Le château de Beaumanoir/19

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Mercier & Cie (p. 121-125).

XX

AUX URSULINES.


Le lecteur ne pourra s’imaginer la joie qui envahit son âme, quand Claire apprit par Dorothée que son père devait la vie à Louis Gravel. Et pourtant n’allait-elle pas le perdre à tout jamais pour accepter un mari d’avance exécré ?

L’ébranlement nerveux, les émotions que la jeune fille avait subies depuis quelques jours, déterminèrent une fièvre cérébrale qui faillit l’emporter.

On se fit un devoir de cacher son état à son père qui ne l’apprit que quand le danger fut complètement disparu.

Sa jeunesse et sa forte constitution triomphèrent du mal cependant, et deux semaines après l’accident, le docteur Arnoux, qui, avait défendu toute émotion vive jusque là, lui permit de recevoir quelques amies.

Mais la convalescence devait être longue, ce qui força M. de Godefroy, à la rage de Bigot et à la grande joie de la jeune fille, d’ajourner son mariage indéfiniment.

— Courage, mon enfant, disait Dorothée ; quelque chose me dit que M. Bigot va faire mentir le proverbe : différer n’est pas perdu ! Et la jeune fille souriait avec espoir et bonheur.

— Les bonnes sœurs, reprenait la vieille nourrice, qui sont si heureuses de vous avoir au milieu d’elles, m’assurent que vous en avez pour deux mois au moins. D’ici là, il peut se passer tant de choses.

— Et…tu n’as pas de nouvelles à me donner de mon père aujourd’hui ?

— Je l’ai vu ce matin…et une autre personne aussi.

— Qui donc ? fit la jeune fille en tressaillant de plaisir sachant bien quelle était cette autre personne.

— À part quelques douleurs et la privation de vous voir, il est très-bien, votre cher père, chez M. Bigot, qui le dorlote.

— J’en suis bien heureuse.

Et la jeune fille resta silencieuse attendant que Dorothée prononça un autre nom.

— Ah ! petit masque, reprit celle-ci en la câlinant, vous voudriez bien que je vous donne aussi des nouvelles de quelqu’un qui vous intéresse plus que votre père en ce moment.

— Dorothée…

— Mais vous êtes trop dissimulée pour me le demander. Eh ! bien, je me tais.

— Ma bonne Dorothée, je t’en prie ! lui à qui nous devons tant de reconnaissance ! Dis-moi au moins s’il est bien…

— Oh ! il se porte comme le château St-Louis.

— Est-il venu demander de mes nouvelles ?

— Tous les jours et même plusieurs fois par jour, les premiers temps de votre maladie, si bien que la tourrière a été obligée de le mettre à la raison.

— Ce cher Louis ! se dit tout bas la jeune fille. Une religieuse entrait en ce moment portant une lettre dans sa main. S’approchant de Claire :

— Ma chère, lui dit-elle, vous n’êtes ici que par accident, comme notre hôte, vous n’êtes nullement obligée de suivre la régle qui n’existe pas pour vous. Je puis donc vous remettre cette lettre apportée par un jeune militaire. Il attend la réponse.

Claire rompit le cachet et lut :


Claire, mon adorée.

« Depuis quinze jours, je ne vis plus. Mon existence a été en quelque sorte liée à la vôtre, car si vous m’aviez été enlevée, bien sûr, je ne vous aurais pas survécu.

« Maintenant que vous voilà sauvée, que, bientôt, vous pourrez aller rejoindre votre père, on va reprendre sans doute les négociations de votre odieux mariage interrompues par votre maladie.

« Claire, si vous m’aimez, dans votre intérêt, pour votre bonheur comme pour le mien, il faut que je vous vois, que je vous parle.

« Si vous avez confiance en moi, si vous voulez vous sauver, accordez-moi quelques minutes d’entretien. Je vous le demande au nom de notre amour, au nom de votre mère, et si vous me refusez, je vous accuserai d’être ingrate et de ne m’aimer pas.

« J’attends votre réponse, »
« Louis Gravel. »

— Lisez, dit Claire en passant la lettre à la religieuse.

— Consentez-vous à voir ce jeune homme ?

— Oh ! sans doute, car il s’agit de questions les plus graves.

— Je vais en conférer avec la mère supérieure. Mais croyez-vous être assez forte pour ?…

— Oh ! oui. Du reste vous m’aiderez à me rendre au parloir.

Un instant après, la supérieure vint prendre Claire pour la conduire au parloir, mais à la condition cependant qu’une religieuse resterait à quelque distance pendant l’entretien.