraient maintenant son cœur.

Durant la soirée de ce même jour, Charlot, qui venait de proposer une partie d’échecs à sa sœur, la regarda attentivement soudain. Il vint l’entourer de ses bras.

— Perrine, tu n’es pas souffrante ? Je te trouve bien pâle ; et quels yeux lointains, où il y a de la détresse aussi !

Perrine détourna la tête en soupirant.

— Je me sens un peu fatiguée. La vie à Ville-Marie possède un caractère tragique, dont je m’étais déshabituée à Québec.

— Tu regrettes Québec ?

— Non, mon frère. Rien ne peut assez compenser ta présence, crois-moi. Et nos chers petits que nous avons enfin réunis, quelle joie !

— Qui as-tu vu cet après-midi ?

— Madame d’Ailleboust de Coulonges.

— Elle va mieux ?

— Elle le dit. Mais ses nerfs semblent encore secoués terriblement.

— Ah ! Tu sais donc quel spectacle a causé l’état nerveux et misérable de Madame d’Ailleboust, déjà si changée depuis la mort de son mari.

— Oui, répondit Perrine qui frémissait à ce seul souvenir. Madame d’Ailleboust m’a raconté beaucoup de détails, et entre autres un fait qui me revient sans cesse en la mémoire. La vision en est si horrible.

— Qu’est-ce ? fit brièvement Charlot. Il semblait contrarié.

— Elle a rencontré, m’a-t-elle dit, bien inopinément, vers la fin du mois dernier, alors qu’elle retournait chez elle, un habitant de Ville-Marie, qui avait attaché devant son estomac la carcasse d’un corps humain, et qui avait les mains pleines de jambes et de bras… Elle en pensa mourir de frayeur.[1] Oh ! Charlot, ce spectacle, c’est affreux, affreux…

Et Perrine, en gémissant sourdement, cacha sa figure entre ses mains.

— Perrine, dit Charlot presque sévèrement, ne te laisse pas ainsi troubler… Cela ne te ressemble pas du tout.

— Si c’eût été toi, mon frère, qu’on ramenait ainsi, ou… ou…

— André, dis-le donc !

— Oui, mon mari. Oh ! quelles douleurs, il nous faut prévoir sans cesse ici.

— Ma sœur, pardonne-moi de te parler ainsi, mais est-ce que ton cœur qui s’éveille seulement à l’amour, en deviendrait… lâche !

— Mon frère !… tu es impitoyable !

— Viens t’asseoir paisiblement près de moi… Bien… Ton frère est un soldat, Perrine, tu le sais, ton mari également, alors que veux-tu qu’il nous arrive sinon que demain, ou peut-être dans un an, ou plus tard, une mort glorieuse par les armes devienne nôtre ? Ce spectacle que tu as vu, que tu vois sans cesse, mais par son côté le plus misérable, voile donc à tes yeux l’héroïque geste du soldat donnant généreusement, noblement, chrétiennement sa vie pour que nous vivions tous, pour que s’accomplisse l’œuvre civilisatrice et catholique que nous avons entreprise ici. Est-ce juste ? La mort du soldat, la vision de son courage, et non la vue de ce qui reste de lui, une fois son âme sublime de sacrifié envolée, mérite pourtant autre chose que ce sentiment de peur, de révolte et d’horreur. Et si cette mort désirable était bientôt la mienne… tu me regretterais donc ainsi. Quelle misère !

— Tais-toi, Charlot ! Tu es cruel, cruel !

— Non, ma sœur. Tu dois regarder en face les gestes magnifiques, quoique sanglants, que nous voulons tous poser, que nous posons ici, pour que ce cher pays demeure chrétien et français…

— Le cœur des femmes n’est peut-être pas fait de la même argile que le vôtre. Notre tendresse se rebelle sans cesse contre la mort… Elle vous laisse si seule… avec des larmes, qui ne sèchent plus…

— Perrine, tu ne serais donc brave que devant la vie, fit plus doucement Charlot. Il souriait maintenant, profondément ému, en face de ce cœur qui s’ouvrait enfin et pleurait tout près de lui. Qu’elle lui rappelait sa Lise bien-aimée en ce moment !

— Peut-être, mon frère ! La vie, je me bats avec elle depuis si longtemps.

— C’est parfois plus dur de vivre que de partir… pour un monde meilleur, après tout.

— Et celles qui restent, celles qui restent. Charlot, cria Perrine en pressant son frère contre elle.

Charlot tressaillit. Elle avait raison, sa sœur. Deux fois, Charlot avait éprouvé ce sentiment de désolation terrible qui saisit l’être au moment du départ d’un cœur que l’on aime plus que soi-même.

On frappa à cet instant à la porte.

— Qui peut bien venir ? demanda Perrine. Tu attends quelque chose ou quelqu’un, mon frère ?

— Non. Mais, j’ai cru entendre le bruit d’une trompette, il y a une heure. Viendrait-on de Québec ?

Un soldat entrait bientôt, un lourd paquet à la main.

— Capitaine, dit-il à Charlot. Des messagers de Québec, arrivés il y a un peu plus d’une heure, m’ont prié de venir vous remettre ce colis.

— Bien, mon ami. Posez-le sur cette table. Maintenant suivez ma sœur. Elle va vous servir un rafraîchissement. Mais vous n’êtes pas seul, peut-être.

— Un de mes compagnons fait les cent pas au dehors.

— Faites-le entrer. Attablez-vous tous deux. Buvez à la santé de qui vous voudrez. Puis, sortez, par la porte à droite de la maison. Cela vous gênera moins. Je la barricaderai moi-même dès que vous vous serez éloignés. Ne vous mettez en peine de rien.

Que Charlot se sentit heureux en face de ce colis qui contenait plusieurs lettres, quelques objets de toilette pour Perrine, des provisions, et enfin, une lettre, une longue lettre, à en juger par l’épaisseur du papier, du capitaine André de Senancourt. Elle portait son nom. Mais le mari de Perrine pressentait bien, certes, se dit Charlot, que les yeux de sa femme se tourneraient volontiers vers ces pages… Charlot se promit de les lire devant Perrine, puis de les lui remettre…


Quelle soirée émouvante pour Perrine !…

Quelle soirée émouvante pour Perrine !… Charlot l’avait obligée de lire à haute voix la lettre vraiment belle et impressionnante de son mari… qui n’avait rien omis de ce qui pouvait intéresser, ou le frère, ou la sœur. Ses longues randonnées dans la forêt étaient décrites avec art… Oh ! que l’on faisait le guet avec soin ! Car les Iroquois se cachaient partout. De Tadoussac à Montréal, on n’entendait parler que de leur tueries, de leurs crimes de toutes sortes… Personne ne se sentait en sûreté. Des réduits avaient été construits partout, par ordre du gouverneur.

Aux Trois-Rivières, le deuil semblait tout recouvrir. En parlant de ce coin de terre ensanglanté, le capitaine de Senancourt eut des mots de tendre pitié pour les familles Godefroy et Hertel… Dans la première, on pleurait la mort d’un des fils de la maison, tué héroïquement dans un combat où l’on s’était battu un Français contre vingt Iroquois. Chez les Hertel, le fils adoré de la maison avait été fait captif, et l’on restait sans la moindre nouvelle de lui… La mère, la bonne Marie Marguerie, tirait les larmes avec ses grands yeux en détresse, qui restaient sans pleurs…

Puis le capitaine de Senancourt rappelait la bonté des Repentigny à son égard. Il habitait sous leur toit, dès qu’un congé lui était accordé. Et n’avait-on pas même songé à lui donner la chambre que sa femme avait habitée avant leur mariage… ?

Le cœur de Perrine se dilatait de plus en plus en lisant la lettre que son mari avait écrite avec tact, bonté et une pénétrante intelligence… Qu’il lui plaisait à Perrine de se voir si bien comprise !… Que de choses plus tard elle pourrait avouer à son mari, et qu’elle avait très bien saisi en lisant un peu à travers les lignes.

Le capitaine de Senancourt, cependant, ne faisait aucune allusion à son retour, qui aurait lieu dans un mois pourtant, au plus tard. Cela vexa Charlot.

— Perrine, remarqua-t-il, lorsque sa sœur eut replié lentement la lettre, une fois la lecture terminée, j’espère qu’André ne va pas s’entêter à demeurer là-bas, une fois sa mission terminée. Il ne dit pas un mot de son retour… auquel il doit rêver sans cesse, bien qu’il n’en souffle mot.

— Je souhaite comme toi la fin de cet exil, mon frère. Nous y verrons, une fois le mois de mai passé. Mais… demanda soudain Perrine en rougissant, mais, dis Charlot, tu me laisses cette lettre, bien qu’elle te soit adressée ?

— À une condition.

— Laquelle ?

— Tu écriras quelques mots à André, et j’inclurai ce mot dans la réponse que je lui enverrai.

— Charlot, quel enfantillage !

— C’est à prendre ou à laisser… Tu hésites ?

— Un peu… mais si c’est le seul moyen de t’arracher la garde de cette missive.

— C’est le seul.

— Eh bien, je promets. Tu es terrible et sans merci, Charlot.

— Au contraire. Je suis humain. Je sais ce qu’un cœur d’homme qui aime avec la passion silencieuse d’André peut et doit souffrir.

— Tu ne le comprends pas si bien que moi, ajouta à voix tremblante Perrine, car c’est ainsi que j’aime, mon frère…

Et Perrine se retira vivement, en proie à la plus vive émotion.

  1. Historique. Voir Marie de l’incarnation, lettre 60e.