Le cœur de Perrine/11

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Revue L’Oiseau bleu (5p. 206-235).

XI. — LE RETOUR D’ANDRÉ


Mai s’écoula assez rapidement, quoique Charlot le passât souffrant. Il avait été blessé d’un coup de mousquet dans le bras droit alors qu’il poursuivait des Agniers à travers les bois.

Sa blessure n’était nullement grave, mais sa mauvaise santé obligeait à des précautions dont il maugréait ou tout haut, ou tout bas. Seule, sa petite Lise parvenait à le rasséréner. Cette petite fille de trois ans, câline et douce ne semblait heureuse que blottie près de son père. Il ne pouvait en ce moment la saisir entre ses bras, à cause de sa blessure, mais la mignonne manœuvrait de façon à se trouver toujours tout près de son père, dès que celui-ci paraissait dans la salle où l’on se réunissait.

À la fin de mai, puis durant les deux premières semaines de juin, la déception de Charlot fut grande de ne rien recevoir de son beau-frère. Un moment, Charlot crut qu’il reviendrait sans avertir, car son silence annonçait peut-être ce retour prochain.

On arriva ainsi au vingt-cinq juin. L’inquiétude s’empara de Charlot… de Perrine aussi, bien qu’on ne l’entendît point se plaindre. Sa pâleur, ses longues stations à l’église, son amaigrissement en disaient plus longs que bien des discours.

Le vingt-six juin au matin, deux soldats du Fort frappèrent chez le capitaine Le Jeal. M. de Maisonneuve le faisait appeler tout de suite afin d’assister à l’entrevue d’un groupe d’ambassadeurs iroquois, des Aiegnerons et des Onontagués, qui ramenaient quatre captifs français, et demandaient en retour la délivrance de huit des leurs, retenus dans les fers, au Fort de Ville-Marie.

La séance fut longue, et Perrine anxieuse, guettait son frère depuis longtemps lorsqu’elle le vit entrer soucieux et fatigué ! Elle le fit dîner et l’obligea à prendre la route de sa chambre afin de se reposer mieux, à la faveur d’une sieste.

— Non, ma sœur. J’admire ton dévouement mais ne puis en bénéficier. Je dois partir dans deux heures pour Québec.

— Que dis-tu là, mon frère ? Et ta blessure ?

— Elle est guérie parfaitement. Le chirurgien, notre bon ami Étienne Bouchard, vient de m’en assurer.

— Mais pourquoi, pourquoi ce voyage ?

— Tout d’abord parce que M. de Maisonneuve, qui a confiance en moi, le désire. Il sait que les Iroquois ne peuvent me duper. Quels que soient leurs beaux discours… Puis il y a des questions qui ne se traiteront que là-bas, tu le sais bien, Perrine, il faut que nous sachions ce qui est advenu à André ! Nous ne vivons plus, ni l’un, ni l’autre.

— C’est vrai. Oh ! Charlot… que je suis à la fois satisfaite et désespérée. Si toi aussi, tu allais me laisser sans nouvelles.

— Ne crains rien de tragique, ma sœur. D’abord nous partons en nombre. M. Souart, notre cousin est de la partie. Puis, je compte revenir tout de suite, car M. de Maisonneuve attend la décision du gouverneur de la Nouvelle-France, avant de se prononcer, comme je le disais tout à l’heure, sur les diverses demandes des ambassadeurs iroquois. Plusieurs des conditions à accepter ou à refuser ne sont pas du ressort de notre gouverneur, tels l’envoi de missionnaires et même de religieuses dans leurs bourgades.

— Des religieuses ! En un tel moment ! Ce serait folie !

— Ou crime. Car les Agniers rient de nous, de notre crédulité, paraît-il. On s’étonne que nous ne percions pas le jeu de ces ambassadeurs qui reprendront leurs captifs sans remplir ensuite la moindre de leur promesse.

— Fais de la lumière autour de leur perfidie, n’est-ce pas Charlot ?

— Cela ne sera pas nécessaire. La confiance est détruite chez tous, maintenant. Nous céderons à la force, voilà tout. Aussi, il faut empêcher les représailles dont souffriraient tous nos Français en captivité chez nous.

— Charlot, comme je vais prier pour toi !… et pour mon mari. Ramène-le, je t’en supplie. Je vais lui écrire un mot de nouveau. Il aurait pitié de moi, j’espère.

— Pauvre Perrine ! Comme tu es changée, et toujours si triste !

— Je vais compter les jours. Tu pars aujourd’hui ?

— Ou demain matin, le vingt-sept. Je le préférerais. Je serai de retour le deux juillet, avec… André…

— Ce sera le bonheur !… Je vais tout préparer… Charlot, ne dis pas à ta petite Lise que tu pars… pas avant demain matin, en tout cas. Elle s’est endormie, puis réveillée en pleurant tout à l’heure. Elle t’appelait sans répit. Elle peut encore se réveiller.

— Ma pauvre mignonne ! C’est toute Lise, si aimante, si tendre, si caressante, qui revit en elle ! Et Pierrot ?

— Il la consolait. : « Petit Père se tire toujours de toutes les vilaines affaires, expliquait-il. Il est plus brave, tu le sais, que cent, que mille Iroquois féroces… Dors, ne pleure pas. J’ai sommeil, moi. »

— Au moins, mes petits, se souviendront avec honneur de leur père, dit à mi-voix Charlot.

Perrine ne l’entendit pas. Elle se hâtait de réunir les objets essentiels au court voyage. La malle fut vite prête. Un moment Perrine disparut. Quand elle revint, elle tenait à la main une petite feuille repliée.

— J’accomplis ma promesse. Tu m’as demandé un mot affectueux pour André. C’est fait. Je le glisse en sûreté dans tes bagages.

Charlot, soudain se trouva près de sa sœur. Sa physionomie paraissait bouleversée. Interdite, Perrine saisit sa main.

— Charlot, qu’as-tu ? Parle ! Tu me fais peur.

— Ma pauvre sœur !… Ce mot affectueux… est inutile, maintenant.

— Que dis-tu ?

— André…

— Eh bien ?…

— André est…

— Tu me tortures. Il est mort ? Oh ! mon Dieu !… Et Perrine porta en gémissant la main à son cœur.

— Non ma sœur. Il vit. Mais il ne vaut guère mieux pour l’instant. Ses blessures sont graves. Comme à l’ordinaire, les sauvages l’ont frappé à la tête. Il a été la victime choisie par eux dans un combat récent.

— Comment sais-tu cela.

— Deux messagers hurons, de Québec, sont débarqués ce midi. J’ai causé avec eux au sortir de l’assemblée. Naturellement, leurs explications ont besoins d’être complétées…

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit ces choses pénibles tout de suite ?

— Perrine, j’aurais voulu reculer encore le moment de tout t’apprendre. Quelle nuit tu vas passer !… Mais, vois-tu, demain matin, nous ne disposerons que de peu de temps, puis les enfants seront là…

— Tu as tort, Charlot, de m’avoir épargnée ainsi… Je t’en prie, aie confiance dans mon courage, dans ma volonté de rester debout, auprès de ceux que j’aime, quoi qu’il leur arrive… Charlot, tu me caches encore quelque chose… De Grâce !

— C’est que si ces sauvages avaient mal rapporté les faits ?

— Dis toujours.

— D’abord, sache, que là-bas, à Québec, le deuil est profond, général. On déplore la mort du bon Sénéchal, Jean de Lauson, et de sept de ses compagnons, alors qu’il volait, avec eux, au secours de son beau-frère Couillard de l’Espinay, qu’il croyait, à tort, pris par les Iroquois dans sa maison à l’île d’Orléans…

— Les pauvres malheureux, souffla tout bas Perrine.

— La nouvelle de cette fin tragique, rapportée par celui-là même qui en était la cause inconsciente, et qui avait été le premier à entendre au loin le bruit des terribles décharges, et à accourir sur les lieux, consterna tous les Québécois et fut même regardée comme une calamité publique. Québec ne voit pas si souvent que Montréal de ces horribles massacres.

— Quand ce funeste combat a-t-il eu lieu ?

— Le 22 juin il y a cinq jours à peine. Avec sa bravoure ordinaire, tu te la rappelles comme moi, Perrine, le Sénéchal a défendu chèrement sa vie. « On le trouva, m’a-t-on appris, les bras tout meurtris et tout hachés des coups qu’on lui avait donnés »[1]. Mais que pouvait-il, lui et ses sept compagnons contre quatre-vingts Iroquois, solidement retranchés derrière un roc énorme.

— Mais… André ?… Il n’en était pas ?

— Non, alors son cas, héroïque lui aussi mais isolé, fit qu’on l’oubliât, avec sa détresse… guérissable celle-là au moins.

— Où est en ce moment mon mari ?

— Perrine, n’aies pas ces yeux dilatés et horrifiés… André vit, je te l’ai dit tout à l’heure.

— Où l’a-t-on conduit ?

— Mais à l’Hôtel-Dieu. On l’a arraché à la mort, certes… en cet endroit béni.

— Il y a longtemps que ce… ce malheur est arrivé à André ?

— Quinze jours, m’ont dit les sauvages.

— Et c’est tout ?

— Non, Perrine, hélas !

— Alors, dis tout de suite.

— Une hémorragie cérébrale s’est déclarée, c’est du moins, ce que je devine d’après les récits imagés des Hurons et André lorsqu’il a repris conscience plusieurs jours après avait perdu toute mémoire de ce qui s’était passé… Et non seulement la mémoire de son douloureux état, mais de tous les événements de ces dernières années, il appelle sans cesse Lise, la croit vivante. Il m’appelle aussi…

— Et moi ?… Moi ? Dis-moi bien tout Charlot. Je souffre… mais me taire la vérité me torturerait plus encore.

— Eh bien il… il défend à tous de te laisser approcher… Car il croit que tu le détestes, que tu le hais même…

— Mon Dieu ! Et Perrine en chancelant vint s’abattre sur un fauteuil. Elle était demeurée debout jusque là, marchant au hasard, parfois, dans la pièce. Charlot, appuyé sur la cheminée, la suivait avec inquiétude des yeux. Tout de suite il courut près du fauteuil en voyant sa sœur s’y jeter. Il se glissa aux pieds de la jeune femme.

— Perrine, qu’allons-nous faire ?… Vois, je veux t’obéir. J’ai confiance en ton courage, en ton jugement si net, si prompt.

— La place d’André est ici auprès de moi. Peu importe les torturantes divagations à mon égard, répondit Perrine en se raidissant toute.

— Écoute, ma sœur, j’ai consulté un moment, en compagnie du cousin Souart, qui est un excellent docteur, tu le sais, notre chirurgien Étienne Bouchard. Il a vite compris le cas particulier d’André. Cela arrive assez souvent, ici, avec cette manie qu’ont les Iroquois de toujours nous frapper à la tête. Il recommande de ne pas contrarier les désirs de notre malade et de compter sur une guérison certaine au bout de quelques semaines, ou de mois, car cela dépend des soins reçus. Un choc, une grande émotion peut toujours hâter le retour à l’état normal.

— M. Bouchard peut avoir raison… Non, il a raison, je le sais. Mais je passerai outre, Charlot. André sera soigné ici… et par moi seule.

— Perrine, comme tu t’exaltes !

— Peut-être, mais les choses se passeront ainsi, dussé-je emporter moi-même mon pauvre blessé jusqu’ici.

— Calme-toi, ma sœur !

— Ne confonds pas. Être résolue n’empêche pas le calme de l’âme, mon pauvre ami.

— Mais si André ne peut supporter sans danger l’émotion de te voir autour de lui ?

— Laisse-moi trouver la solution de ce problème… Déjà un projet m’a fait tressaillir toute…

— Lequel ?

— Tu le sauras à ton retour. Quand tu auras ramené ici, tu entends, ici, mon pauvre mari, alors… tu en jugeras et prononceras avant que j’en tente l’essai.

— Et si tu échoues ?

— La Providence ne le permettra pas. Aie confiance, toi aussi, Charlot. Et maintenant… retirons-nous. Regarde l’heure !

— Prenons tous deux un cordial avant de nous quitter… Je vais le préparer. Appuie-toi en attendant au dossier de ce fauteuil. Tu es bien pâle, Perrine.

— Bien. Hâte-toi n’est-ce pas ?

— Oui, oui.

Le lendemain du départ de Charlot, il y eut un peu de brouhaha dans la maison. Perrine se hâtait de faire les préparatifs nécessaires. Avec l’aide d’un ouvrier de Ville-Marie, elle aménagea un coin de la grande salle d’entrée, de façon à former une nouvelle chambre, assez spacieuse. Elle voulait s’y retirer dès l’arrivée de son malade et demeurer ainsi à portée de la voix. Il avait été entendu, entre Charlot et elle, que le capitaine de Senancourt serait installé dans la chambre de Charlot. Son frère avait ajouté en riant : « Je camperai, moi, tout près. Manie de soldat. Elle me plaît toujours. »

— Non, mon frère, lui avait répondu Perrine d’une voix ferme. Tu prendras ma chambre. Durant ton absence, je vais me préparer un coin dans la salle où nous nous réunissons. Je m’y logerai.

— Que ce coin soit confortable, sinon, tu n’y entreras point, je te le jure, ma sœur.

Perrine veillait donc à ne point décevoir son frère à ce sujet. La tâche lui fut d’ailleurs facilitée par Manette, qui conduisait et surveillait l’ouvrier, avec une constance sans merci.

Manette, à un certain moment, eut besoin de l’avis de Madame de Senancourt. Elle frappa à la porte de la chambre de celle-ci. Aucune réponse. Elle se rendit dans la pièce des enfants. La jeune femme ne s’y trouvait pas davantage. Les enfants faisaient leur sieste du midi et dormaient tous deux à qui mieux mieux. Manette referma avec satisfaction la porte. Avec assurance, elle se rendit à l’appartement de Charlot. Elle frappa. Sur l’invitation de la jeune femme, elle entra vivement. Elle recula, surprise, émue.

— Madame… que faites-vous là ? J’ai cru, en vous voyant, que… que…

— Qu’est-ce que tu as cru, Manette ? Et la jeune femme, se retournant, fit face en souriant à la bonne Normande, qui poussa cette fois un cri, et porta la main à son cœur.

— Madame Perrine… Ah ! comme vous ressemblez à Madame Lise… Est-ce elle !… Est-ce vous ?… En vous apercevant… tout à l’heure, oui, oui j’ai cru qu’elle était revenue d’entre les morts… pour… pour un peu nous consoler… Oh ! Madame, comment avez-vous fait ?… C’est à s’y tromper.

— Approche-toi, ma bonne Manette. Tiens, regarde cette robe. Lise la portait, l’année qui précéda sa mort. Regarde ces bijoux. Ce sont les siens. Et ma coiffure ? J’ai relevé mes cheveux de la même manière que ma belle-sœur… Alors, tu crois… tu crois qu’on peut s’y méprendre ? demanda Perrine avec une anxiété véritable.

— Oui, Madame. Et pour peu que la chambre soit sombre, et que vous parliez bas, ce sera vraiment à croire que Madame Lise est ressuscitée…

— Tu me causes une satisfaction bien profonde, Manette…

— Mais, Madame, interrogea alors Manette abasourdie, pourquoi vous amusez-vous à des choses si tristes ?… Car, je vois, oui, je vois tous les coffres de Madame Lise grands ouverts…

Perrine se glissa soudain près de la Normande. Elle saisit sa main.

— Manette, dès qu’André, mon mari, sera de retour, Lise reviendra auprès de son frère, en… en ma personne.

— Madame, Madame, bien vrai, fit Manette, en s’essuyant les yeux ; Ah ! c’est… le ciel… pour sûr, qui vous a inspiré cela…

— Vois-tu, André réclame sa sœur, paraît-il, et il ne veut pas me voir. Eh bien, grâce à cette transformation, que tu vas m’aider à rendre encore plus saisissante, car tu as connu ma belle-sœur depuis l’enfance, André, mon mari, verra sa sœur auprès de lui, oui, mais ce sera sa femme. Ce sera moi qui le soignerai, avec quelles attentions, tu le devines, bonne Manette.

La Normande ne répondit pas. Elle pleurait, tout en s’empressant d’aider Perrine, qui remettait tout en place.

— Écoute, Manette, tu vas me promettre le secret sur tout ceci ?

— Et votre frère ?

— Voyons, tu sais bien qu’il faut que je mette Charlot à l’épreuve. Je ne puis, hélas ! lui épargner cela… S’il se méprend comme toi, cette fois, je serai sûre que mon pauvre mari acceptera, pour le soigner, à la fois sa sœur Lise et sa femme Perrine. Et Charlot me pardonnera, car, malgré son émotion, il conviendra que c’est André et sa guérison qui importent seuls, en ce moment.

— Madame Perrine, nous prierons d’ici là, pour que tout réussisse… Vous méritez d’être heureuse, oh ! oui… Et tout de suite. Car vous n’en pouvez plus. Si vous croyez que je ne vois pas vos pauvres yeux gonflés le matin.

— Chut ! Manette. Il faut ne rien voir, ne rien entendre, je t’assure.

Il y avait maintenant cinq jours que Charlot était parti. Perrine commençait à s’inquiéter. « André ne se trouvait pas en état de faire le voyage, sans doute », se disait-elle. Elle se rendait chaque après-midi auprès de Mademoiselle Mance, à l’Hôtel-Dieu. Elle l’avait mise au courant de ses projets, heureuse de la voir les approuver. Puis, que de détails à connaître afin d’assurer au plus tôt la convalescence du capitaine de Senancourt. Mademoiselle Mance, encore plus que les trois Mères venues de France pour la remplacer, avait une admirable expérience, acquise auprès de combien de soldats blessés, de victimes des Iroquois !

— Il faudra être patiente, ma pauvre enfant, recommandait surtout l’infirmière. Ces blessures à la tête causent de si étranges désordres, parfois. Et c’est lent à guérir.

— Je ne manquerai pas plus de patience que d’adresse, grâce à vous, Mademoiselle. Viendrez-vous parfois juger de la valeur de mes soins ? Quelle consolation, quel encouragement ! Voulez-vous ?

— Oui, ma chère Perrine.

— Mademoiselle Mance, si maintenant, nous montions au clocher ? On voit d’assez loin sur le fleuve… J’ai le pressentiment que mes voyageurs approchent.

— Montons. Mais si vous êtes encore déçue, il ne faudra s’en prendre qu’à vous, Perrine.

— Oh ! vous savez en tout cas que je ne m’en prendrai jamais à vous… Je vous dois tant… Je soignerai mon mari… avec quels espoirs de le guérir, aidée de vos conseils, avec l’appui de votre science.

Mademoiselle Mance regarda l’heure. Elle s’exclama.

— Sept heures de relevée !… Ma bonne petite, il faut vite vous en retourner et renoncer à aller scruter notre Saint-Laurent… Soyez généreuse… Tenez, voici deux soldats du Port. Je les appelle. Ils vous reconduiront. Mais… comme ils ont l’air de se hâter… Ils n’entendent rien… Sortons. Guettons d’autres promeneurs…

— Mademoiselle, oh ! regardez… regardez ! D’autres soldats quittent le Fort et appellent leurs compagnons… Il y a sûrement quelque chose d’arrivé…

— Perrine, mes yeux sont moins bons qu’autrefois… Dites-moi, est-ce le capitaine de Bellêtre et le secrétaire de M. de Maisonneuve, M. de Brigeac, que je vois, descendant notre pente ?

— Oui, ce sont eux.

— Faites un signe. Je vais les questionner…

— Capitaine, dit Mademoiselle Mance à l’officier distingué, M. de Bellêtre, qui s’approcha à grands pas d’elle, Capitaine, qu’est-ce qu’il y a donc ? Les soldats du Fort viennent de sortir en hâte ?

— Une barque et trois canots seront ici dans une demi-heure, paraît-il, on les a aperçus…

M. de Bellêtre s’interrompit. Il venait d’apercevoir Perrine, qui s’était retirée un peu en arrière. Il vit la jeune femme devenir toute pâle, toute saisie, et s’appuyer même au bras de Mlle Mance.

— Pardon, Madame, j’aurais dû employer quelques ménagements… mais je ne vous croyais pas à l’Hôpital. Vous attendez avec anxiété votre mari, n’est-ce pas ?

— Ne vous troublez pas, capitaine, ma Perrine est émue, mais pas plus qu’il ne faut. Je connais son énergie… Elle égale certes la tendresse de son cœur.

— Madame Perrine, pria Claude de Brigeac, un mince et grand militaire, aux yeux mélancoliques, permettez-moi de vous escorter jusqu’à la grève… Vous savez combien j’estime votre mari… Je serai heureux d’aider à Charlot à le transporter à la maison…

— M. de Brigeac, je préfère revoir mon mari chez moi, dit Perrine la voix basse et tremblante… Je ne puis, non, je ne puis accepter de le retrouver malade, inconscient peut-être, en face de tant de témoins… Veuillez me pardonner… je…

— Tu as raison, mon enfant, approuva Mademoiselle Mance, en pressant avec tendresse contre elle la jeune femme défaillante.

— Brigeac, reprit le capitaine de Bellâtre, allez vite reconduire Madame de Senancourt chez elle. C’est tout près d’ici. Revenez ensuite me trouver au Fort, dans la chambre du gouverneur. Nous descendrons tous ensemble sur la grève.

— Va, Perrine, va, fit Mademoiselle Mance. Prépare bien tout… Ne pense pas. Occupe-toi… Courage !… Confiance ! Tout ira bien, crois-moi. Demain, de très bonne heure, j’irai voir le malade et sa vaillante infirmière… Perrine, pas de larmes. Voyons… Oh ! je sais que ton émotion a de quoi te bouleverser. Bien, c’est mieux ainsi… M. de Brigeac va avoir raison de ta nervosité. Il veut trop que son ami Senancourt trouve en toi à la fois de la tendresse, de bons soins et une vigilance et un calme incessants… Tu dois, seule, l’en envelopper, souviens-toi… petite, au revoir, à demain.

Une heure plus tard, l’on débarquait le malade à moitié inconscient, ayant près de lui Charlot, qui veillait à tout. Celui-ci, dès qu’il s’était senti le pied sur la grève, s’était informé de sa sœur. Manette, s’approchant, avait prévenu le capitaine Le Jeal que Madame de Senancourt préférait revoir son mari chez elle. « Oh ! elle est bien triste, Madame Perrine… bien fatiguée de vous attendre depuis déjà cinq longs jours »…

Charlot n’avait rien répondu. L’explication était plausible. Sa sœur retardait l’instant émouvant… Puis, elle avait peut-être craint quelques dures paroles d’André, en l’apercevant… Le blessé persistait dans son refus de ne pas voir Perrine près de lui.

Avec quels soins, dans quel profond silence on avait transporté, sur un brancard improvisé, le capitaine de Senancourt. Il divaguait un peu maintenant. Il portait sans cesse la main à sa tête enveloppée de bandages.

À quelques minutes de la maison, Pierrot et Lise parurent et coururent se jeter dans les bras de leur père. La petite Lise refusa de se séparer de son papa. Elle le tenait bien serré par le cou ; Charlot chemina donc avec son cher fardeau ; l’enfant gazouillait.

— Petit Père, il y a une surprise qui t’attend à la maison… J’ai promis de ne rien, rien dire… Je l’ai promis à maman…

— Qu’est-ce que tu dis ? fit Charlot en tressaillant.

— Chut ! Lise. Il ne faut pas raconter que nous avons… tu sais quoi… Tais-toi, oh ! tais-toi, Lise, supplia son petit frère.

— Oui, oui, Pierrot, mais je voulais seulement apprendre à mon papa chéri qu’il a deux Lise maintenant à aimer à la maison…

— Deux Lise ? reprit Charlot. Mais, ma petite fille, je le sais. Il y a toi… et… il y avait ta jolie maman, partie si vite pour le Ciel.

— Alors, petit père, s’écria la petite en battant des mains, cela fera trois Lise. Ma vraie maman, moi, et…

— Veux-tu te taire, bon, voilà que tu vas le dire encore. Tu as la langue longue, longue, longue… interrompit Pierrot. Tu es vilaine, très vilaine de parler ainsi.

— Mais que veulent avouer ces enfants, Manette ? Je ne comprends rien à cette convention. Y aurait-il quelque chose de nouveau à la maison ?

— Non, Monsieur le Capitaine, il n’y a rien. Il y a toujours la peine de Madame Perrine… et son désir de soigner elle-même M. André.

— Aussitôt mon beau-frère installé, j’irai causer avec Perrine… Nous jugerons de ce qu’il y a à faire… Ma pauvre sœur, quels jours pénibles. Pas plus qu’à moi, l’amour ne lui est favorable, n’est-ce pas ?

— J’ai l’assurance que tout finira par s’arranger pour Madame Perrine… Elle a un si grand cœur et une… une si bonne tête, allez !

— Tandis que moi, n’est-ce pas ? fit Charlot en souriant.

— Oh ! M. le capitaine, je n’ai voulu dire rien de cela.

— Je le sais, Manette… Tenez, nous voici à destination. Ma petite chérie, dit Charlot à sa petite fille en l’embrassant, tu vas suivre Manette au jardin, tandis que nous irons installer avec grand soin le pauvre oncle André. Dans une heure, j’irai te retrouver sous les arbres.

— C’est long, une heure ? demanda la petite.

— Non, mignonne.

— Alors, je veux bien. Prends-moi, Manette.

— Petit Père, pria Pierrot, voulez-vous de moi, pour les petits messages ? J’aimerais tant vous aider.

— Demain, Pierrot, tu nous aideras. Il y aura beaucoup à faire. En attendant, suis Manette et Lise pour me faire plaisir. Tu veux ?

— Oui, papa. À tout à l’heure. Oh ! voici M. le Chirurgien… M. Bouchard.

— Allons, allons, éloignez-vous, mes chéris.

Un quart d’heure plus tard, Charlot, voyant le malade confortablement couché et pris de sommeil, grâce à une ponction calmante du médecin, qui s’installait pour un quart d’heure encore près du malade, sortit doucement de la chambre et se dirigea vers la nouvelle pièce que Perrine avait aménagée. Manette l’arrêta au passage.

— Qu’y a-t-il, Manette ? demanda Charlot surpris. Les enfants ?

— Non, non, Monsieur, ils sont toujours au jardin, sous la surveillance de votre bon Huron. Il est tout heureux de les retrouver.

— Alors ?

— M. le Capitaine, prenez ce petit cordial. Depuis votre arrivée, vous n’avez pas songé à vous un seul instant. Vous me semblez bien las.

— Vous avez un cœur délicat, Manette. Donnez, je prendrai tout ce que vous voudrez, ne fût-ce que pour vous faire plaisir.

— Bien… Vous êtes bon, M. le Capitaine, fit Manette avec satisfaction. Et maintenant, je suis tranquille, vous pouvez entrer chez Madame Perrine.

— De quel air étrange vous me dites cela, ma bonne, mais ce retour a été émouvant, vous le ressentez. À tout à l’heure. Vous m’aiderez à organiser les soins pour la nuit.

— Avec bonheur, M. le Capitaine, si… mais sa voix ne parvint pas jusqu’à Charlot, si… Madame Perrine le permet !

Charlot frappa deux fois avant d’entendre une voix lointaine lui répondre et l’inviter à entrer. Il pénétra avec circonspection dans la chambre. Il chercha des yeux sa sœur, étonné de ne pas la voir s’empresser à sa rencontre. Puis, comme la pièce était sombre ! Le crépuscule venait rapidement. Il était tout près de la demie de huit heures…


Mon Dieu !… qui êtes-vous ?… Lise ! Et Charlot, se voilant les yeux, s’effondra sur le divan.

— Perrine, où es-tu donc ? Je croyais que tu serais heureuse de… Ah !… cria soudain Charlot… Mon Dieu !… qui êtes-vous ?… Lise !… Et Charlot, se voilant les yeux, s’effondra sur le divan… Lise ! Oh ! Lise ! prononça-t-il encore d’une voix étouffée… Puis, un sanglot rauque lui monta à la gorge. Il tendit soudain les bras : « Ma Lise ! » cria-t-il encore. Perrine courut se jeter à ses pieds. Elle l’entoura de ses bras.

— Pardon, Oh ! pardon, mon frère chéri, de la douleur que je te cause… Mais il fallait que j’essaie auprès de ton cœur, où vit toujours le grand souvenir de Lise, de la vertu de mon subterfuge… Car, si je ne pénètre pas sous les apparences de Lise auprès de mon mari, il ne consentira pas à se laisser soigner par moi. Et il faut que je le soigne, moi, sa femme, qui l’aime si profondément, uniquement, tu le sais, n’est-ce pas, Charlot ?… Mon frère, aie pitié, pardonne-moi ce secret… Vois-tu, maintenant, je suis calme, assurée… Si tu t’es mépris un instant, toi, qui es bien portant, notre malade sera tout à fait dupe, n’est-ce pas ? Charlot, réponds-moi ?

— Ma pauvre sœur, dit, enfin Charlot avec effort, je ne t’en veux que pour une chose. Tu as parlé trop tôt… Oh ! quel émoi j’ai éprouvé durant quelques secondes… Lise, ma Lise, elle était là… comme autrefois… Que c’est cruel la mort, quand on s’aime comme nous nous aimions.

— Charlot, tu comprends alors que je veuille user de tous les moyens pour guérir André. Nous aussi, nous nous aimons… sans nous l’être jamais dit… du moins pour ma part… Charlot, tu vas m’aider pour cette première entrevue ? Je veux entrer appuyée sur toi… Crois-moi, j’ai besoin de sentir ton cœur près du mien. Si j’allais faillir !

— Non, Perrine. Ton dévouement, l’ingéniosité de ton esprit…

— De mon cœur, interrompit Perrine. C’est une femme qui aime, mon frère, qui défend son bonheur par tous les moyens possibles.

— Te sens-tu le courage de venir tout de suite près d’André ? Je suis prêt pour ma part.

— Oui, Charlot, allons.

— Prends un cordial, fit le jeune homme, avec un pâle sourire. Ah ! je comprends maintenant pourquoi Manette semblait si anxieuse à mon sujet. Le voyageur fatigué ne lui paraissait pas en état de subir un choc aussi violent. Elle était au courant, n’est-ce pas ?

— Dis encore que tu me pardonnes, Charlot ?

— Oui, oui. Et mes petits ? Leur conversation mystérieuse de tout à l’heure prend tout son sens. Ma mignonne petite fille m’a dit : tu auras trois Lise à aimer maintenant… C’est vrai. Et tu veux donc que mes enfants t’appellent maman ?

— Il le faut, Charlot, pour quelque temps, du moins.

— Je ne m’y oppose pas, voyons. C’est tellement une mère qu’ils ont en toi… qu’ils auront toujours, j’espère, ajouta Charlot, en soupirant.

— Viens, Charlot, j’ai hâte de revoir mon mari… que je ne quitterai plus ensuite.

En entrant sans bruit dans la chambre, Perrine et Charlot virent le médecin penché tout près d’André de Senancourt, qui balbutiait des mots incohérents. Le médecin se retourna. Il ne put retenir une sourde exclamation à la vue de Perrine. Charlot mit un doigt sur sa bouche, en regardant vers le lit.

Le malade s’agita. Il ouvrit les yeux. Il appela Charlot.

— Je suis près de toi, André. Que veux-tu ?

— Où… suis-je ?

— Tu ne reconnais pas cette chambre ?

— Non.

— Tu es à Ville-Marie, chez moi.

— À Ville-Marie, chez toi ?

— Oui, et tu reposes dans ma chambre.

— Bien vrai ?

— Regarde partout.

— Non, ce n’est pas ta chambre, non, non.

— André !

— Si c’était ta chambre, Lise serait là… Lise, je veux Lise… Elle seule peut me guérir… Lise !

— André, je suis là ! dit soudain une voix lente, douce, basse. Et Perrine se glissa à genoux près du lit.

Le malade regarda un moment la forme prostrée, puis recommença à gémir et à appeler Lise. Alors, Perrine se relevant vint entourer le malade de ses bras. Elle embrassa avec tendresse son front. Elle colla un moment sa joue trempée de larmes près de la figure d’André. Le malade, soudain, eut un faible sourire. Il promena ses doigts sur les cheveux de Perrine. Celle-ci se saisit de sa main, la baisa, un geste coutumier de Lise, elle le savait.

— Enfin… Lise… tu es près de moi… Ne me quitte plus, je t’en prie… murmura André.

— Jamais, André. Je viens te guérir.

— Pourquoi ?… Je suis si malheureux. La mort…

— Tais-toi, ne parle pas ainsi. Je ne puis vivre sans toi, ne le sais-tu pas ?

— Tu as… Charlot !

— Il ne vient qu’après toi dans mon cœur. Et il le comprend.

— On dit cela, Lise, à un malade…

— Il faut te reposer. Tu as trop parlé déjà.

— Tu ne partiras pas… si je dors ? J’ai… peur !

— Je ne te quitterai plus jamais, je te l’ai dit.

— Tu es bonne… et… si belle, Lise, plus… qu’autrefois… Et puis…

— Dis ce que tu désires. Et puis ?

— Lise, ne laisse pas ta belle-sœur entrer dans la chambre… Je ne veux pas la voir… Elle m’a tant fait souffrir… Je voudrais… je voudrais…

— Qu’est-ce que tu voudrais, mon André chéri ?

— La haïr ! Haïr Perrine, qui me torture… qui ne peut pas m’aimer.

— Oh ! tu es cruel… Ne parle pas ainsi. Promets-moi que tu la reverras. Elle est bonne, délicate… Elle se sacrifiera.

— Non, non, Lise, je ne hais point Perrine… je ne le puis pas… je l’aime… et… je suis malheureux, oh ! si malheureux… Oui, reste ainsi, tout près de moi… garde ma main… quand tu étais petite, c’était moi qui prenais la tienne quand tu voulais… dormir… Ma tendre petite sœur !… Lise… reste… ne… me quitte…

Ces derniers mots sortirent avec difficulté, ainsi que de faibles souffles, puis le malade tomba dans un sommeil profond. Il avait sur les lèvres presque l’esquisse d’un sourire.

Le médecin regardait le blessé avec attention, puis se tournant, il dit à Charlot :

— Tout va bien. Ce sommeil va être réparateur. Mais, mon ami, veillez sur votre sœur. Je vais lui prescrire quelque chose de tonifiant afin que ces émotions ne la rendent pas malade. Préparez-lui tout de suite, en attendant, mais là, tout de suite un cordial très énergique. Vous m’entendez ? Oh ! nos femmes de Ville-Marie, ajouta-t-il plus bas, quels êtres de courage et de tendresse !

— J’y vais, docteur, dit Charlot. Ma sœur a besoin, en effet, de refaire ses forces sans plus tarder.

Le médecin se pencha sur Perrine.

— Madame de Senancourt, ne restez pas agenouillée ainsi, le moins possible, en tout cas. Demeurez assise, ou étendue sur la chaise longue que je vois là-bas, et cela chaque fois que le malade dormira aussi profondément qu’en ce moment. Il faut m’obéir, Madame, n’est-ce pas ? Vous voulez, je suis sûre, que vos soins durent. C’est le seul moyen.

— Je vous obéirai, docteur.

Et Perrine, se relevant, prit le fauteuil près du lit, s’y adossa, ferma les yeux, mais sans quitter la main de son mari. Elle prit le cordial que Charlot lui apporta. Puis, elle fit signe en souriant qu’on la laissât seule avec son malade endormi.

  1. Historique. Voir la Relation de 1661.